Azoulay, héritière de l'impérialisme français et sioniste, appartient autant aux rangs des colonisés qu'à ceux des colonisateurs.
Sasha Moujaes
Que ce soit aux Amarres pour une projection de Ciné-Palestine, au Point éphémère pour le Ciné-Club Tsedek lors de rencontres littéraires dans les librairies parisiennes ou encore prochainement d'un atelier de conte et de fabrication à la Petite Egypte, l’année 2024 a été marquée par la présence régulière de l’écrivaine, chercheuse, cinéaste et commissaire d’archives anticoloniales Ariella Aïsha Azoulay dans les espaces artistiques et militants à Paris. Avec la violence génocidaire qui sévit à Gaza, couplée au musellement des voix pro-palestiniennes partout en France, la parole d’Azoulay est désormais incontournable.
A contre-courant des identités hégémoniques fabriquées par les impérialismes du XIXe siècle, Ariella Aïsha Azoulay se revendique comme Juive-Algérienne et Juive-Palestinienne. Son père, Juif d’Oran naturalisé Français en Algérie coloniale, s’est installé en Israël en 1949. Après sa mort, Azoulay découvre qu’il lui avait caché le prénom de sa grand-mère, Aïsha ; prénom qu’elle adoptera par la suite. Bien que sa famille ait vécu en Palestine depuis trois générations au moment de la proclamation d’Israël en 1948, sa mère finit par épouser l’idéologie sioniste. Azoulay, héritière à la fois de l’impérialisme français et sioniste, appartient autant au rang des colonisés qu’à celui des colonisateurs. Au cœur de l’univers colonial qui s’articule entre l’Algérie, la Palestine, la France et Israël, les travaux d’Azoulay placent l’impérialisme français en Algérie et le sionisme en Palestine sur un même continuum colonial.
Ses réflexions se poursuivent dans son ouvrage, La Résistance des Bijoux. Contre les géographies coloniales (2023) qu’elle dédie à ses “ancêtres abandonnés dans les cimetières d’Oran et d’ailleurs en Algérie”. Premier livre d’Azoulay traduit en français, il est paru en 2023 aux éditions Ròt-Bò-Krik[1].
“La Langue des Ancêtres”, la première partie de l’ouvrage, est un essai textuel. Il s’agit de la dernière version retravaillée du texte "Unlearning Our Settler Colonial Tongues. On language and belonging" (2021) , et traduite de l’anglais au français par Jean-Baptiste Naudy. La deuxième partie est, quant à elle, intitulée “Les juifs sont encore là, dans chaque bracelet”. Construit en dialogue avec son film documentaire Le monde comme un bijou dans le creux de la main (The World as a Jewel in the Palm of Your Hand)[2] cet essai visuel allie théorie politique, photographie et poésie.
L'identité mizrahie, une invention du sionisme au service de la colonisation en Palestine
La rationalisation des régimes coloniaux dans l’histoire s’est largement appuyée sur la fabrication de catégories identitaires essentielles. Ces dernières hiérarchisent des populations entières en vue de mieux les assujettir. Partant de ce constat, l’auteure interroge la catégorie des mizrahim, un mot en hébreu pour les Juifs orientaux[3] d’Israël qui, selon elle, aurait été inventée dans le but de légitimer la colonisation sioniste de la Palestine.
Porter le nom “Azoulay” n’a rien d’anodin en Israël. Dès son plus jeune âge, la jeune Ariella Aïsha Azoulay en prend conscience. A l’école israélienne, épicentre de l’appareil idéologique sioniste, elle est constamment renvoyée à la catégorie mizrahie, au même titre que ses camarades qui portent, eux aussi, des noms à forte connotation sépharade. En effet, la grille de lecture sioniste veut faire du mizrahi l’Autre Israélien. L’Israélien, le vrai, le sioniste de première heure, est d’origine européenne. Il ne peut s’appeler Azoulay. La catégorie mizrahie, inventée par la “nomenclature euro-sioniste”, a incorporé les Juifs originaires des pays arabo-musulmans en tant que “sous-groupe infériorisé au sein d’un peuple juif réformé dans la colonie sioniste”, tout en les positionnant comme concurrents naturels des “Arabes” :
La production de catégorie ‘Mizrahi’ a servi à la promotion de la qualification “judéo-chrétiennes” comme vérité historique incontestable, impliquant de fait que toute trace du monde juif arabe ou juif musulman devait être détruite au même titre que la Palestine devait être sacrifiée.
