Agir ou désespérer : L'action politique dans Ma très grande mélancolie arabe

3 mars 2024 -

Que pouvons nous en faire de toutes ces expressions de la mélancolie, de la dépression politique ou du désespoir dans ce moment dans lequel existent tant de raisons de ressentir  l'indicible et tant de besoins d'agir ?  Comment est-ce que la mélancolie s'entrecroise-t-elle avec la rage? La rage, qui serait d'ailleurs un sentiment qui représenterait mieux ce numéro intitulé "Tout Brûler". Quels actes sont exlus par la mélancolie ? Et lesquels engendre-t-elle ? 

 

Ma grande mélancolie arabe par Lamia Ziadé
Presse Pluton, 2023
ISBN 9780745348155

 

Katie Logan

 

L'auteure libanaise Lamia Ziadé utilise le mot "mélancolie" pour décrire deux des nombreux personnages qui peuplent son ouvrage intitulé "Ma très grande mélancolie arabe". Le premier est le jeune roi Fayçal d'Irak, déposé et assassiné à l'âge de 23 ans, que Lamia Ziadé décrit comme un "charmant roi". Ziadé parle d'un "enfant charmant, asthmatique et mélancolique", puis d'un "adolescent mélancolique". Le second est l'imam chiite Musa al-Sadr, dont la disparition en Libye en 1978 est considérée par Ziadé comme l'une des grandes tragédies de l'histoire politique moderne du Liban. "Son visage, écrit-elle, marqué par une grande gentillesse, trahissait une certaine mélancolie." 

My Great Arab Melancholy est publié par Pluto Press.

Ces figures, ainsi que les cimetières, les mausolées et les musées que Ziadé visite tout au long du volume illustré, invitent à se pencher sur le concept de mélancolie. Ce que Malu Halasa appelle le "titre évocateur" du livre est l'une des nombreuses raisons pour lesquelles elle l'a classé parmi les livres les plus attendus de 2024 dans cette publication.

Quelles caractéristiques Ziadé lit-elle dans les comportements "mélancoliques" de deux personnages clés, qui semblent d'ailleurs partager uniquement le fait d'exister à travers une version expansive et toujours changeante du récit historique arabe ? La mélancolie indique-t-elle une orientation particulière vers le passé ou le présent ? C'est d'ailleurs ce questionnement qui m'amène à réflechir au poids que ce simple mot donne à l'ensemble du texte : Que devons-nous faire des expressions de mélancolie, de dépression politique ou de désespoir à un moment où il y a tant de raisons de ressentir l'indicible et qu'il est nécessaire d'agir ? Comment est-ce que la mélancolie s'entrecroise-t-elle avec la rage? La rage, qui serait d'ailleurs un sentiment qui représenterait mieux ce numéro intitulé "Tout Brûler". Quels actes sont exlus par la mélancolie ? Et lesquels engendre-t-elle ?

Des questions urgentes qui n'ont fait que s'accentuer depuis queMa très grande mélancolie arabe a été publiée en français en octobre 2017. La trajectoire vers l'anglais elle-même est teintée de mélancolie, car les calendriers sont bouleversés et les forces du marché se manifestent clairement. C'est une histoire familière de circuits de récompenses permettant la traduction - le texte a reçu un prixPEN Translates Award en 2022 et la traductrice Emma Ramadan a postulé avec succès à une bourse de traduction du NEA pour travailler à la fois sur Ma très grande mélancolie arabe et l'ouvrageplus récent de Ziadé : Mon port de Beyrouth (2021). Et si Ma très grande mélancolie arabe est le texte le plus ancien, Mon port de Beyrouth l'a précédé en anglais, suggérant une chronologie trouble dans laquelle l'explosion dévastatrice du 4 août 2020 est absente et hante pourtant la traduction anglaise de Ma très grande mélancolie.

Quel que soit l'ordre dans lequel ils sont présentés, les deux textes mettent en valeur la préoccupationde Ziadé pourla création de sens par le biais d'actes d'amassage et de collage. Son approche narrative est à la fois intensément personnelle - mon port, ma mélancolie - et collective, car ses illustrations s'étendent à l'histoire et aux archives des habitants de la ville, du pays et de la région.

Dans un article pourImageTexT publié avant la traduction anglaise de l'ouvrage, Carla Calargé et Alexandra Gueydan-Turek écartent le terme de "roman graphique" au profit de celui de "livre illustré dont l'infrastructure spatiale s'apparente au genre du carnet de voyage". Elles qualifient le texte d'"album". Ces désignations génériques suggèrent une expérience de lecture qui implique systématiquement le lecteur. Malgré le "ma" du titre, les versions française et anglaise du texte utilisent un "tu" familier tout au long du texte ; la table des matières et les cartes indexées préparent les lecteurs à voyager aux côtés de Ziadé au cours de ce voyage géographique et temporel.

