Abd el Kader au Mucem : une vision coloniale de l'Emir

11 juillet, 2022 -
Tableau du catalogue de l'exposition Actes Sud d'Eugène Fromentin - Halte pr`es d'Oran

 

La grande exposition de cet été au Mucem de Marseille est consacrée à l'Emir Abd el Kader, le grand résistant algérien contre l'invasion coloniale française. On pourrait y voir un signe de progrès dans la reconnaissance du caractère illégitime de l'entreprise coloniale. Il n'en est rien. Derrière sa beauté formelle se cache la même vision coloniale du "bon" rebelle algérien, par opposition aux "mauvais fellaghas" de 1954. L'exposition est visible jusqu'au 22 août 2022. Pour ceux qui lisent le français, le catalogue de l'exposition, publié par Actes Sud, contient des textes plus critiques que l'exposition elle-même.

 

Pierre Daum

 

Louis Jean Delton, portrait d'Abd el-Kader à cheval, 1865 (Archives nationales d'outre-mer, Aix-en-Provence © FR ANOM).

Pour sa grande exposition d'été, le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (Mucem) de Marseille a choisi de présenter la vie de l'Emir Abd el Kader (1808-1883), grande figure historique algérienne. Cette exposition, qui a ouvert ses portes en avril, a été unanimement saluée par la presse et les différents commentateurs.

Construite selon un ordre chronologique efficace, avec des tableaux, des épées et des manuscrits originaux assez bien mis en valeur, l'exposition ne souffre d'aucune imperfection formelle. De même, on ne peut que saluer l'intention du Mucem de mettre en lumière un personnage algérien aussi important mais peu connu des Français, et considéré par les autorités algériennes comme l'un des premiers héros de la résistance à la colonisation française.

Pourtant, à y regarder de plus près, on constate avec effroi que derrière la magnificence de la présentation réapparaît, sans aucune perspective critique, le même récit du " combattant acharné qui finit par se rendre et aimer la France ", construit par le colonisateur dès la " pacification " de l'Algérie. "

Petit rappel historique : Né dans une famille de l'aristocratie marabout algérienne dans l'ouest du pays, près de Mascara, Abd el Kader réunit plusieurs tribus sous son commandement en 1832, et mène une guerre de résistance pendant quinze ans contre l'envahisseur français. Il rend finalement les armes en 1847 en échange de la promesse d'un exil gratuit en Orient avec sa famille.

Quelques semaines plus tard, les autorités françaises se parjurent et l'emprisonnèrent avec sa famille (une centaine de personnes) d'abord à Pau, puis au château d'Amboise. Il y restera quatre ans, dans des conditions très dures (froid, humidité, malnutrition), avant d'être libéré à l'automne 1852 par le président Louis-Napoléon Bonaparte, deux mois avant que celui-ci ne se proclame empereur des Français.

L'Emir Abd el Kader s'exile ensuite en Turquie, puis en Syrie, où il passe 28 ans (de 1855 à 1883), avant d'y mourir, à l'âge de 74 ans. En 1966, le Président Boumediene fit rapatrier ses cendres pour une inhumation en grande pompe dans le "carré des martyrs" du cimetière d'El Alia à Alger.

L'exposition du Mucem ne diminue en rien la violence de l'armée française, évoquant même les massacres de civils algériens partisans d'Abd el Kader lors des "enfumades" menées selon la "doctrine Bugeaud" par les généraux Cavaignac et Pélissier en 1844 et 1845.

Le parjure français est largement documenté, tout comme les conditions de vie à Amboise : une archive nous apprend que sur les 94 personnes composant la cour de l'émir, 25 y sont mortes, dont une de ses épouses et deux de ses enfants. Puis vient la libération du malheureux prisonnier, après une courte visite de Louis Bonaparte à Amboise.

Un grand tableau de François-Théophile-Etienne Gide, Les chefs arabes présentés au prince président (1852), figure dans l'exposition, montrant Abd el Kader agenouillé devant le maître de France et lui baisant humblement la main. Un texte rédigé par les commissaires de l'exposition explique que l'émir, plutôt que de partir immédiatement pour le Moyen-Orient, a décidé de se rendre à Paris pour remercier le prince français de sa magnanimité. Il n'y a pas d'autre explication, comme s'il était naturel que ce chef rebelle trahi, indûment emprisonné, qui a vu un quart de sa famille et de ses partisans mourir de faim et de maladie dans les salles glaciales du château d'Amboise, dont des milliers de partisans ont été "enfumés" sur ordre des généraux français, décide de retarder son installation hors du pays de sa prison pour venir baiser humblement la main du chef de l'Etat ennemi.

L'émir a-t-il été victime d'un syndrome de Stockholm avant l'heure ? Ou bien y a-t-il eu une négociation secrète entre lui et le président Bonaparte dans laquelle, en échange de sa liberté (et d'une pension annuelle de 100 000 francs, nous apprend un fac-similé du Journal illustré de 1852), il s'engageait à aider ce dernier à se construire une image de puissance et de bonté utile pour son coup d'État institutionnel organisé deux mois plus tard - et aux cérémonies duquel, retardant encore son départ, Abd el Kader devait participer ?

L'exposition ne pose aucune question, adoptant implicitement l'idée de l'époque selon laquelle tous les Algériens, surtout s'ils étaient sages et intelligents comme l'Emir, ne pouvaient que reconnaître non seulement la force militaire de la France, mais surtout la puissance de ses valeurs de modernité et d'humanisme.

