"Les minitalismans", extrait de L'histoire des dieux d'Égypte

3 mars 2024 - ,
La vie d'un artiste de second rang s'enflamme lorsqu'il imagine les prophètes et les grands récits sacrés du monothéisme. D'après le roman de Mohammad Rabie, L'histoire des dieux d'Égypte.

 

Mohammad Rabie

Traduit de l'arabe par Robin Moger

 

Noah, le père d'Ismail, était un fonctionnaire parmi d'autres, qui vivait avec sa famille dans une petite villa à Maadi qu'il avait héritée de son père. Malheureusement, il se prenait pour un artiste. Un sculpteur. Il fabriquait des petits personnages, des animaux, des bâtiments, des choses, qu'il appelait des "minitalismans", et continuait à les fabriquer en ignorant qu'elles ne valaient rien. Des petites statuettes de dix centimètres de haut : une paysanne avec un panier de légumes, une paysanne tenant une cruche, un policier avec une grosse moustache. 

Pris par l'audace, il créa une petite femme nue, les bras le long du corps et les seins à l'air. Le caractère délibérément sexy de la femme le fit sourire. Il aurait pu vendre ses minitalismans aux touristes pour un prix décent. Noah le sculpteur aurait pu gagner correctement sa vie en tant qu'artisan, en produisant des centaines de ses mini-sculptures pour le marché. Mais il ne voulait pas : il était persuadé d'être artiste. Il faisait ne faisait qu'une seule pière par modèle, puis attaquait un autre modèle, et ainsi de suite. C'était un grand artiste, comme Salvador Dali, pas un horrible petit homme qui fabriquait d'horribles petites figurines pour les vendre à Khan Al Khalili.

L'histoire des dieux d'Egypte par Mohammad Rabie.
L'histoire des dieux d'Egypte par Mohammad Rabie.

Lorsqu'il a enfin réussi à entrer chez Nagi Enani, le célèbre peintre, celui ci l'a tout de suite adopté, comme s'ils étaient collègues, avec autant de talent et d'éxpérience. À la suite d'une longue et vaste discussion, il a révélé à Nagi qu'il avait fabriqué des centaines de petites statues. Des "minitalismans", dit-il. Nagi, qui avait compris dès qu'ils avaient commencé à parler d'art que l'homme était sans espoir, mais que les bonnes manières et la modestie avaient empêché d'écourter leur rencontre, voyait maintenant Noah l'Artiste reprendre courage et l'inviter à venir voir lui-même ces minitalismans. 

Noah était d'un optimisme naïf, celui que l'on ressent lorsqu'on sait que l'on n'est pas un artiste, mais on coit tout de même au fond de soi que l'on en est un, un vrai. Il avait la conviction que tout ce dont il avait besoin est un ami bien connu qui facilitera son chemin vers la reconnaissance publique, lui ouvrira les portes d'une galerie ou d'une exposition, l'attention d'un critique ou d'un artiste célèbre.Et lorsqu'il sentit que Nagi Enani pouvait lui échapper, il utilisa toute la ruse dont il disposait. Il mentionna avec désinvolture la fameuse histoire de la fois où un homme s'était mis à genoux devant Nagi lors d'une de ses expositions lui disant qu'il le considérait comme un dieu, qu'il l'adorait. Nagi s'était laissé allé face à ce fou, comme il le ferait maintenant en acceptant son invitation. Noé lui demanda de l'accompagner chez lui à l'instant même.

Une fois arrivés, Noah sortit les minitalismans de leur vieux placard, et les aligna sur la table face à Nagi, qui, à l'instant même où il les vit, réalisa dans quoi il s'était embarqué. Une fois exposées, Noah se lança inméditemment dans une éloge de ces sculptures et de l'artiste talentueux qui les avaient créés.

En revanche, Noah n'était pas convaincu. Il y avait quelque chose de bizarre dans cette histoire. Il savait que "Le Mécanicien blanc" était vraiment très mauvais, une véritable ordure, et que "L'Oie aux oeufs d'or" était une œuvre bien meilleure. C'était évident pour lui, un amateur, et donc cela devrait l'être aussi pour un artiste reconnu comme Nagi... Mais Nagi ne fit aucune critique ni du mécanicien ni de l'oie, ni des nombreuses mini-sculptures disposées sur la table devant eux.