Néanmoins, son père, Juif algérien, naturalisé Français, puis Israélien, a toujours fermement rejeté son appartenance à l’Orient. A la maison, la distinction est claire. Les groupes perçus comme mizrahim ne sont pas “Nous”. Ils sont “l’Autre”, notamment les Juifs originaires d’Afrique du Nord qui, eux, ne s’étaient pas vus attribuer la citoyenneté française en Algérie coloniale. Mais lui n’était pas oriental, il s'affirmait comme Français. Pour Azoulay, cette affirmation est aussi vraie que fausse. Né en Algérie coloniale, le pouvoir français l’avait condamné à oublier qu’il appartenait à la terre de ses ancêtres. Il n’avait jamais choisi d’être Français ; ce choix lui avait été imposé. Pour Azoulay, il ne s'agit pas de remettre en question remettre en question le lien affectif que son père avait pour la France, car cela reviendrait à reproduire le regard colonial, qui déterminerait qui est “digne” d’être Français, et qui ne l’est pas. Pour mieux saisir l’héritage identitaire de son père, l’auteure se réfère à la notion d’amnésie coloniale, un état mental inhérent au parcours des Juifs d’Algérie, puisque la France les avait hissés au rang de la civilisation européenne, tout en les séparant de leur monde.
Il n’en demeure pas moins que la jeune Israélienne est très tôt confrontée au discours de son père, en rupture avec la pensée hégémonique régnante de son pays. La mise à distance de son père vis-à-vis de l’identité mizrahie est également nourrie par son sentiment d’étrangéité à l’égard du mythe national israélien, qu’il contredit volontiers. Le discours de son père apparaît comme une force subversive, plaçant alors la jeune Azoulay dans une “nouvelle disposition à relier les points et combler les vides”. L’attitude de son père à l'égard de la catégorie mizrahie, revendiquée à la maison, se heurte, comme une fausse note, au processus d’assignation à cette même catégorie par l’école israélienne. La relation dialectique entre la non-appartenance choisie et l’assignation subie autour de l’identité mizrahie pose les premiers jalons du parcours intellectuel et politique de l’auteure. Elle apprend, au fil des années, à déceler les “similitudes entre l’assignation de l’identité israélienne aux Juifs de Palestine et le processus par lequel l’identité française fut imposée aux Juifs d’Algérie”.
Aujourd’hui, elle défend l’idée selon laquelle le sionisme a dépouillé les mondes arabo-musulmans de leurs composantes juives, puisqu’il oppose la judéité et l’arabité comme deux entités binaires inconciliables. Dans la même logique, le pouvoir colonial français a aussi imposé cette dichotomie, par la naturalisation des groupes juifs algériens[4], provoquant ainsi le détachement du monde social qui préexistait avant la conquête de l’Algérie. En effet, l’identité mizrahie “effaçait [son] appartenance aux mondes qui avaient existé pendant des siècles et qui devaient être anéantis pour que le sionisme triomphe en Palestine tout en détruisant la Palestine”. En dépit de l’ancrage historique dont témoignent les communautés juives dans les tissus vernaculaires en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, les expressions nationalistes, locales comme panarabes, finiront par se conformer à cette nomenclature. Elles se rendront par la suite complices de l’annihilation des existences juives de leurs histoires, perçues comme des corps étrangers et achèveront ce processus déjà entamé par les entreprises coloniales euro-sionistes.
Désapprendre l'hébreu israélien, démanteler la langue des colons
Les vies juives en Palestine pré-sioniste n’ont pas non plus été épargnées par tous les efforts des idéologues du sionisme visant à les effacer de leur histoire. Avant même l’avènement du sionisme, la famille maternelle Azoulay résidait déjà en Palestine, à l’époque où les pogroms antisémites battaient leur plein en Europe. Expulsés de l’Espagne durant l’Inquisition, ses ancêtres s’étaient déplacés vers l’Est du territoire ottoman, pour s’installer dans les Balkans. Ses arrières grands-parents ont fini par émigrer en Palestine, alors que la “question d'Orient” commençait à s’imposer parmi les puissances européennes, combinant convoitises des territoires de l’Empire ottoman en déclin et politiques d’influence auprès des minorités ethniques et religieuses. L’effondrement de l’empire Ottoman, suivi du partage de ses territoires au Proche-Orient, au profit des impérialismes franco-britanniques ont marqué le début du XXe siècle. La mère d’Azoulay, dont la présence en Palestine remontait déjà à trois générations à la fin du mandat britannique, finit par embrasser le projet nationaliste juif en Palestine à la proclamation de l’État d’Israël. L’obéissance qu’elle voue au sionisme et sa volonté d’entretenir son “image de vraie sabra[5]", deviennent dès lors son “capital” dans la colonie sioniste en Palestine. Tout ce qui se rattache à la vie antérieure à la création du nouvel État juif, en particulier l’enracinement des communautés juives pré-sionistes sur cette terre autrefois plurielle, n’est plus. La moindre contradiction avec le mythe national sioniste est condamnée à disparaître.