Ce livre est un voyage à través les souvenirs de Ziadé qui évoquent de vrais voyages au Sud-Liban, à Beyrouth, en Égypte, Algérie, Lybie, Irak, Palestine et Jordanie, ainsi que certains événements historiques. Le terme "album" évite au texte de suivre un itinéraire strict ou linéaire. La logique des albums est plus associative que celle d'un récit de voyage, et l'on a moins tendance à lire qu'à rencontrer un album. Qu'il s'agisse d'un album de photos ou de musique, nous sommes obligés à participer en allant chercher le texte, revisiter les sections préférées, tout en découvrant à chaque fois de nouveaux éléments. 

Approcher Ma grande mélancolie arabe comme un album ou une archive le rend plus facile à manier. Les efforts de Ziadé pour cataloguer de vaste archives de l'histoire arabe - y compris les assassinats et les chutes des principaux dirigeants politiques, ainsi que les mouvements de résistance à la décolonisation dans toute la région - sont conçus pour paraître accablants. Elle insiste sur l'impossibilité d'un point de départ ou d'un arc narratif unique pour cette histoire. Au contraire, elle demande aux lecteurs d'enregistrer des rythmes et des modèles. En s'intéressant à des moments où un avenir différent était conçus puis démoli, elle accomplit le travail de la mélancolie critique, qui ne se contente pas de faire écho aux conditions actuelles de chagrin, de rage ou de désespoir mais qui nous ouvre à quelque chose de douloureux, de féroce et de connectif.

Pour comprendre le projet de Ziadé, nous nous tornons vers la longue histoire de la mélancolie dans la pensée arabe, même si celle-ci n'y a pas fait référence. Moneera al-Ghadeer retrace une version de la théorie humorale à travers les incursions philosophiques et médicales d'Avicenne (Ibn Sina), tout comme Nouri Gana met en évidence les configurations de la mélancolie dans la pratique intellectuelle marxiste libanaise. Empruntant à Husayn Muruwwa la distinction établie en 1982 entre "'la tristesse mortelle' (al-huzn al-qatilla tristesse qui paralyse et immobilise) et la 'tristesse militante' (al-huzn al-muqatilla tristesse qui se défend)", Gana associe à la mélancolie l'une de ces deux attitudes. Le mélancolique est "autoréflexivement attaché à ses principes, persistant et proactif", tandis que le mélancholite reste "réactionnaire, impulsif et contre-productif".


Tandis que le deuil est l'acte d'assimiler une perte et de l'intégrer dans notre sens de la réalité, la mélancolie est un refus.


Le travail de Gana aide les lecteurs à comprendre l'approche critique de Ziadé à l'égard de la mélancolie et à découvrir son potentiel. Il conclut que "les attachements mélancoliques à des pertes incomplètes sont très éprouvants sur le plan psychique, mais affirmatifs sur le plan politique dans la mesure où ils permettent d'examiner de près les injustices historiques dont ces pertes encore en cours sont le produit".

En effet, en simplifiant à l'extrême les travaux de Freud sur le sujet, si le deuil est l'acte d'assimiler une perte et de l'intégrer dans notre sens de la réalité, la mélancolie est un refus. La complexité d'une perte, l'ampleur du sentiment et la permanence de l'événement font que la perte ne peut être acceptée. Elle est pathologique, pour reprendre le terme de Freud, parce qu'elle est un refus d'acceptation. 

Résister à l'acceptation, refuser la normalisation, c'est du travail politique. C'est la raison pour laquelle Sara Ahmed parle du "migrant mélancolique" comme de la figure qui est châtiée pour avoir nommé - et donc refusé d'accepter - le racisme. Le migrant mélancolique nous dit : "Ne vous remettez pas de ce qui n'est pas fini. Au cas où nous aurions besoin d'un rappel : la manière dominante de raconter l'histoire de l'empire britannique en Grande-Bretagne est d'en faire une histoire heureuse. Cette vision heureuse de l'empire est imposée par la citoyenneté, ce qui signifie que devenir citoyen, c'est apprendre cette vision positive et être tenu de la répéter." 

Être un migrant mélancolique, un voyageur mélancolique, un narrateur mélancolique, c'est résister à la répétition de l'histoire dominante. Au lieu de suturer, Ziadé refuse la fermeture. Une tentative de dépasser la mélancolie, de l'aseptiser ou de l'aplanir, risque soit de renforcer le récit préexistant, soit d'en créer un nouveau à partir d'une position réactionnaire. Ces risques, comme l'a expliqué Lina Mounzer dans cette publication, comprennent la justification d'actes inqualifiables : "Si l'histoire récente de la guerre en Occident nous a appris quelque chose, c'est que si votre colère est suffisamment juste, alors toute violence née de cette colère est également juste. Vous pouvez donc vous livrer à des massacres de masse et rester pratiquement irréprochable aux yeux du monde. Ceux qui ont été massacrés ne sont pas des personnes, après tout, mais des animaux humains".