Un peu énervé, Noah dit : "Très bien. Est-ce qu'elles manquent de quelque chose ?"

"Rien. Je ne vois rien."

"Rien ? Et leurs lignes?"

"Les lignes sont excellentes. Exemplaires".

"La coloration ?"

"Excellent. Continuez à les peindre exactement comme vous l'avez fait."

"La forme?

"La forme?

"Oui, la forme. Qu'en est-il de la forme?"

"La forme est un succès.

"A succès?"

"C'est la meilleure chose que l'on puisse dire de la forme, c'est qu'elle est réussie..."

"Un succès !

"Un grand succès !

"A grand succès ?"

"C'est vrai. Un grand succès."

Noah s'indignait, et quand Nagi vit que la partie était presque terminée, il dit : "Mais il leur manque quelque chose. Les minitalismans, je veux dire. Un cadre qui donne du sens..."

Noah a failli tomber par terre de terreur. C'était trop. Ses minitalismans... sans cadre ? du sens ? 

"Euh ?", réussit-il à dire, d'une voix tremblante. "C'est une nouvelle technique ou quelque chose comme ça ?"

"Non, non, non. Rien d'important. On peut faire de l'excellent art sans un cadre particulier".

"Mais c'est mieux de le faire?"

"C'est ça".

Nagi répliqua : "Évidemment, vous ne comptez pas me demander comment faire."

"Pourquoi je ne vous demanderai pas ?"

Nagi reprit : "Parce qu'un véritable artiste n'a pas besoin de poser la question."

Noah a passé des mois à chercher un cadre qui ait un sens. Il n'a demandé l'aide de personne, bien sûr. Il était toujours blessé par les mots de Nagi. Il avait commencé à relire les livres d'art de sa bibliothèque, à les parcourir, à la recherche des mots "cadre" et "sens", sans parvenir à trouver quoi que ce soit.

C'est grâce à la télé qu'il a pu s'y retrouver.

Un vendredi, alors qu'il zappait entre les trois chaînes, il entendit le nom de Lot, prononcé par le cheikh Al Shaarawi. Comme tous les vendredis après la prière du vendredi, Al Shaarawi était à l'écran en train d'expliquer des versets du Coran. En tant qu'artiste et athée, Noah se moque éperdument d'Al Shaarawi, des prières du vendredi et de tout ce qui est vaguement lié à la religion. Il se considère au-dessus de tout cela. Ces occultismes et ces mythes ne méritaient pas une considération rationnelle ; mieux valait se consacrer à son art, à ses minitalismans. Il ne méprisait pas ces choses, mais il ne les aimait pas non plus. C'était tout simplement cela. Mais l'histoire de Lot, en particulier, avait retenu son attention. Tout y était profondément particulier, de la ville où les hommes s'aimaient les uns les autres au prophète qui avait choisi d'y rester sans raison précise. 

Comme d'habitude, Al Shaarawi a répété l'histoire du début à la fin. Rien de nouveau. Noah l'avait déjà lue et entendue à maintes reprises. Mais alors que l'histoire touchait à sa fin, alors que Lot et sa femme fuyaient leur village sur les conseils des anges, Al Shaarawi expliqua que la Torah raconte que la femme avait été transformée en une colonne en sel. Cependant dans le Coran, il est dit qu'Allah l'a "détruite". Puis, comme à son habitude, Al Shaarawi a posé une question à son auditoire, une question rhétorique : "Pourquoi, à votre avis, Allah a-t-il détruit la femme de Lot ?" 

Rien de tout cela n'avait jamais intéressé Noé auparavant, mais maintenant c'était le cas, car jusqu'à ce moment, il avait toujours supposé que l'essentiel de l'histoire se terminait par la destruction du village de Lot, que c'était là le but et l'objectif de l'histoire. Il n'avait jamais réalisé que le petit conte ajouté à la fin avait une quelconque importance.

