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Fatima Mernissi, écrivaine arabe d’avant-garde décédée il y a 10 ans, a toujours insisté sur le fait que le féminisme n’était pas une idée occidentale mais qu’il était plutôt profondément ancré dans la société arabe et musulmane.
Il y a un air de France dans le centre-ville de Rabat. Les cafés s’alignent en bordure des parcs, des couples roucoulent sur les bancs publics et les librairies proposent les dernières nouveautés venues de Paris. Kalila wa Dimna, la plus ancienne librairie du Maroc, est une attraction majeure du quartier, surtout après la rentrée scolaire. La vie culturelle au Maroc est encore très influencée par la France. « Mais nous avons également les livres de Fatima Mernissi en arabe », explique Souad Belafraj, l’une des propriétaires de Kalila wa Dimna. Bien sûr, elle connaissait personnellement Mernissi, l’une des auteures les plus célèbres du Maroc, qui venait souvent proposait des lectures de ces œuvres à la librairie.
Comme toutes les boutiques de livres du monde, Kalila wa Dimna est confrontée au fait que les gens lisent moins aujourd’hui qu’à l’époque où Mernissi était à son apogée. Et son souvenir est également concurrencé par le fait que la classe moyenne marocaine est actuellement confrontée à des problèmes très différents : le coût de la vie augmente, les jeunes ne trouvent pas de travail, l’éducation et les hôpitaux sont en mauvais état, alors même que des stades sont construits pour la Coupe du monde 2030. Le pays a récemment été secoué par des manifestations de la jeunesse contre la corruption et le népotisme. Pourtant, « Mernissi ne doit pas être oubliée », affirme Belafraj. « Elle devrait même être vénérée encore plus, elle le mérite bien. »
Mouna Anajjar, rédactrice en chef du magazine culturel I Came for Cous Cous, quant à elle, déclare : « Fatima Mernissi insistait sur la richesse des savoirs, transmis oralement par les femmes au Maroc – les récits, les chants, le tissage ou la broderie – et sur le fait qu’ils restaient souvent invisibles pour le monde académique. Elle montrait combien cette mémoire vivante est, en réalité, un véritable lieu de pensée et de créativité. »
Aucun événement n’est prévu pour marquer le 10e anniversaire de sa mort, le 30 novembre. Cependant, une chaire Fatima Mernissi a été créée à l’université Mohammed V de Rabat, l’auteur bien connu Driss Ksikes a écrit une pièce de théâtre sur sa vie, et en 2022, le film « Fatema, la Sultane Inoubliable » est sorti en salles. Au-delà du Maroc, Mernissi est connue comme l’une des premières voix féminines postcoloniales du Sud.
Les thèmes qu’elles abordait concernent les rôles attribués aux hommes et aux femmes dans le monde arabe et la recherche d’un féminisme arabe distinct du féminisme occidental. Ses critiques, non seulement à l’égard de la société patriarcale marocaine, mais aussi des stéréotypes coloniaux occidentaux sur les femmes arabes, ont inspiré des femmes renommées de sa génération, parmi lesquelles la militante Aicha Chenna, fondatrice de l’Association Solidarité Féminine, la chercheuse Fatima Sadiq de l’université de Fès et l’éditrice Layla Chaouni du Fennec.
Née à Fès en 1940, Fatima Mernissi appartient à la première génération de femmes qui, après l’indépendance du Maroc en 1956, ont eu la possibilité de faire des études supérieures et d’aller à l’université. Sa famille bourgeoise lui a donné une confiance en elle digne de tout Fassi. Fès abrite, en effet, ce qui est probablement la première université au monde, d’ailleurs fondée par une femme au IXe siècle, et ses habitants jouissent d’un prestige particulier au Maroc.
Mernissi a commencé ses études à l’université Mohammed V de Rabat. En 1966, elle obtient une bourse pour étudier la sociologie à Paris, puis, à partir de 1970, à l’université Brandeis dans le Massachusetts. Sa thèse de doctorat, publiée en 1975 sous le titre Beyond the Veil : Male-Female Dynamics in Modern Muslim Society (Au-delà du voile : la dynamique homme-femme dans la société musulmane moderne – NdT), a établi sa réputation de penseuse indépendante. Son travail était révolutionnaire dans son examen des stéréotypes européens sur les femmes arabes.
