Feurat Alani : Paris, Falloujah et la mémoire retrouvée

1er avril 2024 - ,
Feurat Alani, romancier d'origine irakienne, parvient à relier deux sphères culturellement opposées.

 

Nada Ghosn

 

Dans son premier roman multiplement primé, l’écrivain-journaliste français d’origine irakienne Feurat Alani replonge dans le passé de son père pour « vivre éternellement à travers celui qui se souvient ». L’œuvre fascinante d’un enfant issu de l’immigration, qui a trouvé sa voix dans ce va-et-vient entre deux villes, deux langues, deux cultures.

Je me souviens de Falloujahk est publié par JC Lattes.
Je me souviens de Falloujah est publié par JC Lattes.

« L’oubli est le véritable linceul des morts », ainsi s’ouvre le premier roman de l’écrivain franco-irakien Feurat Alani, citant George Sand. Son prénom, il le tient du fleuve Euphrate qui forme dans sa partie basse, la légendaire Mésopotamie. Son père Rami, pour montrer qu’il était un homme, a manqué de s’y noyer quand il était petit, avant de perdre sa mère. Maman, j’ai traversé l’Euphrate pour toi. Je t’ai mise sur ma tête. J’ai nagé pour noyer tes blessures, dit le refrain d’un poème populaire à Falloujah.

Dans la chambre 219 d’un hôpital de banlieue parisienne, Rami, atteint d’un cancer et d’une amnésie partielle, voit se recomposer la première partie de sa vie. Celle d’avant l’exil, sur laquelle il est toujours resté silencieux. A-t-il réussi sa vie? C’est la difficile question qu’il pose à son fils. Pour y répondre, Euphrate va s’efforcer de restituer à Rami sa mémoire manquante, en racontant à son tour ce qu’il sait.

« Dans cette chambre d’hôpital, la maladie a tout changé. Tout est devenu urgent et nécessaire. Dorénavant, il ne restait que l’essentiel. L’histoire d’un homme. L’espoir d’un fils. La transmission. La mémoire. Ce soir‐là, j’ai donc commencé par le début. Je lui ai acheté un carnet. Sur la première page, j’ai inscrit des noms, comme il l’avait fait pour moi il y a longtemps. Prénom : Euphrate. »
 

 

Entre réel et fiction

Ainsi Feurat Alani devint écrivain. Né en France en 1980, il travaille d’abord comme grand reporter pour les médias français à Bagdad, avant de fonder sa propre société de production. Son documentaire Irak : les enfants sacrifiés de Falloujah (2011) est primé dans plusieurs festivals.

Au moment où l'Irak fait face à une contestation sociale qui dégénère en profonde crise politique, il obtient le prestigieux prix Albert-Londres, en 2019, pour son premier roman graphique Le parfum de l'Irak (Nova/Arte éditions), qualifié « d'ovni littéraire » par le jury en raison de sa forme : un millier de tweets postés à l'été 2016, formant autant de paragraphes en 140 caractères.

S’ensuit un autre roman graphique, Falloujah, ma campagne perdue (Les Escales, 2020), où il évoque son enfance dans cette ville tristement connue pour sa conquête et sa destruction par l’État islamique en 2004.

Je me souviens de Falloujah, dont la traduction anglaise paraîtra en septembre, a déjà reçu en France le Prix du roman version Femina, le Prix Senghor, le Prix de la littérature arabe et le Prix Amerigo Vespucci. Dans ce premier roman, le narrateur tente de reconstituer le passé irakien de son père pour raconter sa propre histoire, dans un jeu de miroir. « Il m’a semblé naturel de décrire les points communs et les différences dans la violence ou l’injustice entre les deux histoires, celles d’un père et d’un fils », confie l’auteur lors d’une interview avec The Markaz Review.

Ce qui différencie cet ouvrage des précédents, c’est que cette fois, Feurat Alani n’est pas obligé de raconter la réalité des faits. « J’aime cette liberté, pouvoir garder une frontière poreuse entre le réel et la fiction qui se nourrissent l’un l’autre. »

La mémoire est un mensonge qui marche du bon côté de la vérité, et les mots n’exposent qu’une représentation des faits. Je ne t’ai pas trahi, Rami. Je t’ai raconté ton rêve, papa, celui que tu n’as pu atteindre. Et il m’aura fallu trente ans pour le réaliser. Nous nous sommes menti mutuellement, peut‐être pour mieux nous dire la vérité, celle que la pudeur nous avait empêchés d’exprimer. Oui, papa, tu m’as transmis ton silence. Et le silence n’est ni une vérité ni un mensonge.