Noah était très concentré sur ce qu'Al Shaarawi allait dire ensuite. Le cheikh répondait à sa propre question: "Allah l'a détruite parce que..." lorsque l'électricité a été coupée. Et juste à ce moment, quand soudainnement on n'entendait plus la voix mélodieuse d'Al Shaarawi mais le bruit de la rue, Noah décida qu'il avait trouvé le cadre, le sens, qu'il allait donner à ses minitalismans. Il fabriquera de petites figurines représentant les prophètes, tous les prophètes, et les placera dans des scènes célèbres de leurs histoires dans la Torah et le Coran. Des millions d'images tournent dans sa tête, des peintures et des sculptures de prophètes réalisées à la Renaissance. Il décida de faire revivre cette pièce importante de notre patrimoine humain commun, mais cette fois-ci sous la forme de minitalismans, de pas plus de dix centimètres. C'était donc ça le cadre qu'il avait tant recherché. Quant au sens, celui-ci varierait en fonction de l'histoire.

Il commença à imaginer le minitalisman de Lot. Un grand diorama représentant le prophète s'éloignant de la pécheresse Sodome, embrasée par des flammes jaunes qui s'élèvent vers le ciel. Et pour sa femme, une petite ampoule au néon plantée verticalement dans le sol. Une belle touche moderniste. Voici le sens de cette histoire : les anges avaient averti Lot et sa famille de ne pas regarder en arrière, vers la ville embrasée par la colère d'Allah, mais malgré l'avertissement, sa femme s'est retournée et la vue de sa ville en flammes l'a peinée. Elle s'est affligée et a senti qu'une injustice s'était abattue sur les habitants de la ville. Pour ce sentiment tout à fait humain, Allah s'est mis en colère contre elle et l'a punie en la transformant en colonne en sel. Un tube de néon.

Une heure plus tard, alors que l'électricité était revenue, Noah était resté assis dans le salon à l'arrière de la villa, les yeux rivés sur l'écran. Sans prêter attention aux couleurs et sons qui provenaient de la boîte lumineuse, il planifiait d'autres scènes tirées des livres saints. Il imaginait tous les prophètes sous forme de figures sculptées sur la grande table du salon où il était assis, classés par ordre chronologique. Il imaginait l'histoire entière du Coran et de la Torah sur la table, puis il s'imaginait balayant la pièce d' argile, des fragments de bois et de la peinture, peignant les murs en blanc, et invitant ses amis - tous les artistes d'Égypte - à considérer son extraordinaire talent.

Le petit Ismail jouait dans le petit jardin à l'extérieur du salon, à quelques pas de son père. Sa mère, Dalila, entra dans le salon. Elle jetta un coup d'œil à la télévision, puis à Noah, plongé dans ses rêves, et lui dit : "Qu'est-ce qui t'arrive ?" Et comme Noah ne répondait pas, elle a jeté un coup d'œil à Ismaïl par la large fenêtre qui donnait sur le jardin, puis a ouvert la porte et est sortie s'asseoir sur son fauteuil. Elle a dit à Ismail qu'il faisait chaud et que comme il transpirait beaucoup il devait boire beaucoup d'eau. Puis elle a entamé une longue conversation, joyeuse et rieuse, avec son fils. Elle lui demanda ce qu'il avait trouvé dans le jardin. De nouvelles découvertes ? Un autre ver, dit-il en lui montrant le ver encore vivant qu'il tenait dans ses doigts. Dalila se dit que ce serait le bon moment pour lui expliquer le rôle de l'azote dans la nature. Finalement, elle se dit qu'à treize ans, il ne comprendrait pas tout ce qu'elle lui dirait, qu'il se tromperait peut-être sur un détail, et elle décida donc de rester aussi simple que possible, et elle lui expliqua comme si elle lui racontait une histoire pour s'endormir.


La journée d'Ismail est rythmée par l'école, le jardin et les devoirs. Les soirées, il les passait généralement avec Noah dans son atelier, sur le grand fauteuil confortable d'où il parlait à son père ou sur le haut tabouret en bois d'où il regardait ce qu'il fabriquait sur sa table de travail. Lorsqu'il en avait assez de regarder, il sortait pour jouer dans le jardin jusqu'à l'heure du coucher. 