Dans ce contexte, une “version cohésive de la langue hébreu” est imposée par la nouvelle nation juive. Cette langue, vidée de ses liens organiques avec l’arabe, l’amazigh, le ladino, le yiddish ou le turc, renonçait à la “mémoire de toutes les chorégraphies que ces magnifiques lettres hébraïques avaient dansées autrefois”. C’est ainsi que l’hébreu israélien devient la langue de tous les Israéliens, au détriment de toutes les autres langues. La mère d’Azoulay, comme tant d’autres, devait délaisser sa propre langue maternelle, à savoir le ladino, au profit d’une langue qui lui était “étrangère” et qu’elle ne pouvait utiliser que de “manière instrumentale”. Cette situation priva ses enfants de tout contact avec la langue de leurs aïeux. Pourtant, c’est bien plus tard que l’auteure comprendra que sa mère “veillait sur cette langue comme sa réserve personnelle, cachée sous ce qui semblait être une vie israélienne quintessentielle”. Le sentiment d’appartenance à la nation israélienne, tant revendiqué par sa mère, n’était qu’une façon pour elle de “répondre à une injonction”, celle de “prêter allégeance au drapeau national”. Alors qu’elle vivait encore en Israël, Azoulay fut habitée par ce qu’elle nomme le “mal de la langue”, à laquelle elle fut longtemps incapable de répondre :
“C’est quand je pus concevoir la disparition du ladino que je compris que ce n’était pas du français que mon père nous avait privés, mais bien de l’arabe. Peut-être même pas de l’arabe, mais de la darija, et peut-être même pas de la darija, mais de la judéo-darija que mes ancêtres parlaient. Ou peut-être étaient-ce toutes ces langues de mes ancêtres algériens, qui composaient la langue qu’ils parlaient, sans jamais se demander [...] : ‘Qui sommes-nous ?'"
Aujourd’hui, Azoulay n’écrit plus en hébreu, qu’elle considère comme contaminée, tout simplement pour réussir à s’extirper des processus violents qui sous-tendent son évolution. Un jour, elle espère pouvoir s’en servir à nouveau, cette fois en réactivant la grammaire judéo-arabe pour régénérer la langue de ses ascendants.
"Les Juifs sont encore là, dans chaque bracelet"
Depuis le décès de son père, elle tente sans relâche de reconstituer “les fragments d’un monde où la langue de ses ancêtres exprimait plus que des mots et des gestes”. Mais que faire pour retrouver les traces de sa famille, alors qu’elle ne dispose d’aucune photographie dans ses archives personnelles ? Elle se plonge dans les cartes postales coloniales, en grande circulation à l’ère des impérialismes européens, que l’on retrouve aujourd’hui dans les archives et les brocantes en France. Il est vrai que le médium photographique s’est construit de façon consubstantielle à la domination coloniale. Pour transformer les populations colonisées en sujets bien dociles, bien gouvernables, le pouvoir colonial militaire s’est appuyé sur un ensemble de technologies, au nom du progrès des savoirs scientifiques et artistiques. Mais dans la démarche d’Azoulay, on retrouve un geste fort ; celui qui s’approprie les technologies de la colonisation, qui subvertit les images spécialement conçues pour flatter l’arrogance exotisante des Européens, qui décolonise le regard. Lorsqu'elle croit se reconnaître dans les images de toutes ces femmes algériennes, qu’elles soient de type “Juif”, de type “Arabe” ou de type “Berbère”, Azoulay résiste aux classifications, exclusives et aléatoires, imposées par l’imaginaire colonial.
Cette “obsession racialisante” autour de “la différenciation” des populations “en groupes opposés”, inhérente à l’Algérie ou la Palestine, comme dans tous les contextes coloniaux, résonne fortement avec la fixation des impérialismes européens pour les taxonomies des objets en situation coloniale. Azoulay évoque des “césures impériales”, qui “se produisent et se reproduisent” dans les “objets que les musées [européens] collectent, cataloguent, et exposent” encore jusqu’à aujourd’hui. A l’instar de la dislocation des Juifs orientaux de leurs mondes par les colonialismes euro-sionistes, ou de la purification de l’hébreu moderne au détriment des langues hébraïques vernaculaires, les colonisateurs ont “dissocié les artefacts du monde social”.
