Heureux comme un Arabe à Paris

1er avril 2024 - ,

« Et pourtant, ce bonheur arabe à Paris, je le connais bien. C’est le visage de mon père qui s’illuminait d’un magnifique sourire à chaque fois que le mot Paris était prononcé ».

 

Wanis El Kabbaj

 

Le titre sonne comme un paradoxe, presque violent à écrire et à lire.

Il est rare de nos jours, lorsque l’on pense aux « Arabes » et à Paris, d’y associer des sentiments de bonheur et de félicité. Les Parisiens en général ne sont pas très réputés pour leur joie de vivre. Les Parisiens arabes en particulier ont quelques motifs supplémentaires de se lamenter des misères de la vie dans la ville lumière.

Dans notre littérature, le sentiment premier des Arabes découvrant la vie parisienne est celui de l’exil, la « ghorba », un sentiment d’altérité, d’étrangeté, de froideur cruelle, de frigidité désarmante, d’inadéquation provocatrice d’une certaine détresse morale, voire physique.

Dans les médias contemporains, selon qu’ils soient de gauche ou de droite, les mots qui viendraient à l’esprit tourneraient autour de délinquance, de discrimination, d’échec scolaire, de salafisme de banlieues, de prières de rue, de kebabs rampants, de wesh-wesh  inélégants, de fichiers S en liberté, voire de guerre des civilisations. L’époque se plaît à explorer les profondeurs collapsologiques d’une judéo-chrétienté laïque, subtile et délicate qui s’érode, assiégée sous les hordes venues d’ailleurs criant Allahou Akbar... Peu de joie et de bonheur dans cette association maudite...

Tout au plus, pour compléter ce topo apocalyptique, des images peu ragoutantes de jeunes millionnaires venant du Golfe et claquant leurs fortunes pétro-gazières dans des soirées décadentes, riches en drogues, call girls, dollars éparpillés et vulgarité assumée. L’arabité et le Paris d’aujourd’hui sont un couple décidément problématique.

Et pourtant, ce bonheur arabe à Paris, je le connais bien. C’est le visage de mon père qui s’illuminait d’un magnifique sourire à chaque fois que le mot Paris était prononcé. L’idée de Paris, un souvenir de Paris, le projet d’y aller, toute évocation parisienne rendaient Si Mohammed El Kabbaj joyeux, heureux et guilleret, quelles que soient les circonstances de sa vie. Elles lui donnaient, malgré son âge respectable, l’excitation du jeune enfant à qui l’on venait de promettre un jouet merveilleux.

Mon père était un vrai Arabe, au sens culturel du terme. Il a grandi dans une famille qui cultivait son arabité et son islamité. Il traîna ses guêtres à l’école coranique à Oran dans les années 30. Il a couru dans les ruelles de Fez, non loin de l’université des Quaraouiyine où sa sœur devint docteur en théologie. Il était fréquent dans son enfance que des oulémas (savants de la religion) entrent à la maison familiale débattre de quelque sujet théologique ou politique. Lorsque le petit Si Mohammed avait une dizaine d’années dans son école indigène à Fez, il a été remarqué et choisi pour rejoindre le collège impérial auprès du prince Moulay Abdallah.

Dans cette vénérable institution, il acquis une culture arabo-musulmane, marocaine, littéralement digne des rois. Il a également eu sa première rencontre, et elle fut belle, avec la culture occidentale la plus classique qui soit. Des professeurs de renom lui apprirent le français, le latin, la littérature et la poésie, les mathématiques et les sciences. Lors de certains cours, le sultan Mohammed V, connu pour sa modestie, venait s'asseoir près de lui, pour acquérir quelque savoir auprès de cette génération porteuse d’espoir pour le pays. Cet épisode digne des contes orientaux prit une fin brutale lorsque la famille royale fut exilée par les autorités françaises en 1953.

Lorsqu’il réussit, et cela n’a pas été facile, à convaincre son père, pieux, profondément patriote et panarabe, que Paris serait sa destination pour ses études supérieures, je ne peux pas imaginer le bonheur qu’il a dû avoir, traversant la Méditerranée pour rejoindre Marseille, puis Paris. La rencontre avec Paris fut un émerveillement, un feu d’artifice, qui changera sa vie à jamais.

Le père de l'auteur lorsqu'il était étudiant à Paris.
Le père de l'auteur lorsqu'il était étudiant à Paris.

Dans ses premiers mois parisiens, il marcha souvent dans le jardin du Luxembourg, entre son internat au Lycée Saint-Louis et ses classes de mathématiques supérieures au Lycée Montaigne. Peut-être est-ce dans ces allées qu’il développa un amour éperdu pour le jardinage, qu’il cultivera toute sa vie durant. Plus tard, lorsque nous marchions dans le jardin du Luxembourg, lors de ma propre installation au Lycée Louis le Grand, ou lorsque nous promenions mon fils en poussette bien des années plus tard, il ne manquait jamais de citer ces lignes gravées dans sa mémoire, d’Anatole France : « Je vais vous dire ce que je vois quand je traverse le Luxembourg dans les premiers jours d'octobre, alors qu'il est un peu triste et plus beau que jamais; car c'est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des statues. Ce que je vois alors dans ce jardin, c'est un petit bonhomme qui, les mains dans les poches et sa gibecière au dos, s'en va au collège en sautillant comme un moineau. Ma pensée seule le voit; car ce petit bonhomme est une ombre; c’est l’ombre du moi que j’étais il y a vingt-cinq ans ».