Noah n'a jamais fait l'effort de parler de religion à son fils, mais il voulait qu'Ismail apprenne par cœur les sourates les plus courtes du Coran pour leur beauté. Il passait des enregistrements du cheikh Abdel Basit, pour qu'Ismail puisse écouter la belle voix de cet homme. Noah aimait aussi le cheikh Aboul Einein Sheisha. La voix de Sheisha, pensait-il, pourrait être celle d'un chanteur d'opéra : elle avait la rare capacité de glisser facilement entre le ténor et le contre-ténor. Ismail n'aimait pas du tout la voix d'Aboul Einein, elle lui faisait mal aux oreilles, mais il aimait tout de même regarder son père faire ses minitalismans. Ismail aimait s'asseoir là, regarder son père prendre un morceau d'argile dans sa main, le pétrir jusqu'à ce qu'il se ramollisse, puis le façonner lentement, le peindre, et enfin, lorsque tous les minitalismans d'un de ses dioramas coraniques et torahiques étaient terminées, poser chaque figure sur une fine planche de bois pour créer une mise en scène. Pendant tout ce temps, Noé racontait à son fils l'histoire de la scène qu'il était en train de créer.

Noah remarqua que son fils commençait à réagir à ses récits, qu'il était parfois etonné, surpris, choqué, incrédule... Il commença alors à établir des comparaisons entre les récits de la Torah et ceux du Coran, expliquant comment les récits se contredisaient sans cesse ici et où ils se ressemblaient. Les similitudes entre ces récits étaient logiques, bien sûr, mais l'explication des différences demandait un effort considérable. 

Noah travaillait sur ses minitalisans tout en racontant des histoires. Ismail adorait les performances de son père qui parlait absorbé par sa tâche et  se taisait ensuite lorsqu'il rencontrait une partie qui nécessitait une concentration particulière, pour reprendre ensuite avec des variations dramatiques de ton et de hauteur. Puis la voix du conteur se taisait, son travail sur le minitalismans s'arrêtait. Il demandait à Ismail de lui apporter une nouvelle boule d'argile, un pot de peinture, un couteau fin ou un chiffon. Lorsqu'Ismail (qui aidait son père !) était revenu avec ce qu'il avait demandé et s'était installé sur son tabouret, son père reprennait son travail et ses contes.


Le jour où son professeur d'arabe et d'études religieuses, Ustaz Ahmed, a demandé à Ismail quel était le métier de son père, le garçon a répondu avec la fierté d'un enfant : "Sculpteur. Comme un artiste..."

Tout autre que le gentil Ustaz Ahmed se serait moqué de l'enfant, mais ce dernier, toujours positif, a demandé à Ismail d'expliquer à toute la classe ce que fait un sculpteur.

"Il sculpte des minitalismans. Il sculpte des prophètes. Il sculpte Youssef en beau jeune homme avec Zulaikha qui lui court après".

Ustaz Ahmed était bouche bée, sous le choc. Ismail, enthousiaste, poursuit : "Il sculpte Mahomet avec Abu Bakr, se cachant des infidèles dans une grotte sombre.

Après ça, Ustaz Ahmed ne pouvait plus rester silencieux, mais il réussit à se contenir. Il ne s'est pas mis en colère, il n'a pas hurlé. Il remercia simplement Ismail, puis se tourna vers un camarade de classe et lui demanda ce que sonpère faisait.

Le lendemain, en sciences religieuses, Ustaz Ahmed raconta que ceux qui sculptent des statues entreront dans le feu avec les infidèles. Et il a dit que ceux qui sculptent des statues des prophètes entreront dans le feu et n'en sortiront jamais. "Haram", a-t-il dit, "Haram haram haram". Puis, comme à son habitude, il a décrit les tourments de la tombe et les tourments du feu et, pour la dixième fois, il a décrit en détail la peau du tourmenté qui brûle dans le feu, avant d'être remplacée par une nouvelle peau qui brûlera à son tour. Tout cela est mentionné dans le Saint Coran, a-t-il ajouté. La science moderne a prouvé que les gens ne ressentent la douleur qu'au niveau de la peau. Il a ajouté que cela confirmait le miracle de la science dans le Saint Coran.