Avant leur départ définitif en 1962, les Juifs d’Algérie étaient réputés pour leur savoir-faire artisanal en matière de bijoux et d’orfèvrerie. Avec les nouvelles classifications qui apparaissent dans les inventaires, les bijoux autrefois témoins vivants des relations entre juifs et musulmans, sont réduits à de simples dessins individuels, où “des pures formes flottantes” sont “détachées des corps de leurs créateurs”. La destruction de ces objets est également celle de l’infrastructure artisanale, au profit d’une mécanisation de ces pratiques. L’industrialisation de la fabrication des bijoux a tout naturellement soumis leurs fabricants, en particulier des femmes et des filles, aux logiques d’exploitations inhérentes à l’économie de marché :
"la création des bijoux, n’existait pas au service du marché, mais faisait plutôt partie de la vie sociale. [Ces bijoux étaient désormais] forcés d’entrer dans le marché colonial, avec ses hiérarchies, ses régulations et ses contrôles.”
Les destructions engendrées par les entreprises coloniales ne sont ni totales, ni irréversibles. Aujourd’hui, malgré les pillages et les disparitions, les bijoux et l’orfèvrerie fabriqués par les Juifs pendant des siècles continuent toujours d’habiter les espaces physiques, corporels et mentaux de l’Algérie. Mais pour Azoulay, la résistance des bijoux ne réside pas seulement dans la préservation des artefacts en soi, ou la restitution de ceux qui abondent dans les musées européens. La résistance passe aussi par la réhabilitation des gestes de ses aïeux. Sans vraiment le savoir, son père converti en technicien radio avait emporté d’Oran la pratique du soudage. A sa mort, Azoulay reprend des centaines de pièces du monde entier, que son père avait amassées des années durant. Un jour, à l’aide d’une perceuse 1-16 mm, elle commence à les percer, puis les enfiler sur un cordon en coton ciré. Pour défaire ces mondes détruits par le colonialisme, elle choisit de réactiver la mémoire musculaire “infusée de douleurs errantes et d’interdits imposés” à ses ancêtres, en vue de “réclamer” son appartenance à la “nation des bijoutiers”.
Quant à nous, lectrices et lecteurs, nous n’avons d’autre choix que d’affronter notre propre langage politique, épistémologique et intime, pour tenter, chacun à sa manière, de “trouver une voie hors des mondes de substitution façonnés par les colonisateurs.” Pour ma part, je suis originaire du Liban, où les traces du colonialisme français sont encore manifestes. Je suis contrainte à observer, depuis la France, les évolutions de ma région. Je suis condamnée à m’exposer à l’imaginaire colonial déshumanisant qui sature l’espace politique et médiatique français. Et surtout, je peux aisément, et en toute impuissance, placer le génocide palestinien dans le sillage direct des paradigmes coloniaux euro-sionistes présentés dans l’essai. Si l’écriture d’Azoulay résonne avec autant de force aujourd’hui, c’est parce qu’elle réside dans sa capacité à doter notre époque d’un nouveau système de sens, nous invitant à imaginer autre chose qu’un monde qui se contente de briser les vies palestiniennes.
Notes
[1] Fondée à Sète en 2021, cette maison d’édition “petite, indépendante,
polyphonique, joyeuse et baroque”, publie des livres “qui jouent les
passeurs entre utopies d’hier et de demain.”
[2] Ce documentaire a été tourné dans l'espace de son exposition Errata,
organisée à la Fondation Antoni Tàpies (Barcelone), d'octobre 2019 à
janvier 2020.https://fundaciotapies.org/en/exposicio/ariella-aisha-azoulay-errata/
[3] L’Orient se rattache davantage à un imaginaire colonial civilisationnel qu’à une aire géographique définie.
[4]
Le décret Crémieux, promulgué en 1870 en Algérie par le gouvernement
français, a accordé la citoyenneté française aux autochtones algériens
de confession juive. Les populations musulmanes en ont été exclues.
[5] Le terme "sabra" est utilisé pour décrire les Juifs nés en Palestine avant la création de l'État d'Israël en 1948.
Pour en savoir plus
Azoulay, Ariella Aïsha, “Selection from Potential History” (Verso, 2019).
Azoulay, “Unlearning Our Settler Colonial Tongues: On Language and Belonging” (Boston Review 2021).
Azoulay, dir. Sans papiers: Désapprendre le pillage impérial, p202.
Azoulay, dir. Un monde comme un bijou dans le creux de la main (The World like a Jewel in the Hand. Un-learning Imperial Plunder II), 2022.
Azoulay & Negrouche, Samira. “CORRESPONDENCE,” (Rot. BO. Krik, 2022).
“Women have a voice #36: Inhabiting the Jewish-Muslim world according to Ariella Aïsha Azoulay” (Arteradio 2023).