Pourquoi Paris ?

1er avril 2024 -
Des pensées aléatoires sous la forme d'un éditorial.

 

Jordan Elgrably

 

Paris est comme n'importe quelle autre mégalopole dans le monde, elle s'étend partout, attire des légions, accueuille des migrants et des exilés, fait face à la circulation et à l'embourgeoisement mais lutte pour conserver son passé tout en regardant vers l'avenir. J'ai vécu dans bien d'autres grandes villes, mais Paris me semble unique. Aucune autre ville ne lui ressemble. Elle est magnifique, unique, délurée et insolente. J'y perçoit son âme et sa propre personnalité: entre la police, indifférente et raciste; ses commerçants qui vous offrent un sourire ou bien un mauvais regard; ses quartiers pittoresques (Pigalle, Barbès, Belleville, Bastille...) et ses monuments historiques, tous plus étonnants les uns que les autres.

À Paris, on ne veut pas être un touriste. On aimerait lui être fidèle et l'aimer. Ceux qui ne l'aiment pas la quittent. Tout comme ceux qui en sont tombés amoureux d'ailleurs. Mais on regarde toujours en arrière, regrettant problablement de s'en être allé.

Je me souviens de quelques anecdotes: Un jour, j'avais pris le métro de Châtelet à Belleville et les flics étaient montés dans le wagon pour un contrôle d'identité, une razzia, tout en bousculant les immigrés algériens, marocains et subsahariens. Je les avait interpellé et demandé : "Et moi alors ! Vous ne me demandez pas ma carte d'identité ?". Ils me répondirent de m'occuper de mes oignons. Et je me demandais combien de flics ont entendu parler du massacre du 17 octobre 1961, sous la direction du chef de la police Maurice Papon, où des dizaines d'algériens qui manifestaient pacfiquement ont été noyés dans la seine, et des centaines blessés. Leila Sabbar en parle dans son roman La Seine était rouge. Je ne doute pas que la plupart des Algériens aient entendu parler d'octobre 1961.

Je me souviens m'être promené à Montparnasse et avoir croisé le dramaturge franco-roumain Eugène Ionesco, auteur des inoubliables pièces La cantatrice chauve et Rhinocéros. Il sortait de son appartement du 96 Bd de Montparnasse, avec sa femme. Une voiture les attendait. Il était déjà vieux mais avait préféré marcher, ce qui avait fâché Madame Ionesco. Mais elle n'avait pas d'autre choix que de suivre son mari qui se dirigeait tout doucement vers son café préféré dans la même rue pendant que le chauffeur les suivait avec la Citroën noire.

Lors d'une autre promenade dans le 14ème arrondissement, j'ai croisé Samuel Beckett qui, avec son regard froid, m'avait défié de m'arrêter pour l'interroger. Et en effet, j'avais très envie de lui poser des questions sur la fois où, il a été poignardé à Paris par un homme sans raison apparente. Lorsque la police a amené le coupable dans sa chambre d'hôpital pour qu'il soit identifié, Beckett a demandé d'une voix hésitante : "Pourquoi m'avez-vous poignardé ? et l'homme a répondu : "Je ne sais pas, m'sieur". Les théoriciens de la critique supposent que cet incident l'a conduit à des pièces absurdes telles que En attendant Godot. Et je n'en doute pas.

Ce que le dramaturge irlandais, qui écrivait en français et en anglais, a appris en vivant à Paris pendant plusieurs décennies, c'est que l'inattendu, voire le ridicule, peut vous arriver à tout moment, et c'est souvent le cas. Ainsi, l'extraordinaire peut devenir banal. De nombreux spectateurs se sont plaints des pièces de Beckett en disant qu'il ne se passait rien de dramatique, mais ils n'étaient pas attentifs.  En attendant Godot reste l'une des pièces de théâtre les plus appréciées dans le système carcéral américain. Les condamnés à perpétuité aiment Beckett. Ils comprennent son œuvre intimement, sans besoin de l'expliquer.