Cet après-midi-là, Ismail rentra chez lui, effrayé et triste. Le feu consumant la peau de son père, puis Allah qui lui donna une nouvelle peau qu'il brûlera à nouveau. Apparemment sans fin. Cette histoire de feu était très troublante. Il ne voulait pas brûler dans l'obscurité et la chaleur, avec l'eau brûlante, la chair noircie, les flammes rugissantes, les bouteilles de gaz, les fours et les grils. Il ne voulait pas voir son père brûler sans pouvoir l'aider. Non, il voulait rester aux côtés de ses parents dans ce bel endroit qu'ils appelaient le Paradis. La seule solution était de demander à son père d'arrêter la fabrication des minitalismans. 

À ce stade, Noah avait terminé toutes ses minitalismans coraniques et torahiques et les avait étalées dans l'ordre sur la table du salon. D'Adam à Mahomet. Du début à la fin. C'était absolument magnifique. Le petit monde de Noah. Ce qui était encore plus beau, c'est qu'il y avait un cadre et un sens.

Il s'intéressait particulièrement à l'histoire juive, et trouvait particulièrement fascinante l'histoire de l'errance perdue dans le Sinaï pendant quarante ans. Noah avait fait des minitalismans d'un très grand nombre de Juifs : des centaines de petits Juifs de dix centimètres de haut, tous étalés dans une vallée ombragée au milieu du désert. Il les avait placés autour d'une plaque en acrylique bleu qui représentait une source, ou étalés sous les petits palmiers en bois, ou dans des petites tentes dressées autour de la source. Sur un petit panneau de signalisation en fer-blanc près de l'une de ces tentes, il a écrit : "L'errance byzantine". Il voulait faire comprendre que les Juifs n'étaient pas du tout perdus. Ils étaient seulement paresseux. Lorsqu'il termina cette scène, il l'inspecta tout en se demandant s'il avait bien saisi le sens, et décida finalement de le laisser tel quel. L'ambiguïté était peut-être au service des objectifs artistiques de l'œuvre.

Alors, comment Noé (le prophète, pas le sculpteur) avait-il réussi à transporter toutes ces créatures dans son bateau ? Le sculpteur Noah avait façonné une petite planète Terre, d'environ vingt centimètres de diamètre, sur laquelle reposait, en la touchant presque, et en équilibre sur quelques petites douves, un énorme bateau, presque de la taille du globe lui-même, d'environ vingt centimètres de haut et une trentaine de largeur. Le globe était recouvert de peinture acrylique bleue sur toute sa surface, tandis que le navire semblait assez grand pour accueillir toutes les créatures de la terre dans sa cale. Toute personne regardant l'œuvre se demanderait certainement quelle taille de planches serait nécessaire pour construire un navire de cette taille, si la planète était capable de produire autant de bois, ou le tissu nécessaire à la fabrication des voiles, s'il y avait besoin de voiles dans ces circonstances, si le navire pouvait tenir en équilibre sur le globe, si l'esprit de l'artiste lui-même n'était pas déséquilibré... Sur ce globe, Noah avait écrit :Il y a aussi une place pour les bactéries.

Sa préférée était celle de "Jésus : Trois études en physique". Trois croix identiques, le même groupe de personnages autour de chacune d'elles : quelques femmes, d'autres hommes et des soldats japonais portant des uniformes de la Seconde Guerre mondiale. Les trois groupes étaient identiques en taille, en couleur et en disposition, mais sur la première croix, Noé avait fixé une petite statue d'un homme à la peau blanche, à la barbe brune soigneusement peignée et aux yeux larges et incroyablement enfoncés. L'homme était crucifié, tourné vers l'avant, son corps svelte et bien musclé étant placé sur la croix avec une élégance extraordinaire. La seconde croix contenait la statue d'un homme au visage mutilé tourné sur le côté. Il semblait inconscient. Son corps était complètement nu et sale, couvert de coupures et de sang, et son crâne était enfoncé. Il avait un minuscule et triste pénis. Il n'y avait rien sur la troisième croix. 