En 1974, elle revient à Rabat et est nommée à la chaire de sociologie de l’université où elle avait commencé ses études. Au cours de ses années d’enseignement, elle est devenue une figure intellectuelle de premier plan au Maroc, elle avait beaucoup de réseau et était ouverte aux sphères non académiques de la vie. « Dix ans après sa mort, nous pouvons mieux apprécier à quel point son rôle était central », déclare le poète et ancien président de l’Association des écrivains marocains, Hassan Najmi. « C’est avant tout son indépendance qui a fait de Fatima Mernissi une icône de la pensée intellectuelle au Maroc. » Mernissi n’a jamais accepté de distinction officielle et, pendant les « années de plomb » sous Hassan II, elle a invité à des conférences des collègues qui avaient été démis de leurs fonctions à l’université par le régime. Elle n’a été ni tentée par l’argent des États du Golfe, ni découragée par l’interdiction temporaire de l’un de ses livres — Le harem politique : Le Prophète et les femmes (traduit en anglais sous le titre The Veil and the Male Elite: A Feminist Interpretation of Women’s Rights in Islam) a été interdit au Maroc et dans d’autres États arabes pendant plus d’une décennie après sa publication en 1987. Elle a écrit :
Existe-t-il un mouvement émergent de libération des femmes similaire à ceux qui apparaissent dans les pays occidentaux ? Ce type de question a pendant des décennies bloqué et faussé l’analyse de la situation des femmes musulmanes, la maintenant au niveau de comparaisons absurdes et de conclusions infondées. Il est de tradition bien établie de discuter de la femme musulmane en la comparant, implicitement ou explicitement, à la femme occidentale. Cette tradition reflète le schéma général qui prévaut tant en Orient qu’en Occident lorsqu’il s’agit de déterminer « qui est le plus civilisé ».
Cependant, cela a également laissé ses écrits ouverts à différentes interprétations, explique l’auteur Driss Ksikes, un ami et compagnon de longue date. Les écrits de Mernissi ont de nombreuses facettes, explique-t-il. Mais son fil conducteur était de démontrer sous différents angles que « le féminisme n’est pas une catégorie occidentale ». Le fait qu’elle se soit parfois elle-même retrouvée prisonnière de vieux schémas apparaît clairement dans son œuvre la plus connue : le récit autobiographique Rêves de femmes : une enfance au harem, publié en 1994 et traduit depuis dans 25 langues (au Royaume-Uni, le titre est The Harem Within: Tales of a Moroccan Girlhood).
L’histoire se déroule dans une maison à Fès, où les femmes vivent séparées des hommes de la famille, et est écrite du point de vue d’une fillette de sept ans — vraisemblablement Mernissi elle-même — qui rêve de surmonter les limites qui lui sont imposées. Mernissi écrit qu’elle veut montrer que même les femmes arabes ayant grandi dans l’isolement durant l’ère coloniale n’étaient en fait en aucun cas impuissantes.
Malgré son projet ouvertement féministe, le livre a suscité des critiques selon lesquelles Mernissi perpétuait les stéréotypes orientalistes. Bien qu’elle n’ait pas été enthousiaste à l’idée de voir le mot « harem » dans le titre des éditions anglaises, elle a accepté la demande de ses éditeurs car on lui avait dit que cela aiderait à vendre des exemplaires, comme le note Raja Rhouni dans Secular and Feminist Critiques in the Work of Fatima Mernissi (Critiques laïques et féministes dans l’œuvre de Fatima Mernissi). Néanmoins, Carine Bourget, spécialiste française de littérature, affirme que le récit autobiographique de Mernissi correspond au cliché de la femme du tiers-monde aspirant à un mode de vie occidental. Des universitaires, dont l’anthropologue palestino-américaine Lila Abu-Lughod, partagent cette critique. Rêves de femmes confirme également les stéréotypes selon lesquels la culture arabo-musulmane serait profondément misogyne, car, comme l’écrit Abu-Lughod, le roman repose sur l’idée d’une libération « contre toutes les forces restrictives de la tradition » et utilise des termes familiers tels que tradition et modernité, harems et liberté, voile et dévoilement, « par lesquels l’Orient a longtemps été appréhendé (et dévalorisé) et l’Occident s’est construit comme supérieur ». Ces idées ont contribué à justifier les interventions occidentales dans le monde arabe, comme en Irak en 2003, écrit Bourget. Le motif de vouloir « sauver » les femmes arabes revient sans cesse dans la justification des interventions militaires ou des conquêtes coloniales, depuis les Britanniques en Égypte et les Français en Afrique du Nord jusqu’aux interventions américaines plus récentes.
Le dialogue entre femmes occidentales et femmes du Moyen-Orient a toujours été difficile. Mais aujourd’hui, deux ans après l’attaque du 7 octobre 2023 par le Hamas et le génocide israélien dans la bande de Gaza qui a suivi, le fossé entre les femmes occidentales et arabes semble irréconciliable.
