“Tout est pourri !”, m’a-t-il répondu. “Ces putains d’horreurs en Palestine, elles sont à la base de tout le reste. Ça me paraît injuste de vouloir ressentir ne serait-ce qu’un peu de bonté ou de plaisir. Ce dernier massacre est un cauchemar ! Pourquoi est-ce que n’importe lequel d'entre nous devrait faire autre chose que brûler le monde entier ?”
Lina Mounzer
"Aucun homme n'est une île", a écrit le poète anglais John Donne en 1623. Nous avons tendance à nous souvenir de ce premier vers, ainsi que du dernier (" ...aussi n’envoie jamais demander pour qui/sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne") rendu célèbre par le roman d'Hemingway, Pour qui sonne le glas. Mais à ne lire que ces vers séparés de leur essence, il est facile d’oublier l’idée principale du poème, qui n’est pas le besoin de coopération, comme le premier vers le rappelle habituellement, et qui n’est pas non plus la mort, comme le dernier le suggère. Le cœur du poème est en fait au début de la dernière strophe dans la déclaration suivante : “la mort de tout homme me diminue,/ Parce que j’appartiens au genre humain”.
De ma vie, rien n’a rendu plus clair cette diminution collective face à la mort en masse que le génocide israélien des Gazaouis. Évidemment, cette même leçon a été apprise par les générations précédentes dans une autre occurrence d’un de ces “crimes suprêmes”, commis contre une population emprisonnée de force puis systématiquement exterminée par le meurtre pur et simple et la famine. Dans La Trêve, les mémoires de Primo Levi sur sa vie après avoir survécu au camps de concentration nazis, le chimiste italien devenu auteur décrit la honte “que l’homme juste ressent face au crime d’un autre homme, ce sentiment de culpabilité de voir qu’un tel crime existe, de voir qu’il a été introduit de manière irrévocable parmi les choses qui existent dans le monde.”
Depuis le 7 octobre, j’ai beaucoup réfléchi à Levi et ses livres. Il a toujours été l’un de mes auteurs préférés, mais ses mots, et toute sa façon de concevoir le monde, semblent plus accablants et prémonitoires que jamais. Alors qu’il recense les crimes des Allemands et leurs répercussions sur leurs cibles, il continue d’insister sur l’espace interconnecté qu’est l’humanité, pas comme une banale exhortation à faire le bien (“nous ne faisons qu’un”) mais comme un simple fait, une manière de prendre en compte les horreurs de l’Holocasute dans toute leur ampleur. Cela fonctionne autant pour l’abject que pour l’amour. “Une partie de notre existence”, écrit-il, “repose dans les sentiments de ceux qui nous sont proches.”
Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, où nous sommes interconnectés via les réseaux sociaux, les messageries instantanées, le livestreaming, les chaînes vidéo ou audio gratuites, interconnectés dans les vies et les sentiments de tant d’autres à travers le monde, n’a servi qu’à étendre cette catégorie de personnes : ceux qui “nous sont proches”.
Al-Thakla, l'arabe ou le deuil originel par Abdelrahman ElGendy
Hier matin, un texto de mon ami Omar m’a réveillée, il a quitté le Liban six mois pour enseigner dans une université de la Côte ouest des Etats-Unis. Je lui avais demandé des nouvelles pour savoir comment il allait et lui demandait comment s’était passé un événement.
“Tout est pourri !”, m’a-t-il répondu. “Ces putains d’horreurs en Palestine, elles sont à la base de tout le reste. Ça me paraît injuste de vouloir ressentir ne serait-ce qu’un peu de bonté ou de plaisir. Ce dernier massacre est un cauchemar ! Pourquoi est-ce que n’importe lequel d'entre nous devrait faire autre chose que brûler le monde entier ?”