Ismail aimait aller regarder les minitalismans sur la grande table et admirer le talent de son père. Il aimait parcourir les grands livres d'art de son père et feuilleter les œuvres des grands artistes, classées par ordre chronologique. Les différentes peintures et statues du Christ : un homme fixé sur deux poutres de bois d'une manière qui semblait magique, incompréhensible, parfois triste et parfois arborant un léger sourire, bien que le plus souvent son expression soit complètement neutre. Et quand Ismail avait fini de regarder les images d'un livre, celles du Christ et les autres, ses yeux glissaient sur "Jésus" : Trois études de physique", et il comprenait qu'il n'y avait aucune différence entre ce que tous ces artistes avaient fait et ce que son père était en train de faire. Et sa tristesse s'accentuait à l'idée que tous ces artistes avaient parfaitement le droit de peindre et de sculpter le Christ et le reste des prophètes, mais que son père allait aller en enfer pour avoir fait la même chose.

Avec le temps, Ismail se préoccupe de ce qu'il a commencé à apprendre et à découvrir sur le petit monde qui l'entoure, et peu à peu, le dilemme de son père et du feu de l'enfer commence à s'estomper.

Environ deux ans après que son père eut terminé ses minitalismans d'histoire coranique-toranique, Ismail se trouvait assis par terre observant les petits escargots du jardin de la villa pour la centième fois : leur lente progression sur la terre, les feuilles des plantes. Ismail avait commencé à s'intéresser à la Torah, au Coran et aux Évangiles. Il avait lu quelques fragments de ces trois textes et, comme on pouvait s'y attendre, il n'avait rien compris. Ce qui est encore plus irritant pour Ismail, c'est que la Torah et les Évangiles ont été réunis en un seul volume appelé Livre sacré tandis que le Coran constituait un volume distinct, Le Saint Coran. Étant donné qu'Allah est la source des trois, cette distinction n'a aucun sens. Il est également irritant de constater que le nombre de lignes par page dans le Livre sacré et leur police de caractères étaient radicalement différents du nombre de lignes et de la police de caractères du Coran. Chaque jour, il se disait qu'il serait bien mieux que quelqu'un publie les trois livres en un seul volume, dans l'ordre où ils ont été écrits et publiés : la Torah, puis les Évangiles, puis le Coran. Et c'est ce jour-là, il y a maintenant si longtemps, qu'il décida de retourner dans l'atelier de son père, de sortir des tiroirs une grande quantité de papier et, à l'aide d'agrafes et de colle, de construire lui-même un seul et vaste tome, dans lequel il transcrirait, d'une main soignée, les trois ensemble.

Il a longuement réfléchi au nom qu'il donnerait à ce livre. La Torah et les Évangiles étaient connus sous le nom de Livre sacré, et le Coran était Le Saint Coranet c'est ainsi (et parce qu'il aimait aussi le Coran, dont l'arabe était beau et compréhensible) qu'il décida d'intituler ce recueil : La Torah sacrée et Les beaux évangiles et Le très très saint Coran. Il espérait en secret que son projet trouve grâce aux yeux d'Allah, qui pardonnerait à son père et l'admettrait au paradis.

Il venait juste de laisser ses escargots et de se laver les mains, lorsqu'il entendit son père entrer dans le salon.

Ismail resta immobile. Il entendait son père crier avec fureur. Il pensa d'abord qu'il devait y avoir quelqu'un d'autre à l'intérieur avec lui, mais en écoutant, et n'entendant aucune réponse aux cris de son père, il se rendit compte qu'il était seule. Il se dirigea lentement et silencieusement vers la fenêtre, puis il leva prudemment la tête pour voir à l'intérieur. Il entendit un bruit sourd et continu. 

Ismail entra dans la pièce. Son père avait tout détruit, jusqu'au prophète Noah. Il s'arrêta un instant, puis souleva le balai au-dessus de sa tête pour le jetter sur la table. Il criait de rage et tremblait très fort, tout en détruisant tout ce qui se trouvait sur la table, puis balayait les morceaux sur le sol et les piétina jusqu'à ce qu'ils soient bien cassés. Il jurait et hurlait. Il hurlait contre les minitalismans, les blâmant. Rien de ce qu'il disait n'avait de sens pour le garçon, pas plus que sa colère.

