Ce que la Palestine apporte au monde - L'exposition parisienne qui donne à voir la Palestine autrement 

31 juillet 2023 -
Une exposition à l'Institut du Monde Arabe offre une vue d'ensemble de l'art, de la culture, de l'identité et de l'histoire en lien avec la Palestine, tout en exposant la brutalité coloniale israélienne.

 

Sasha Moujaes

 

Quelle émotion de découvrir une exposition entièrement consacrée à la Palestine et, de surcroît, dans une institution culturelle parisienne comme l'Institut du Monde Arabe. Reconnaissons-le, nous évoluons dans un contexte des plus singuliers. Entre la criminalisation du mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) en 2020, et l 'interdiction d'une manifestation pro-palestinienne en 2021 à la demande du ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, l'espoir d'évoquer sereinement la question palestinienne semble perdu en France.

Nous connaissons bien les dérives de la rhétorique qui assimile, très souvent de manière abusive, l'antisionisme à de l'antisémitisme. Aujourd'hui, le moindre acte de solidarité envers les Palestiniens encourt le risque d'être associé à une forme d'antisémitisme. Loin de servir la lutte contre l'antisémitisme et toutes les formes de racisme - en France et dans le monde - cette assimilation est fallacieuse. Elle persiste tant dans les sphères dirigeantes que dans l'opinion publique, à l'exception de quelques poches de résistance, soucieuses de la dignité des Palestiniens et du respect du droit international. Voir une exposition d'envergure sur la Palestine s'inscrire dans ce climat politique est donc réjouissant.

Ce que la Palestine apporte au monde, présentée à l'Institut du monde arabe jusqu'au 19 novembre 2023, offre un riche panorama de la création artistique en lien avec la Palestine. Mises en dialogue sur les plans thématique, formel et esthétique, les œuvres exposées et le parcours muséographique apportent un éclairage bienvenu sur les réalités quotidiennes de la Palestine, ou du moins permettent d'en saisir un fragment.

L'exposition est divisée en trois sections :

- Palestiniens et Palestiniennes en leurs musées, une sélection d'œuvres issues de la collection du Musée national palestinien d'art moderne et contemporain qui a pour vocation de s’installer à terme à Jérusalem-Est, capitale d’un futur Etat palestinien, qui interragit avec les oeuvres de la collection de l’Institut du monde arabe ainsi qu’avec le musée virtuel Sahab.

- Images de Palestine. Une terre sainte ? Une terre habitée ! oppose des images orientalistes de la fin du XIXe siècle à des photographies contemporaines d'artistes palestiniens : d'une part, elle montre la vision de la Palestine comme une terre sainte mythifiée et fantasmée (qui a contribué au célèbre slogan sioniste "une terre sans peuple pour un peuple sans terre") et, d'autre part, le véritable caractère de la Palestine d'aujourd'hui.

- Les valises de Jean Genet, une immersion dans l'œuvre littéraire et l'engagement politique de l'écrivain, notamment son militantisme en faveur de la Palestine. Cette exposition est coproduite avec l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine.

L'objectif de cet article n'étant pas de restituer intégralement le parcours de l'exposition, nous vous proposons une sélection de créations contemporaines palestiniennes afin d'établir des correspondances entre elles.

La subversion des matériaux artistiques

Dans Palestiniens et Palestinennes en leurs musées, les œuvres de l'artiste Hani Zurob, notamment le diptyque "ZeftTime N.1" (2020), créé avec du goudron et du verre dans une technique mixte sur bois, et "Standby n.16" (2008), créé avec du goudron, du henné et des pigments sur toile, sont particulièrement frappantes. L'utilisation du goudron comme matériau évoque une expression levantine bien connue, "al hayat zeft" - littéralement, "la vie est goudron". Cette expression fait allusion à la noirceur et à la dureté de la vie.

Outre sa dimension métaphorique, le choix de ce matériau vise également à éviter l'utilisation de peinture en provenance d'Israël. En ce sens, la méthode de Hani Zurob rappelle la démarche de boycott prônée par le mouvement artistique New Visions. Fondé à la fin des années 1980 par Slimane Mansour et Nabil Anani, dont on peut admirer les œuvres dans l'exposition, ce mouvement promeut activement le boycott des matériaux artistiques importés d'Israël dans les territoires palestiniens. L'objectif est de promouvoir l'utilisation de matériaux naturels tels que le café, le henné et l'argile.

Détail, Hani Zurob, "ZeftTime no.1" (diptyque), goudron (zeft), verre et techniques mixtes sur panneau de bois, 41×67 cm, 2020 (avec l'autorisation de l'artiste).

 

Une autre œuvre de l'exposition se démarque par son innovation technique. La très singulière "Tornade" (2020) de l'artiste Abdul-Rahman Katanani réutilise le fil de fer barbelé. Vivant dans le quartier de Sabra, jouxtant le camp de Chatila au Liban, il s'inspire des éléments de l'environnement urbain répressif dans lequel il a grandi.