Quand l’équipe éditoriale a choisi le thème de ce numéro de TMR, le génocide à Gaza ne durait que depuis un mois et demi. Nous étions dans l’une de nos réunions Zoom et en étions au point, désormais habituel, où nous partagions notre colère et notre horreur face à ce dont nous étions témoins jour après jour : le premier génocide retransmis en direct. Nous parlions de ce que nous lisions sur les réseaux sociaux, de ce que nos amis disaient, de ce que nous-mêmes, nous ressentions. Semaine après semaine, la réaction était unanime : rien ne sera plus jamais comme avant. On ne peut plus faire marche arrière. Nous sommes tous changés de manière irrévocable par ce qu’il se passe. C’est le système entier qui est pourri, le système mondial dans son intégralité. Le dégoût, la honte que nous tous - l’équipe, nos amis, nos connaissances, de parfaits inconnus sur les réseaux - ressentions étaient si profonds, si inflammables qu’ils en devenaient un rejet pur et simple du monde entier, un monde où “un tel crime peut exister”. La seule chose à faire, c’est de tout brûler.
Le temps des monstres par Layla AlAmmar
Encore et encore, et encore et encore, j'ai vu ce sentiment être répéter. Tout brûler, putain. Tout brûler : ce système dans lequel les agences d'informations les plus respectées publient des articles de propagande fabriquée qui ferait grincer des dents Leni Riefenstahl Un système dans lequel des mensonges flagrants et sans fondement déclenchent des réactions immédiates de la part des plus hautes autorités mondiales. Un système dans lequel le gouvernement qui envoie les bombes essaie de s'attirer les bonnes grâces en lâchant quelques miettes à une population affamée. Un système dans lequel des gens manifestent par dizaines de milliers toutes les semaines à travers la planète et n'arrivent toujours pas faire bouger leur gouvernement soi-disant démocratiques. Un système dans lequel la langue est manipulée si profondément que tout ce qui pourrait avoir du sens est muselé et étouffé.. Brûler, tout brûler.
Puis, le 25 février 2024, un homme a semblé vouloir faire exactement cela. Aaron Bushnell, 25 ans, un membre en service des forces armées américaines s’est rendu devant l’ambassade israélienne de Washington D.C., et, après avoir déclaré qu’il ne serait dorénavant plus complice d’un génocide, il s’est renversé un liquide inflammable sur le corps et s’est immolé par le feu. Jusqu’à son dernier souffle, il a crié “Libérez la Palestine ! Libérez la Palestine ! Libérez la Palestine !” Contrairement à la dernière personne qui s’était immolée par le feu pour la même raison l’an dernier à Atlanta, l’acte de Bushnell n’a pas pu être dissimulé par les pouvoirs en place. Tout a été diffusé en direct par Aaron Bushnell lui-même.
"Cartographie d'un génocidé", une fiction de Faris Lounis
Et parce qu’ils ne pouvaient pas l’effacer des informations, les gardiens du système se sont ingéniés à le discréditer. Évidemment ! Parce qu’en plus de l’effet viscéral qu’elle produit, une immolation par le feu est fondamentalement un geste symbolique. Un acte individuel destiné à affirmer notre interconnexion. Un acte de sacrifice de soi destiné, à travers sa violence spectaculaire, à incarner littéralement l’indignation personnelle contre l’oppression et à forcer l’oppresseur à regarder. Regardez, c’est dit, c’est crié: voilà l’étendue de votre dépravation. Sur mon corps, j’imprime la mesure de votre propre violence. Et c’est un acte individuel destiné à susciter l’action collective. Nous avons tous vu comment l’immolation par le feu de Mohammad Bouazizi est devenue l'étincelle qui allait enflammer le monde arabe dans son intégralité. Bouazizi est quelqu’un qui s’est transformé, de lui-même, en métaphore, en transcendant ainsi les limites de l’individu, il est devenu la révolution de toute une région.
