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La classe dirigeante libanaise a depuis longtemps épousé une philosophie du pouvoir qu’on pourrait résumer à l’expression « les affaires continuent ». Mais qu’en est-il de ses citoyens ?
« L’injustice s’ajoute à l’injustice : l’échec du Liban à enquêter sur les crimes de guerre israéliens ». Tel est le titre du dernier rapport publié par Badil, un institut de recherche libanais qui propose une approche alternative en matière de plaidoyer politique.
À ma grande honte, en le lisant, je me suis surprise à rire aux éclats. Pour être honnête, mes rires visaient davantage l’État libanais que cette équipe de chercheurs et de défenseurs des politiques publiques. Mais je ne peux nier que leur sérieux m’a semblé être une bizarre suspension volontaire de l’incrédulité. Encore une fois, à ma grande honte.
Exigez quoi que ce soit de vaguement sérieux de la part de la classe dirigeante libanaise, et vous risquez le ridicule. De toutes leurs réussites, je ne doute pas qu’ils conviendraient que celle-ci est, de loin, la plus belle. Réduire un peuple à un état d’esprit de résignation si profondément ancré qu’il nous rend réflexivement complices de notre propre impuissance n’est pas une compétence propre au Liban, mais ma remarque est en fait une subtile variation sur une évidence. Nous, Libanais, sommes plus que de simples complices de l’incompétence de l’État, nous en sommes des partisans actifs. Et donc des partisans actifs de notre propre incompétence.
Une imposture d’État engendre une imposture de peuple ! Et l’inverse est tout aussi vraie. Le Liban et les Libanais sont à la fois victimes et coupables de ce crime. À cause de cela, nous sommes complices d’innombrables autres injustices, y compris de notre passivité face à la pire d’entre elles : les crimes de guerre israéliens. C’est le dilemme des impuissants, nous disons-nous. Nous nous accommodons de ces difficultés, confondant notre résilience face à l’adversité avec ce qui n’est rien d’autre que le pardon de nos plus tristes échecs.
Nos élites, prêtes à prendre toutes les libertés, ont depuis longtemps adopté une philosophie du pouvoir qui peut être décrite par l’expression : « les affaires continuent ». Après les troubles civils, « les affaires continuent ». Au lendemain d’une crise financière et économique, « les affaires continuent ». Juste avant, pendant et après des guerres dévastatrices, idem. Il en va de même après le déferlement simultané de toutes ces calamités.

Même si nous sentons tous clairement qu’un complot se trame ailleurs en notre nom et à nos dépens, eux continuent à vaquer à leurs occupations comme si de rien n’était. Je pense à la menace d’un avenir encore plus sombre pour ce pays fracturé, poussé à signer un traité de paix avec Israël qui lui donnerait effectivement le contrôle de notre sud, de nos mers et de notre espace aérien. Et si ce n’est pas le cas, tant mieux pour les Israéliens, car nous sommes de plus en plus assiégés, divisés, petits et ignorés sur une carte qui nous représente à peine.
Dans ces circonstances désastreuses, les pairs du royaume se disputent les ministères, les postes et les contrats, ils se livrent librement à des querelles sectaires tout en s’accordant, devant et derrière les caméras, sur le partage du butin et de l’influence, et, avec une rapidité extraordinaire, ils forgent un consensus hermétique pour repousser même les plus superficielles corrections qui sont pourtant essentielles à la survie du système même dont ils dépendent pour leur richesse et leur pertinence.
Quels que soient la période, les acteurs et les réformes imposées sur le papier, tout cela est resté leur premier mode opératoire. Il est remarquable de constater que, même si le profil des dirigeants de ce réseau étroit mais élastique d’intérêts sectaires et commerciaux a changé au fil des générations et des crises, l’oligarchie elle-même est restée fidèle à ses excès et à ses addictions. Inévitablement, l’effet de cette dévotion délinquante à l’ordre des choses a eu exactement l’effet inverse pour nous tous. Avec le temps et la récurrence habituelle des crises — chacune plus absurde et tragique que la précédente —, nous sommes devenus de plus en plus ridicules en proclamant notre amour pour un Liban que nous savons être une pure invention.
Dans ce monde imaginaire, nous, le peuple, vivons et évoluons dans une constellation de bulles et de géographies. C’est une vie absurde, mais nous nous plions volontiers à sa logique. Je soupçonne que la plupart d’entre nous comprenne désormais que cela restera probablement notre mode d’existence. Et les précédents nous ont appris que l’avenir ne fera qu’accentuer sa dégradation.
Bien sûr, plus nous sommes privilégiés, plus nos mécanismes d’adaptation sont efficaces ; plus nous sommes défavorisés, plus nous devenons invisibles, tombant complètement hors de vue, au bas de l’échelle et dans un univers de statistiques déchirantes. Ironiquement, sans ces chiffres, beaucoup d’entre nous seraient naïfs quant aux répercussions tangibles de notre prétendue impassibilité.
Je ne sais pas qui a été le premier à couronner la résilience comme notre trait de caractère le plus brillant : nous, les Libanais, ou des étrangers admiratifs. La résilience, je m’empresse d’ajouter, non pas comme sumūd, dans la résistance à un statu quo inique, mais comme pragmatisme dans l’acceptation des inégalités qu’il contient. C’est peut-être la vie fougueuse qui semble toujours battre obstinément en nous alors que nous nous effondrons en enclaves rivales et en cités-États embryonnaires. Je l’ai déjà écrit : le Liban est une histoire de génie individuel et d’échec collectif. Mais si nous insistons pour célébrer nos efforts discrets dans cette colossale ruine communautaire, alors que ce soit en reconnaissant l’insulaire qui est en nous. Car c’est là ce que nous sommes vraiment : des habitants de petites vies sur de petites îles. Nous sommes dans les limbes depuis si longtemps que nous nous y sommes créé un petit espace agréable, nous y avons établi notre maison et nous avons décidé de l’appeler notre foyer.
Sur un autre sujet
Je reviens cette semaine sur l’émission Entitled Opinions de Robert Harrison, pour partager sa discussion avec Grant Dowling sur la philosophie de l’inaction. Beaucoup de mes compatriotes libanais pourraient trouver cela très instructif.
Vita activa et vita contemplativa ! Vous pensez peut-être que cette conversation est trop exigeante pour un week-end de détente, mais vous vous trompez.
traduit de l’anglais par Marion Beauchamp-Levet
La chronique bimensuelle d’Amal Ghandour, « This Arab Life », paraît tous les deux vendredis dans The Markaz Review, ainsi que dans son Substack, et est publiée en arabe dans Al Quds Al Arabi.
Les opinions publiées dans The Markaz Review reflètent le point de vue de leurs auteurs et ne représentent pas nécessairement celui de TMR.