Marion Slitine, commissaire associée de l'exposition et anthropologue spécialisée dans l'art contemporain palestinien, nous indique dans un entretien avec The Markaz Review que cette œuvre joue un rôle pivot dans l'exposition, entre la première salle, qui présente des œuvres générales proposées par des artistes du monde entier, et la deuxième salle, qui se concentre davantage sur le sort et les souffrances des Palestiniens. Pour elle, "cette œuvre est hautement symbolique", car elle démontre que "grâce à un langage esthétique contemporain et conceptuel, il est possible d'atteindre un public au-delà du seul public palestinien, arabe et arabophone". L'approche de Katanani lui permet d'aborder, de façon très subtile, la question des droits des Palestiniens, sans céder à la rhétorique dite misérabiliste souvent associée au sujet. "Tornado", à l'image de l'ensemble de l'exposition, dépasse le paradigme classique consistant à présenter les droits des Palestiniens selon la dichotomie "victimisation/héroïsation".

Abdul-Rahman Katanani avec une version antérieure de "Tornado", 200x200x300, fil barbelé, 2015 (avec l'autorisation de l'artiste).

Le "droit à l'imagination", dernier rempart contre la colonisation

En écho au Musée national d'art moderne et contemporain de Palestine, un autre musée en exil se déploie dans l'espace d'exposition. Slitine explique que le musée virtuel Sahab est le fruit du travail collaboratif de 14 jeunes artistes, presque tous nés et vivant à Gaza, sous l'impulsion du collectif Hawaf (marges en arabe). Fondé par Mohamed Bourouissa, Salman Nawati, Mohamed Abusal et Sondos Al-Nakhala en 2021, le collectif s'est donné une triple mission : préserver le patrimoine artistique, architectural et archéologique de Gaza ; sortir son territoire de la marginalité et de l'isolement ; créer un futur musée dans la bande de Gaza, une fois le embargo levé.

Le nom de ce musée virtuel, Sahab ("nuage" en arabe), fait référence à un "cloud" qui stockerait des données et préserverait le patrimoine culturel gazaoui, ainsi qu'au seul espace sécurisé au sein d'un territoire sous embargo israélien dans lequel les artistes gazaouis pourraient trouver refuge. La pièce exposée à l'Institut du Monde Arabe est le fruit de plusieurs mois de travail entre février et avril 2023. Cette dernière est une donation de la part des jeunes artistes au futur musée de leur ville. La longue toile, l'une des premières pièces de la collection du musée, représente un long chemin, sans murs ni frontières, le long duquel les individus peuvent circuler librement.

Collective Hawaf, "L'atelier du nuage", toile collective, acrylique sur toile, 2023 (avec l'autorisation de l'Institut du Monde Arabe).

Selon Slitine, le musée Sahab est, certes, fondé sur des technologies de réalité virtuelle, mais sa virtualité ne se substitue pas à sa matérialité. Elle ajoute que le fait même que cette peinture soit parvenue à sortir de Gaza relève de l'exploit. En effet, en raison des restrictions de mouvement et de circulation des individus et des objets, il a fallu développer des stratégies de contournement pour transporter la toile jusqu'en France. Cependant, elle précise que cette œuvre d'un mètre sur deux est l'exception qui confirme la règle. En effet, les artistes de Gaza sont soumis aux aléas de l'embargo et doivent souvent réaliser des œuvres de dimensions plus petites pour pouvoir les transporter dans des coffres de voiture. Slitine espère que cette œuvre fera percevoir la dureté de l'enfermement des corps et des œuvres d'art à Gaza.

Enfin, selon elle, ce projet s'inscrit dans la définition du musée articulée par Françoise Vergès dans son livre Programme de désordre absolu - décoloniser le musée car il "remet en cause le musée universel, très vertical, où les objets sont sacralisés et immortalisés [en même temps qu'ils sont] figés, "mortalisés"". La collection du Musée Sahab est "fondée et fabriquée par des artistes, des citoyens, des membres du collectif [...] sur la base de l'horizontalité".

De plus, le musée Sahab est un projet à long terme prévu sur des années. "L'idée n'est pas de faire un one shot, mais [de permettre aux jeunes artistes gazaouis] de s'accompagner les uns les autres" afin qu'ils puissent "s'emparer du projet" et créer une "utopie réelle", explique M. Slitine. Le musée Sahab doit être un espace où nous avons le "droit de pratiquer l'imagination". Pour elle, retirer le droit à l'imagination est "le degré le plus extrême de la colonisation". Revendiquer ce droit, revendiquer les pratiques de l'imagination, "c'est aussi résister, non pas au sens romantisé du terme", mais au sens très concret de "résistance aux pratiques coloniales qui tentent d'éradiquer ce droit".

La question du "droit à l'imagination" en tant que résistance à la colonisation de l'esprit est également au cœur de l'œuvre "Landing" de Maen Hammad. Cette série photographique est exposée dans la deuxième partie de l'exposition Images de Palestine. Une terre sainte ? Une terre habitée ! et vise à documenter la scène du skateboard en Palestine entre 2014 et 2015. Dans un récent entretien que nous avons réalisé avec l'artiste, lui-même skateur, il a déclaré que ce sport permet d'être "transporté" à un niveau "physiologique et mental" vers un "lieu de joie".