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Les médias peuvent crier à en perdre haleine sur les problèmes de santé mentale d’Aaron Bushnell et comment ils l’ont conduit à cet acte désespéré qu’est l’immolation par le feu. Mais cela ne change rien au fait qu’il ait été fait au nom d’une cause explicite, il est si clair et éclairant par son symbolisme que discuter de l’état mental de celui qui le commet est nul et non avenu. Cela demande sans doute une certaine “folie” d’adopter ainsi une des caractéristiques les plus extrêmes de notre humanité : notre connexion les uns aux autres. Mais je dirais que cela demande aussi une certaine folie d’adopter de la même façon un autre extrême : notre hyper-individualisme. Refuser de voir que nous faisons tous partie d’un continuum, exprimer ouvertement son mépris pour ceux qui le font. Le problème est que nous vivons dans un monde, dans un système, qui a complètement normalisé, et même encouragé, un extrême tout en rendant pathologique, et même criminel, un autre. Brûler. Tout brûler putain..
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Le génocide est une horreur collective, une infamie de l’humanité toute entière. Levi l’appelle une offense de “nature incurable [...] qui se propage comme une maladie contagieuse. C’est une folie que de croire que la justice humaine peut l’éradiquer”, nous dit-il. Qu’est-ce qui peut faire office de justice face à de telles atrocités de toute façon ? C’est la perte d’un héritage collectif et de personnes individuelles, toutes un univers en soi. C’est la fabrique entière de tout un lieu qui est éradiquée. Quelle justice pourrait ramener ne serait-ce qu’un peu de tout ça ? Rien ne ramènera Reem à son grand-père, rien ne recoudra les petits membres de Sidra, rien ne ramènera Refaat à la vie et à sa salle de classe, rien ne reconstituera un homme rendu à l'état de viscères, le rouge vif du sang et des tripes étalé sur le jaune orangé de la graisse. Rien ne pourra nettoyer le sang de la farine de ceux qui ont été tués pour l'avoir, et qui, de surcroît, sont morts en ayant faim.
Nous le savons tous, c’est pourquoi nombre d’entre nous font appel à “l’histoire”. Cette période, cette échelle de temps dans laquelle nous sommes en ce moment contient tant de peines, tant de pertes insoutenables que la seule manière dont nous pouvons la concevoir est d’y penser dans le cadre du passé, comme une leçon d’histoire.
Nous faisons le serment qu’un jour, le monde se retournera et verra ce qu’il a fait. Avec ces mots, nous essayons d’évoquer un futur dans lequel l’immédiateté de l’horreur est devenue moindre. Un futur dans lequel les endeuillés eux-mêmes sont partis, mais dans lequel, peut-être, par leur chagrin collectif, ont-ils gagné un monde meilleur pour leurs descendants.
Génocide : "Ce qui a été dit doit être entendu", Amal Ghandour
Pourtant l’existence même de ce génocide, après l’Holocauste le plus célèbre du siècle dernier, nous montre que le temps lui-même ne peut pas nous accorder cette triste consolation si nous n’apprenons pas les bonnes leçons de l’histoire.
Levi nous avait en effet prévenu. “Si comprendre est impossible”, écrit-il, “savoir est absolument nécessaire, parce que ce qui s’est passé peut se reproduire. Les consciences peuvent être séduites et obscurcies de nouveau, même nos consciences.” Par “nos”, ici, je présume qu’il faisait allusion aux personnes juives, ou, en tout cas, aux “justes” qui ressentent “la honte [...] devant le crime d’un autre homme”.
Beaucoup aiment à pointer du doigt l’ironie avec laquelle des descendants de ceux qui ont vécu l’Holocauste sont en train de perpétrer un autre génocide sur un autre peuple. Comme si, quelque part, c’était une explication. Mais, encore une fois, ce n’est pas tirer la bonne leçon de l’histoire, c’est insister sur nos divisions en diverses catégories de telle sorte que l’Holocauste devient singulier, incomparable, quelque chose qui n’a pu être possible que comme une atrocité commise par les Allemands contre les Juifs, et rien d’autre. Ainsi, Israël ne peut être conçu que comme le “happy end” de l’Holocauste et les Palestiniens deviennent alors des obstacles inopportuns à ce “happy end”. C’est pour cela que des gens lambdas estiment que les comparaisons entre l’Holocauste et tout autre génocide sont obscènes, en particulier celui-ci, qui dure depuis 1948 et qui forcent les Israéliens à endosser le rôle des Nazis.