Fatima Mernissi oscillait entre deux pôles. Elle voulait donner une voix aux femmes arabes dans une société patriarcale qui les condamnait au silence au nom de la culture et de l’islam. Dans le même temps, elle s’opposait à l’idée eurocentrique répandue en Occident selon laquelle l’Europe aurait inventé le féminisme et que les femmes arabes ne seraient que des victimes passives, dépourvues de tout pouvoir et ayant besoin d’être sauvées.
Alors que ses premiers travaux se concentraient davantage sur la critique de sa propre société patriarcale, ses travaux ultérieurs traitent davantage des sociétés occidentales. L’expérience de la guerre du Golfe et le renversement de Saddam Hussein par les États-Unis en 2003 ont rendu Mernissi plus critique dans son examen de l’Occident. Elle était également troublée par le fait qu’on lui demandait souvent, lors d’interviews en Europe, pourquoi elle ne voulait pas devenir une femme à l’occidentale.
Dans ses œuvres ultérieures, elle s’est davantage tournée vers l’histoire et la culture arabes. Sa quête d’une identité arabe dans le monde moderne a trouvé un écho dans les États-nations postcoloniaux de la région. Au fil de son engagement envers l’islam et son histoire, elle a progressivement adopté une attitude plus nuancée envers la religion et les droits des femmes.
Elle considérait l’islam dans ses fondements, et en particulier le Coran, comme un propos égalitaire. Elle estimait toutefois qu’au fil des siècles, le Coran avait été déformé et interprété de manière misogyne par les érudits masculins. Cette vision lui a permis de jeter les bases d’un féminisme islamique qui s’exprime aujourd’hui avec force au Maroc. Ce mouvement, qui s’est renforcé depuis les années 1980, reflète une volonté croissante dans la région d’établir les droits des femmes dans un cadre islamique.
Ce féminisme n’est pas dirigé contre l’Occident et, dans ses revendications pratiques en faveur de l’égalité, il aboutit souvent à des conclusions similaires à celles du féminisme libéral occidental fondé sur les conventions des Nations unies. Cependant, son raisonnement tient compte du fait que les droits des femmes sont en jeu dans un contexte où la religion joue un rôle central. C’est ainsi que le présente Asma Lamrabet, aujourd’hui la voix la plus importante du féminisme islamique indépendant au Maroc. Elle était une amie et une compagne de Mernissi.
Cependant, du fait de sa conception de l’islam comme religion profondément enracinée dans la justice, Mernissi a également froissé les dirigeants. Lorsque Le Harem politique a été publié en 1991, le livre a eu beaucoup d’échos au Maroc, selon le poète Hassan Najmi. Mais, tout ce qui touche à l’islam est un sujet sensible pour la famille royale. Le Harem politique a donc d’abord été interdit lors de sa publication. Les revendications de Mernissi en matière de justice ont été, à raison, considérées comme profondément politiques.
Au niveau international, cette interdiction a contribué à faire connaître ses œuvres au-delà du monde francophone. Fatima Mernissi se rendait souvent en Europe et accordait une grande importance aux échanges culturels. Dans Le Harem et l’Occident (2001), elle utilise le mot « harem » comme métaphore des contraintes imposées aux femmes, qui peuvent également prendre la forme de murs invisibles. « Mernissi souhaitait créer un contre-récit », explique Driss Ksikes. « Elle remettait en question l’idée de la femme arabe réduite au silence et redécouvrait leur voix à toutes dans l’histoire islamique. » Mais dans Le Harem et l’Occident, elle a également tendu un miroir à l’Occident lui-même, car même en Europe et aux États-Unis, il existe un « harem » où évoluent les femmes. Elle le décrit comme un « harem taille 38 » et critique l’objectivation du corps des femmes par un système capitaliste motivé par l’intérêt commercial.
Le dialogue entre femmes occidentales et femmes du Moyen-Orient a toujours été difficile. Mais aujourd’hui, deux ans après l’attaque du 7 octobre 2023 par le Hamas et le génocide israélien dans la bande de Gaza qui a suivi, le fossé entre les femmes occidentales et arabes semble irréconciliable. Les accusations du côté arabe sont lourdes, déplorant le manque de solidarité des féministes occidentales face aux femmes palestiniennes qui doivent subir des césariennes sans anesthésie et donner naissance à leurs enfants au milieu des décombres de leurs maisons détruites. Le double standard de l’Occident a conduit, au Moyen-Orient, à une désillusion vis-à-vis des valeurs occidentales dites libérales. Aujourd’hui au Maroc, même les féministes laïques appellent à puiser les valeurs humanistes dans la tradition islamique et à trouver une voie arabe distincte vers le féminisme, et en cela, elles suivent les traces de Fatima Mernissi.
traduit de l’anglais par Marion Beauchamp-Levet