Pourtant, en écrivant de la fiction, Alani ne peut s’empêcher de garder ses réflexes de journaliste. Aussi, les histoires de Rami et d’Euphrate sont rythmées par l’histoire de l’Irak. Des événements historiques importants, tels que la première et deuxième guerre du Golfe ou encore l’embargo, constituent la toile de fond de ce récit personnel. Cette mise en contexte permet de comprendre ce qui se passe dans la vie des personnages.

 La nuit du 19 mars 2003, tout bascula. À la maison, nous étions tous devant le poste de télévision. L’ultimatum lancé par George W. Bush venait d’expirer. Les chaînes d’information du monde entier étaient branchées sur Bagdad. Nous restions tous silencieux, à l’affût du premier bombardement, du moindre éclair dans le ciel de la capitale irakienne. Depuis quelques semaines déjà, mes parents étaient inquiets. La question de l’après‐Saddam avait du mal à se poser. Cela leur paraissait impossible. Le dictateur ne pouvait être destitué après tant de décennies de terreur. Mon père, pourtant victime du Raïs, contestait cette invasion. Il pressentait les enjeux politiques du mensonge américain.

 

De Paris à Bagdad

Ces guerres en Irak ont déplacé des populations entières, et des milliers d’Irakiens ne peuvent plus retourner dans leur pays. « Cette tragédie rappelle celle des Palestiniens et d’autres pays du Moyen-Orient », remarque l’auteur.

Mon père avait un rêve silencieux. Réussir sa vie loin de l’Irak. Ce rêve s’est brisé dans les années 1970 à la sous‐préfecture de Paris. Si vous ne collaborez pas, ne rêvez pas, monsieur. Ce rêve tenait dans un petit morceau de plastique rectangulaire. Une carte de réfugié politique, brandie par l’un des agents. L’échange avait été bref.

En s’exilant en France, le destin de son père Rami bifurque. Pour l’homme, c’est la dégringolade sociale. Autrefois guide pour les représentations étrangères auprès du ministère de la Jeunesse, il devient vendeur de cartes postales à la sauvette, tout comme ses camarades algériens.

Comme Ali et les autres, il vendait des cartes postales aux touristes. Le parvis de Notre‐Dame était l’un des lieux les plus visités du monde. Mon père avait un boulot difficile. Il fallait arpenter le pavé sous un soleil de plomb ou bien dans le froid humide et implacable des hivers parisiens. Et se faire discret tout en étant prêt à être interpellé par la police. 

Pourtant son fils Feurat se sent différent. En comparaison avec les Maghrébins et les Portugais majoritaires dans son quartier, lui et sa famille sont les seuls à venir d’aussi loin, une minorité parmi la minorité.

« Quand on me posait la question de mes origines, je répondais la seule chose que je savais : je suis d’Irak. Kader, qui était originaire du Maroc, m’avait déjà interpellé à ce sujet : — L’Irak ? C’est quoi l’Irak ? C’est arabe, ça ? Tu pouvais pas être marocain ou algérien comme tout le monde ? C’est trop chelou, t’es pas normal toi. »

Comme beaucoup d’enfants issus de l’immigration, Feurat Alani a dû apprendre une langue qui n’était pas celle de son pays d’origine. Il doit très tôt conjuguer la langue arabe irakienne, pratiquée à la maison, et la langue française, apprise à l’école, qui devient en quelque sorte sa langue maternelle.

Mon père ne faisait pas le tour du monde. Le monde venait à lui. Chaque jour, il arpentait les pavés du parvis de Notre‐Dame de Paris pour vendre des cartes postales aux touristes. Chaque soir, il rentrait épuisé, s’asseyait sur « sa » chaise, silencieux, avec quelques crudités, une bouteille de vin et son casque de Walkman vissé aux oreilles.