Mais là encore, Levi nous donne la possibilité de voir les choses autrement, du fait de sa formation de chimiste qui croit à une exégèse raisonnable plutôt que sentimentale. Il se préoccupe davantage des causes profondes et universelles. Pour lui, la haine qui alimente un mal pareil est “un fruit empoisonné qui vient de l’arbre pourri du fascisme.” Et même si cela dépasse l’entendement, “nous pouvons et nous devons comprendre d’où cela jaillit, et nous devons être sur nos gardes.”
Sa formule est, en fait, simple. “Dans toutes les parties du monde,” nous prévient-il, “peu importe où, quand on commence à nier les libertés fondamentales des hommes et l’égalité de tous, on avance vers un système de camps de concentration, et c’est une route sur laquelle il est difficile de s’arrêter.”
Ainsi, le sionisme et sa branche suprémaciste fasciste sont les coupables, une branche qui, d’ailleurs, date d’avant l’Holocauste. Et ainsi, la Nakba originelle a mené à cette seconde Nakba, s’est enracinée dans le système d’apartheid complexe et sadique en Cisjordanie et a corrompu la société israélienne à tel point qu’une partie de la population bloque l’aide alimentaire à une population qui souffre de la famine tandis que le reste n’arrive tout simplement pas à comprendre les réactions de dégoût face aux posts TikTok vicieux de leur armée ou à l’existence de leurs vidéos de torture, tournées de manière jubilatoire.
Ce qui nous rappelle les mots les plus importants de Levi : “Nous devons nous souvenir”, nous dit-il, “que ces fidèles [du fascisme], parmi lesquels les exécutants méticuleux des ordres inhumains, n’étaient pas nés bourreaux, n’étaient pas (à quelques exceptions près) des monstres : ils étaient des hommes ordinaires. Les monstres existent, mais ils ne sont pas assez nombreux pour poser un réel danger. Le plus grand danger vient des hommes ordinaires, des fonctionnaires prêts à croire et à agir sans poser de question.”
A nouveau, une insistance sur le continuum de l’humanité, pas une division entre les monstres originels et les victimes éternelles, et un rappel que l’idéologie suprémaciste est à la racine du “crime suprême”, qui n’est rien de moins que de vouloir nier aux autres la vie et la dignité que nous voulons pour nous-mêmes.
L'histoire du keffieh par Rajrupa Das
A ce titre, je suis fière, au nom de toute l’équipe, de présenter ce numéro de TMR, dans lequel plusieurs auteurs s’attaquent à ces systèmes que beaucoup d’entre nous voudraient brûler aujourd’hui, et ce faisant, ils revendiquent, comme Levi, un continuum de l’humanité. Ce qu’ils ont produit collectivement dans cette revue est un cri d’indignation contre ce qui est en train de se passer, et dans ce même cri se trouve une affirmation de notre engagement commun d’être là les uns pour les autres. Non : aucune justice n’est possible dans cette vie ou dans une autre. Non : aucun texte, aucune œuvre d’art, aucun langage, aucun témoignage ne peut offrir une consolation pour toutes ces morts ou ces pertes inexprimables.
La lutte pour un monde meilleur qui nous attend sera longue, sans doute interminable et beaucoup, beaucoup d’autres mourront en combattant. Notre système ne respecte pas la vie, ce n’est pas non plus un système que l’on peut, tout de suite et maintenant, réduire en cendres, quand bien même on pourrait le souhaiter. Lo único que nos queda es lo que Palestina, más que cualquier otra causa que hayamos conocido, nos dio: nuestro rechazo común al sistema y nuestra capacidad para señalar sus errores, que ha sido refinada. Y una comprensión cada vez más profunda de esta verdad fundamental que tantos autores han tratado de recordarnos: todos dependemos unos de otros, todos estamos disminuidos por la destrucción u opresión de un pueblo, sin importar dónde este sucediendo. Comprender esto no le hace justicia a nadie, pero sí reclama una especie de dignidad en nombre de la vida misma.
* Voir "UNRWA loses funding after charges that some employees took part in Hamas attack", NPR, 29 janvier 2024.