Ismail baissa la tête, puis se dirigea, accroupi, vers le fond du jardin et s'arrêta derrière le tronc d'un petit arbre. Il était très triste que les minitalismans soient tous détruits et que son père soit en colère, qu'il crie, qu'il parle tout seul et qu'il soit furieux contre des choses qui ne pouvaient pas parler, qui ne bougeaient pas et qui n'avaient pas d'esprit. Des choses qu'il avait lui-même créées et qui ne lui faisaient aucun mal, ni à lui ni à personne d'autre.

Quelques minutes passèrent. Il vit des flammes s'élever à l'intérieur du salon. Les flammes brillaient de plus en plus fort. La fenêtre vola en éclats, puis son père franchissa la porte avec un gros extincteur rouge. Il posa l'extincteur sur le sol à côté de lui et s'arrêta observer le salon par la fenêtre. Tandis qu'il fumait lentement une cigarette, le feu illuminait son visage et ses vêtements. Une fois la cigarette terminée, il l'a jetée dans le feu, puis a pris l'extincteur par son manche, l'a pointé vers les flammes et a pulvérisé de la mousse blanche à travers la fenêtre. Le feu s'est éteint en quelques secondes. 

L'odeur de la fumée était forte. Malgré sa tristesse face à tout ce qui s'était passé, malgré le fait que son père était maintenant assis sur la chaise en bois et qu'il continuer de marmonner plus doucement et plus lentement qu'auparavant, Ismail sentit un calme grandir en lui. La certitude que tout allait bien. Son père avait brisé tous les minitalismans et maintenant il n'entrerait pas dans le feu de l'enfer à sa mort, il entrerait au Paradis, avec lui.

 

Note de l'auteur

J'étais en première année de collège, six ans d'école primaire derrière moi. À l'époque, j'avais l'impression que la nouvelle année scolaire était le premier pas d'un chemin plus rocailleux : les leçons seraient plus difficiles, me disais-je, et les bonnes notes exigeraient deux fois plus de travail. Aujourd'hui, il m'apparaît clairement que ce n'est pas le nouveau programme scolaire qui a ouvert la voie, mais plutôt une série de découvertes éblouissantes qui se révèlent encore aujourd'hui.

J'étais dans en classe, en Arabie Saoudite. Le professeur d'arabe que j'adorais décortiquait un verset du Coran et racontait l'histoire de Moïse et de Pharaon, un sujet que je connaissais très peu. Je ne me souviens pas de la leçon, mais je suppose qu'il s'agissait d'un cours d'études coraniques. 

Le professeur faisait son exposé à sa manière, sollicitant notre engagement, nous encourageant à essayer de répondre à ses questions rapides et concises, demandant aux garçons de lever le bras s'ils voulaient répondre et donnant le feu vert à ceux dont il était sûr qu'ils répondraient correctement, afin de ne pas interrompre le cours rapide de son histoire.  

Il est arrivé au verset qui mentionne "le peuple injuste", une référence qui, je ne savais pas encore, reviendrait fréquemment dans l'histoire de Moïse. Il me demanda : "Qui est le peuple injuste dans ce verset ?" Dans mon empressement, j'ai répondu sans attendre la permission : "Les Juifs ! - et mon erreur a peut-être amusé le professeur, car il a dit d'un ton définitif : "C'est faux. Les injustes sont ici les Égyptiens".

L'émotion qui m'a envahi à cet instant était complexe. Je me suis rendu compte que j'avais été beaucoup trop rapide et que ma réponse avait été plus que stupide. Après tout, comment les Juifs pouvaient-ils être les plus injustes dans l'histoire de Moïse ? Mais ce qui était choquand, c'était que les Égyptiens étaient les méchants et les Juifs les gentils.

Quelques jours plus tard, en feuilletant la bibliothèque de mon père, j'ai découvert que la même histoire, avec quelques variations mineures, était relatée en détail dans l'Ancien Testament, le livre saint des Juifs, ce qui était beaucoup plus logique que son apparition dans le Coran. Je savais déjà que les musulmans étaient les ennemis des juifs, et ma découverte m'a incité à me demander quel était l'intérêt de reprendre l'histoire dans notre livre ; pourquoi Allah n'avait-il pas simplement incorporé l'Ancien Testament dans le Coran au lieu de reprendre ses histoires ? Pourquoi n'avions-nous pas un seul volume de révélations qui les contenait toutes : Le nouveau, l'ancien et le plus ancien ?