Jongler entre la culture de la maison, avec les livres en arabe, un père poète, la musique tel le maqâm irakien, et l’école française, avec la littérature et les classiques, relève pour Alani d’un véritable exercice d’équilibriste.« Nous habitions un petit appartement de la banlieue parisienne, au premier étage d’un bâtiment blanc décrépi à la lisière de la cité des Tilleuls, laquelle était dépourvue du moindre tilleul (...). Nous étions en périphérie, en ZUP, face à une gare de fret. Tous les soirs, je m’endormais bercé par les interminables convois de marchandises qui faisaient tanguer mon lit. Cette cité‐dortoir n’était qu’un point de passage, personne ne s’y arrêtait jamais. À l’instar des trains, nous aussi étions en transit. »

Il considère néanmoins : « Nous, issus de l’immigration, avons plus de chance que les autres de par la richesse qui nous entoure. J’ai été submergé de richesses ». Loin de rougir face à ses camarades bercés par la culture française, bénéficiant des facilités que les enfants issus de l’immigration n’ont pas (puisque c’est eux qui apportent la culture française à la maison), Alani voit dans cet entre-deux une opportunité d’ouverture sur le monde. « J’ai fait face à des challenges, j’ai été pris de haut, renvoyé à mes origines, pourtant je me sens chez moi à Paris », affirme-t-il.

Je mesurai le hasard des parcours : né à Paris, j’aurais dû naître à Falloujah, une ville où je n’avais jamais mis les pieds, mon nom aurait dû figurer sur cette liste. Personne ne choisit son lieu de naissance. La vie commençait toujours par une injustice. Avait‐on vraiment le choix ? Dès lors, un sentiment étrange ne me quitta plus jamais. Je ne saurais dire si c’était la culpabilité d’être chanceux ou le regret d’une vie inconnue qui m’était normalement prédestinée. 

Cette double culture lui ouvre des voies dans la compréhension du monde, dans la compréhension des mots et dans leur utilisation. Ce qui se révèle un grand apport lorsqu’il décide de devenir journaliste. « J’ai trouvé ma place dans le journalisme, raconte-t-il. En partant faire des reportages à l’étranger, on a à faire à des personnes qui ont l’habitude de voir des horizons différents. »

Vivant depuis quelques années entre Paris, sa ville natale, et Dubaï, pour des raisons liées à sa profession de journaliste dans la région, Alani estime aujourd’hui qu’il n’a plus vraiment d’attaches. « Ma véritable maison, c’est l’écriture, clame-t-il fièrement. Paris est pour moi un petit Bagdad. C’est le même type de ville, avec un fleuve qui coule au milieu. Quand je suis plongé dans l’écriture, un parallélisme se crée entre les deux. »

Être écrivain d’origine irakienne à Paris permet la rencontre de deux mondes que Feurat Alani tente de s’approprier dans une constante recherche de justesse.

À ta question, je peux désormais répondre. Oui, tu l’as réussie ta vie – la mienne n’est qu’un leurre à côté de la tienne. Là où ton rêve a échoué, j’ai rêvé à mon tour, je sais qui je suis, je sais d’où je viens, grâce à toi, j’ai vidé ma valise invisible de mes mauvais rêves. J’ai compris que, plutôt que de laisser le temps filer vers le néant, il faut le retenir, l’inscrire dans la mémoire, l’écrire et le parler, en faire peut‐être ce qu’il y a de plus beau dans cette existence. Vivre éternellement à travers celui qui se souvient.

 

Nada Ghosn est basée à Paris et a vécu aux Émirats, au Yémen, en Syrie, au Liban et au Maroc, où elle a travaillé pour la presse et diverses institutions culturelles. Elle travaille actuellement comme traductrice et journaliste indépendante. Elle a traduit de l'arabe vers le français plusieurs essais, livres d'art, romans, scénarios de films, pièces de théâtre et recueils de nouvelles et de poésie. Elle écrit régulièrement sur la culture et la société pour des publications telles que al-Nahar, Grazia ou encore Diptyk, et participe à des projets artistiques, des conférences et des performances.

Rana Asfour est rédactrice en chef de The Markaz Review, ainsi qu'écrivaine, critique littéraire et traductrice indépendante. Son travail a été publié dans des publications telles que Madame Magazine, The Guardian UK et The National/UAE. Elle préside le TMR English-language BookGroup, qui se réunit en ligne le dernier dimanche de chaque mois. Elle tweete @bookfabulous.

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