On peut se laisser emporter par la nostalgie de ce Paris qui nous a un jour séduit, mais en attendant les tensions entre les autorités françaises et les communautés arabes et africaines sont toujours là. On compte beaucoup trop de cas de racisme individuel et institutionnel. Et pourtant Paris ne veut pas les prendre en compte et prétend que tous les citoyens français sont égaux (même si certains sont plus égaux que d'autres). Le massacre d'octobre est presque tombé dans l'oubli, mais comme le dit Andrew Hussey dans The French Intifada, "les nouvelles générations d'immigrés musulmans en France font aujourd'hui face au problème de l'universalisme des valeurs républicaines, la laïcité, qui peut très vite ressembler à une "mission civilisatrice" du colonialisme".


Dans le but de partir à la rencontre des communautés de la diaspora, The Markaz Review se penche de temps en temps dans un numéro spécial sur ces villes qui comptent un grand nombre d'habitants provenant du Moyen- Orient et de l'Afrique du Nord. Notamment : Berlin, Marseille et Los Angeles. Dans TMR 40- Paris, vous trouverez des essais, des critiques, des fictions, des extraits des deux nouveaux livres:  Paris en lettres arabes de Coline Houssais (Actes Sud) et Paris n'est pas encore mort de Cole Stangler (Saqi Books). Mais aussi "Heureux comme un Arabe à Paris" de Wanis El Kabbaj, qui se souvient de son père qui avait quitté Fez pour faire ses études à Paris, la Ville Lumière qui restera gravée en lui à jamais. Ainsi que deux portraits : celui du romancier franco-irakien Feurat Alani par Nada Ghosn ; et celui d'Ariella Aïsha Azoulay Azoulay par Sasha Moujaes qui aborde également son dernier livre sur le colonialisme et l'identité.

Dans cette édition, vous trouverez aussi un article d'Arie Amaya-Akkermans qui met en lumière les années parisiennes de l'artiste abstraite Yvette Achkar,. Les co-commissaires Rasha Salti et Kristine Khouri nous racontent ce long chemin de recherches qui aboutit aujourd'hui en une exposition Passé inquietque vous retrouverez au Palais de Tokyo jusqu'au 30 juin 2024. Nous interviewons également l'artiste vedette de ce numéro, la cinéaste et artiste visuelle Bani Khoshnoudi, qui a réalisé un certain nombre de films artistiques au sujet des migrants.

En plus, vous découvrirez l'histoire musicale du groupe marocain Nass El Ghiwane par Benjamin Jones ; la nouvelle sarcastique "Paris du Moyen-Orient" de MK Harb ; ainsi qu'une sélection de livres d'auteurs arabes francophones sur Paris . Et nous avons même préparé, pour les plus gourmands, une petite liste de nos restaurants préférés. Nous vous présentons également l'artiste algérienne Baya, sous le regard de la auteure de bandes dessinés et écrivaine Naima Morelli.

Nous aurons toujours Paris.


Lieux à visiter pour découvrir l'art arabe et du moyen-orient :

Institut du Monde Arabe (IMA), le plus grand centre culturel et artistique arabe du monde occidental.
Le Centre culturel islamique, qui met en lumière la diversité des cultures islamiques dans de nombreuses régions et pays.
Musée du Louvre, qui abrite la plus grande collection d'art islamique au monde.
Musée du Quai Branly - Jacques Chirac, avec sa collection de plus de 20 000 objets du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord.

 

Jordan Elgrably est un écrivain et traducteur américain, français et marocain dont les récits et la textes créatifs ont été publiés dans de nombreuses anthologies et revues, comme Apulée, Salmagundi et la Paris Review. Rédacteur en chef et fondateur de The Markaz Review, il est cofondateur et ancien directeur du Levantine Cultural Center/The Markaz à Los Angeles (2001-2020). Il est l'éditeur de Stories From the Center of the World : New Middle East Fiction (City Lights, 2024). Basé à Montpellier, en France, et en Californie, il écrit sur Twitter @JordanElgrably.

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