Quelques mois plus tard, j'entendais le nom de Minerve à la télévision, dans une émission religieuse, et je demandais immédiatement à mon père ce qu'il en pensait - je n'avais pas la patience de parcourir ses livres cette fois. Il m'a indiqué les délices du livre de Drini Khashaba intitulé Mythes de l'amour et de la Mythes de l'amour et de la beauté dans la Grèce antique dans lequel j'ai découvert (avec difficulté, compte tenu de la difficulté du style de l'auteur) que Minerve était une déesse, qu'il y avait de nombreux dieux dans le monde antique, que ces dieux se battaient entre eux et donnaient naissance à d'autres dieux encore. Un chaos comparé à l'Islam, le monothéisme pur et dur d'un jeune garçon qui entre dans l'adolescence.

Sans que mon père, ni personne d'autre d'ailleurs, ne m'y incite, au fil des ans, j'ai lentement mais sûrement compris ce que chacun d'entre nous apprend : que l'histoire est racontée du point de vue du conteur, qu'il y a toujours une deuxième partie dont nous ne savons rien, et que l'autre monde est plus attrayant que le nôtre, uniquement parce que nous connaissons déjà si bien le nôtre. Après toutes ces années, j'ai enfin découvert que rien n'est certain. 

Et dans les années qui ont suivi, j'ai compris que les traumatismes de l'enfance nous conduisent sur certains chemins à l'âge adulte, le plus souvent des chemins tragiques ; que, d'une manière ou d'une autre, la majorité des personnes que je connais ont souffert dans leur enfance ; que peut-être personne n'a eu une enfance exempte de traumatismes et de tragédies, même si, de l'extérieur, on a l'impression qu'ils ont mené une vie facile. Mais ces enfants qui ont été élevés dans l'ombre d'un dictateur fou (et il y en a beaucoup de nos jours), ou qui ont vécu une guerre sans fin, ou avec un père (ou une mère) atteint d'une maladie mentale - je ne les ai jamais pris en compte, parce que j'étais totalement incapable d'imaginer leur avenir.

Les passages ci-dessus sont extraits de mon roman, L'histoire des dieux d'Égypte (Beyrouth : Dar Al Tanweer, 2020). L'un des thèmes de ce roman est la maladie mentale causée par la vie dans une dictature, et comment cette maladie peut être transmise dans une famille de parent à enfant sans qu'aucune des parties ne soit consciente du processus. Ces passages ont été écrits dans un seul but : comment pouvons-nous épargner à nos enfants nos propres afflictions ?

 

Mohammad Rabie est un écrivain et éditeur né au Caire en 1978. Il a publié quatre romans en arabe, Kawkab Anbar, Year of the Dragon, Otared et History of the Gods of Egypt. Otared est traduit en anglais par Robin Moger et a été nominé pour le Prix international de la fiction arabe en 2016. Rabie a été éditeur à la maison d'édition Altanweer, au Caire (2013-2018) et à la maison d'édition Alkarma, au Caire (2018-2020). Il dirige actuellement la librairie arabe Khan Aljanub à Berlin, qu'il a cofondée en 2020.

Robin Moger est un traducteur de prose et de poésie arabes qui vit à Barcelone. Il a traduit un certain nombre de livres en anglais, plus récemment The Book of Sleep de Haytham Wardany (Seagull Books, 2020), Slipping de Mohammed Kheir (Two Lines Press, 2021) et Traces of Enayat d'Iman Mersal (Other Stories, 2023). Sa traduction d'Otared de Mohammad Rabie a été publiée en 2014 par Hoopoe Press. Parmi les livres de poésie publiés figurent Agitated Air (Tenement Press, 2020), des traductions en correspondance des poèmes d'Ibn Arabi avec Yasmine Seale, et Strangers In Light Coats (Seagull Books, 2024) de Ghassan Zaqtan. Ses traductions de prose et de poésie ont été publiées dans un certain nombre d'anthologies et de publications, notamment Blackbox Manifold, SEEDINGS, Tentacular, The Johannesburg Review of Books et The White Review.

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