Comme le démontre Ziadé tout au long de ce texte dense, rester dans la mélancolie est une façon de conserver des moments de potentiel. Ma très grande mélancolie arabe est un ouvrage particulièrement attentif aux fulgurances historiques, ces occasions qui précèdent de peu la possibilité d'un avenir plus unifié ou libéré. Pour Ziadé, il s'agit notamment de l'élection au califat d'Ali, chef chiite, cousin et gendre de Mahomet, du "moment exceptionnel et oublié" de la nationalisation du canal de Suez par Gamal Abdel Nasser, et de la période qui a suivi l'élection de Bashir Gemayel à la présidence libanaise. Dans ces moments, écrit-elle, "la réconciliation des croyants semble alors possible" et "même les plus sceptiques s'autorisent à rêver". Bien sûr, chacun de ces moments se transforme en échec avec les assassinats d'Ali et de Gemayel, et la défaite de Nasser en 1967.

Ziadé n'ignore pas l'issue de ces histoires, mais refuse de les traiter comme des conclusions toutes faites. Elle recherche des pratiques commémoratives qui insistent sur la nature toujours en cours de ces pertes. Elle s'attarde dans des lieux où l'acte de commémoration est vécu et complexe. Ses voyages commencent au Sud-Liban juste après l'Achoura, le deuil annuel de la mort d'Husayn. En observant les vestiges de la fête, Ziadé semble particulièrement attirée par les détails avec lesquels les observateurs recréent la bataille de Karbala et par la manière dont les bannières et les marqueurs visuels modifient le paysage de la région. 

Commencer avec Ashura nous annonce le type de rituels de deuil collectifs, répétitifs et hyperprésents auxquels Ziadé s'intéresse tout au long du projet. Elle visite des cimetières "funèbres et merveilleux", où les parents apportent du thé et des pique-niques pour s'asseoir avec leurs enfants disparus. Elle découvre l'histoire de Nada, une femme dont les pertes et traumatismes l'ont poussé à réaliser avec les enfants dont elle s'occupe, des couronnes mortuaires pour ceux qui vont bientôt être tués.  Elle se penche sur l'héritage de la prison de Khiam, l'horrible centre de détention devenu musée avant d'être détruit par l'armée de l'air israélienne en 2006 - les actes de récupération et de commémoration sont si menaçants. Elle considère l'émir Maurice Chehab comme une sorte de héros commémoratif pour avoir eu la clairvoyance de protéger les objets du musée national en 1975 en les enfermant dans des dalles de béton. Le dévoilement des objets, accompagné de la décision du musée de conserver les échos de la guerre à travers le trou de sniper qui ponctue désormais la Mosaïque du Bon Pasteur, témoigne d'une version tenace et ambitieuse de la commémoration.

Seuls quelques dérapages viennent perturber la philosophie commémorative que Ziadé développe soigneusement tout au long du projet. Debout dans le musée de la mémoire du camp de Shatila, elle écoute la visite du propriétaire du musée, le docteur Mohamed el Khatib. Alors que le docteur présente des objets, la réponse de Ziadé soulève des questions sur son propre projet : 

On dirait l'arrière-boutique d'un magasin d'antiquités... Vous vous attendiez à quelque chose de plus captivant. Vous êtes un peu déçu. Vous pensiez trouver des armes de toutes sortes, des affiches du Fatah ou du PLF, des journaux clandestins, des photos de fedayins ou de batailles et de massacres, des drapeaux, des logos, des keffiehs, des uniformes de combat... mais les explications du médecin vous touchent profondément. Ces objets ont été apportés par les résidents du camp ou par leurs parents lorsqu'ils ont fui la Palestine et lui ont été confiés pour préserver leur mémoire. Des objets sans valeur historique, ethnique, esthétique ou économique, mais qui sont tout ce qui leur reste de leur pays.... Le médecin vous sert un café et commente chaque pièce. Presque aucune ne présente un intérêt autre que celui d'être là, dans ce camp. Seules quelques unes dégagent une aura de grande tragédie.

Il s'agit d'une réflexion étrange qui met en péril une partie du travail de catalogage que Ziadé accomplit ailleurs. Ma très grande mélancolie arabe dégage en effet "une aura de grande tragédie", mais l'ouvrage est aussi à l'écoute d'une gamme de chagrins plus nuancés que cette réaction ne le suggère. Si les péchés capitaux de la mélancolie sont l'effacement et l'oubli - des impulsions qui ont fait disparaître la place des Martyrs de la carte de Beyrouth et détruit des repères clés de la présidence de Nasser au Caire - la détermination à rendre visible est le principe directeur du mélancolique. Dans la salle de classe de Nada, la femme qui apprend à ses élèves à faire des couronnes mortuaires montre également des images des morts et des blessés de Gaza. Ziadé fait ensuite suivre, sans le dire, plusieurs pages entières de ces images. Elles datent de 2014. Elles datent d'hier. La mélancolie refuse de ne pas voir l'injustice. Elle nous demande non seulement de la brûler, mais aussi de tenir bon.

 

Katie Logan est une écrivaine, une enseignante et une lectrice passionnée qui vit à Richmond, en Virginie. Elle est titulaire d'un doctorat en littérature comparée de l'université du Texas à Austin, avec une spécialisation en études du Moyen-Orient et en études sur les femmes et le genre. Ses travaux ont été publiés dans Signs : Journal of Women in Culture and Society ; Brill's Encyclopedia of Women and Islamic Cultures ; Memory Studies ; et le volume collectif Cultural Productions and Social Movements after the Arab Spring.

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