Dès lors, c'est dans cette veine que se poursuit l'exposition.

On voit Abd el Kader échanger une correspondance avec plusieurs grands esprits français, dans laquelle il exprime son admiration pour la France, son peuple et son esprit de modernité. Il fait plusieurs voyages à Paris pour participer, en tant qu'invité de marque, aux expositions universelles.

Le catalogue de l'exposition publié par Actes Sud.

Une salle entière est consacrée à son soutien indéfectible au projet de construction du canal de Suez par le diplomate et entrepreneur français Ferdinand de Lesseps, un projet éminemment colonial destiné à acheminer à moindre coût les matières premières d'Indochine et d'Inde vers l'Europe - pourtant, l'exposition n'en dit rien, préférant rapporter les louanges de l'émir pour un canal "reliant les peuples d'Orient à ceux d'Occident".

Et surtout, le Mucem nous montre un Abd el Kader certes musulman, voire très pieux et très pratiquant, mais soufi - ce qui signifie, dans l'imaginaire occidental, un gentil musulman pas du tout agressif. Et en plus, il était vaguement franc-maçon, une preuve évidente de sa "tolérance" !

L'exposition se termine par les fameuses émeutes anti-chrétiennes de juillet 1860 à Damas, où Abd el Kader se serait interposé au péril de sa vie pour les sauver. Cet épisode est repris ad nauseam dès qu'il s'agit de l'émir Abd el Kader (l'exposition en fait même un " précurseur des droits de l'homme "), comme s'il était a priori surprenant qu'un musulman veuille sauver des chrétiens. En revanche, on ne mentionne pas la religion des assaillants, ce qui laisse penser qu'ils étaient musulmans, alors qu'il s'agit en fait de Druzes, une ethnie dont les croyances ismaéliennes sont très éloignées de l'islam.

Près d'un siècle plus tard, en 1949, quatre ans après le soulèvement de Sétif et de Guelma et les massacres d'Algériens qui ont suivi, le gouverneur général français d'Algérie a érigé près de Mascara une grande stèle à la mémoire d'Abd el Kader. Sur la face principale du monument est inscrite une phrase attribuée à l'émir :

"Si les musulmans et les chrétiens m'écoutaient, je mettrais fin à leurs différences et ils deviendraient des frères à l'intérieur et à l'extérieur".

Il s'agit d'une magnifique œuvre de propagande, qui vide de tout sens politique la protestation contre l'ordre colonial inauguré à Sétif, et qui, au lieu de dénoncer les crimes perpétrés par la France sur le peuple algérien depuis un siècle, propose "l'apaisement des communautés." Cette stèle ne figure nulle part dans le Mucem. Et pourtant, on comprend qu'elle y aurait été la bienvenue, tant sa citation reflète l'état d'esprit macronien à l'origine de l'exposition.

Le Mucem est en effet un musée national, inauguré par le président François Hollande en 2013. La nomination de son directeur est faite en Conseil des ministres, et le choix de ses grandes expositions nécessite l'approbation du ministre de la Culture.

Après avoir inauguré l'érection d'une stèle en hommage à Abd el Kader à Amboise le 5 février 2022, l'Élysée a cité l'exposition au Mucem dans un communiqué de presse daté du 18 mars, comme s'inscrivant dans la "démarche de vérité [du président Emmanuel Macron] visant à construire une mémoire commune et apaisée." La prochaine étape sera la création d'un "musée de l'histoire de la France et de l'Algérie", qui devrait ouvrir ses portes à Montpellier, précise le communiqué.

Un comité scientifique a déjà été mis en place, sous la houlette de Florence Hudowicz, conservatrice au musée Fabre de Montpellier, qui se trouve être co-commissaire de l'exposition Abd el Kader au Mucem. En 2003, un premier projet de " Musée de la France en Algérie " est lancé à Montpellier par Georges Frêche, ancien maire sulfureux de la ville. Selon les mots du maire, ce musée devait "rendre hommage à ce que les Français ont fait là-bas." Après une première démission du comité scientifique, choqué d'être insulté par M. Frêche ("Je mefousdes commentaires des connards d'universitaires,onles sifflera quand on les demandera !"), le maire avait demandé à Florence Hudowicz de tenter de relancer le projet. Puis il est décédé, son successeur a repris le flambeau, et un nouveau comité scientifique a été formé, toujours sous la direction de Mme Hudowicz.

En 2014 est intervenu un changement de maire et le projet a été brutalement abandonné. Aujourd'hui, il réapparaît au cœur de la politique mémorielle d'Emmanuel Macron, soi-disant dans un esprit radicalement différent, selon les quelques éléments recueillis ici et là. Si l'on regarde de près l'exposition du Mucem, on a toutes les raisons d'en douter.

 

* Une plus petite exposition consacrée à Abd el Kader, L'Emir Abd el-Kader, un homme, un destin, un message, est présentée à Montpellier à L'Art Est Public, jusqu'au 31 juillet 2022.

 

 

Cette chronique a d'abord été publiée en français sur le blog Mediapart de Pierre Daum , et est traduite ici par Jordan Elgrably.

Pierre Daum est un journaliste français qui a longuement écrit sur le passé colonial de la France. Ses reportages ont été publiés dans Le Monde, L'Express, Libération, Le Monde Diplomatique et d'autres quotidiens. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Immigrés de force, les travailleurs indochinois en France (1939-1952) chez Actes Sud, ainsi que Ni valise ni cercueil, les Pieds-noirs restés en Algérie après l'indépendance, également publié chez Actes Sud. 

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