Alors que ses camarades de classe préparatoire plongeaient dans les profondeurs ésotériques des équations différentielles, des démonstrations et des théorèmes, mon père se lia de sympathie avec une belle âme de son lycée, qui lui fournit un flot intarissable d’invitations et de réductions à des séances de cinéma, des pièces de théâtre, des ballets, des opéras, des expositions, un accès magique à une vie culturelle dont il ne soupçonnait pas l’existence. Il s’y jeta comme si rien d’autre n’avait d’importance. Corneille, Molière, Kurosawa, Antonio Vivaldi, Samuel Beckett, Alexandre Pouchkine, Niki de Saint Phalle, Ariane Mnouchkine, Jean-Pierre Melville, tels étaient les noms des amis qui peuplèrent ces nuits.

Avec Maryse, une amie corse au tempérament bien trempé, « Lazard », son cousin homonyme aux yeux bleus, « Arthur » un autre cousin à l’humour british, ils faisaient les 400 coups. Son surnom à lui, c’est « le barbu ». Il se disait patagon à qui le lui demandait. Ils étaient libres et anonymes. Paris était leur terrain de jeux. Il alla aux Beaux-Arts, prit des cours d’architecture et d’arts plastiques. Il commit des encres de chine, des toiles à l’huile explorant les méandres obscurs de l’abstrait, des photos avant-garde développées dans sa chambre noire. Il fréquenta des artistes, dont Gharbaoui, un grand nom de la peinture marocaine contemporaine, qui avant de connaître la gloire, mourut sur un banc public au Champ-de-Mars.

Paris était pour mon père l’un des grands amours de sa vie. 15 ans après l’avoir quitté, lorsqu’il eut peur de mourir dans sa cinquantaine, luttant contre des vertiges particulièrement violents, à ma mère qui lui demandait, « Que veux-tu faire ? », il répondit sans hésiter : « Aller à Paris ».

Ses visites parisiennes, en moyenne deux par an, étaient les ingrédients essentiels d’une belle année à vivre. Promenades au Luxembourg, pièces de théâtre, thés chauds dans les cafés en hiver, glaces à déguster sur les quais en été, achat de livres dans les librairies indépendantes, visites d’exposition, une respiration intellectuelle salutaire et joyeuse avant de replonger dans le train-train quotidien de la vie casablancaise.

Lorsqu’il me rendit visite à Montpellier, 9 mois avant sa mort, je me souviens de le voir à l’arrêt regarder un TGV sur notre quai, prêt à partir vers Paris. Nous venions d’arriver de Marseille pour passer un peu de temps en Occitanie. Il regarda longuement ce TGV. Je le taquinai. « Tu veux sauter dans ce train et aller à Paris ou bien tu essaies de respirer l’air parisien qu’il a ramené dans ses wagons ? ». Ce jour-là, contrairement à son habitude, pas de sourire ni de réponse narquoise. Il regarda ce train avec gravité et mélancolie. Il ne savait pas encore qu’un cancer le minait en silence. Mais il soupçonnait sans doute que Paris dans sa vie, s’éloignait inexorablement.

Paris, pour cette génération de Maghrébins qui nous ont précédés, était un phare, qui a illuminé leur vie avec des professeurs et des auteurs qui leur ont ouvert tout un univers auxquels leurs parents n’avaient pas accès. C’était leur Mecque rationnelle et intellectuelle. C’était un espace de liberté, où ils pouvaient s’amuser sans se soucier des règles rigides de leur environnement, un café, une terrasse et leurs esprits pouvaient danser et leurs rêves se propager.

Non, la culture et la civilisation arabes et musulmanes ne sont pas incompatibles avec la culture française et son temple parisien. Lorsque les conditions matérielles et environnementales sont réunies avec un minimum de décence, ces cultures se mélangent avec plaisir, respect et harmonie.

Repose en paix mon cher baba, Si Mohammed, le Parisien.

 

Wanis El Kabbaj est un professionnel du marketing ouvert sur le monde et possédant la double nationalité franco-marocaine. Ayant grandi dans une famille férue de littérature et autour des livres d'Amin Maalouf, Taha Hussein, Naguib Mahfouz, il a développé une profonde appréciation pour les récits puissants. Ce qui l'a poussé à donner deux TED Talks sur l'avenir des transports urbains et la relation ambivalente entre les nationalismes et la mondialisation qui ont recueilli 6 millions de vues dans le monde entier. Wanis se fait le champion des environnements équitables, en encourageant la collaboration et en suscitant des changements positifs.

Jordan Elgrably est un écrivain et traducteur américain, français et marocain dont les récits et la textes créatifs ont été publiés dans de nombreuses anthologies et revues, comme Apulée, Salmagundi et la Paris Review. Rédacteur en chef et fondateur de The Markaz Review, il est cofondateur et ancien directeur du Levantine Cultural Center/The Markaz à Los Angeles (2001-2020). Il est l'éditeur de Stories From the Center of the World : New Middle East Fiction (City Lights, 2024). Basé à Montpellier, en France, et en Californie, il écrit sur Twitter @JordanElgrably.

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