Maen Hammad, Landing (série), 2020-2023, photographie (avec l'autorisation de l'Institut du monde arabe)

Hammad souligne que cette sensation est particulièrement importante en Palestine, où il est très difficile de trouver "des poches de joie ou de camaraderie avec des amis, au sens humain le plus élémentaire". Pour une personne qui pratique le skateboard, les rebords, les escaliers et tous les espaces extérieurs sont perçus non pas comme de simples espaces, mais comme des obstacles, où il est possible d'effectuer une "danse d'interprétation". Franchir un obstacle extérieur en tant que skateur, c'est dominer l'espace. Le projet "Landing" souligne la spécificité de la Palestine : dans un contexte de colonisation des terres, la domination de l'espace revêt une importance majeure.

Cette série de quatre photographies entre en résonance avec d'autres œuvres de la section Images de Palestine. Une terre sainte ? Une terre habitée ! comme "Parkour in Gaza" (2011) de Shady Alassar, "Occupied Pleasures" (2009-2013) de Tanya Habjouqa ou "A League of Their Own" (2011) et "Gaza's Rainbow" (2009) d'Eman Mohammed, qui soulignent le droit des Palestiniens aux loisirs et au rêve, même dans un contexte d'occupation et de colonisation.

 

Mêler art, archives et satire au service de l'histoire palestinienne

La section Images de la Palestine. Une terre sainte ? Une terre habitée ! met en lumière les efforts déployés par les Palestiniens pour se réapproprier une terre dont ils ont été spoliés. En juxtaposant des images du 19e siècle, qui confinent la Palestine à une idée idéalisée et orientaliste, à des œuvres photographiques contemporaines de photographes palestiniens, la vitalité des territoires palestiniens, souvent occultée dans nos perceptions par les dynamiques d'occupation et de colonisation, apparaît comme immense. Dans une vidéo présentée en marge de ces images, Elias Sanbar, écrivain, ancien ambassadeur palestinien auprès de l'UNESCO et commissaire de l'exposition de l'IMA, explique que dans l'esprit colonial européen, la Palestine est considérée comme une terre "décevante", "souillée" par la présence des Palestiniens. L'iconographie orientaliste a en effet ouvert la voie à l'expulsion des Palestiniens, jugés indignes de la Terre sainte.

Artiste et collectionneur d'objets, Hazem Harb a repris ces images et les a subverties dans sa série "Military Zones" (2019). Il a incorporé les panneaux d'arrêt jaunes installés par l'armée israélienne dans tout le pays pour restreindre le mouvement des individus - en particulier des Palestiniens. Dans un entretien récent, l'artiste raconte que l'idée de ce projet lui est venue alors qu'il était en appel vidéo avec son amie à Jérusalem. Elle se trouvait près du mur de séparation quand, soudain, il a remarqué un panneau de signalisation (semblable à ceux des "zones militaires") fermant l'accès à une route interdite en arrière-plan de son écran derrière elle, alors qu'elle n'y avait pas prêté attention. Ce type de panneau existe partout en Palestine, et sa présence est désormais totalement banalisée dans l'esprit des Palestiniens.

Hazem Harb, de sa série Military Zones, 2019 (avec l'autorisation de l'Institut du Monde Arabe).

Hazem Harb souligne l'absurdité d'interdire aux visiteurs l'accès à un paysage aussi magnifique. "Imaginez que l'on installe un panneau similaire près du lac de Côme en Italie ou de la Seine à Paris", souligne-t-il. Pour Harb, la normalisation d'un tel objet dans l'espace public est "comique". Interpellé par la situation, il prend une capture d'écran de son amie avec le panneau d'arrêt à l'arrière. Comme on peut le voir dans l'image ci-dessus, il utilise "l'humour noir" pour réutiliser de vieilles images orientalistes, dans lesquelles il insère ces panneaux, afin de questionner l'Histoire et de se la réapproprier.

"Military Zones" entre en dialogue avec plusieurs autres pièces de l'exposition Images de Palestine. Les horreurs commises par Israël sont dépeintes de manière si absurde qu'elles prennent parfois une dimension presque comique. L'humour noir se retrouve par exemple dans l'installation photographique "Gaza Houses 2008-2009", réalisée par Taysir Batniji avec l'aide du journaliste Sami Al-Ajrami, qui met en scène, à la façon des annonces immobilières, les descriptions des maisons détruites par les bombardements israéliens sur Gaza la même année. 

Le registre de la réappropriation de l’histoire palestinienne à travers le truchement d’archives, si central dans l'œuvre de Hazem Harb, est également visible dans l'installation audiovisuelle de Rula Halawani, "Jerusalem Calling" (2015). Elle y emploie des images d'archives de la vieille ville de Jérusalem. Son objectif est de préserver la mémoire de la ville en perpétuelle transformation. En même temps, elle interroge la "dé-palestinisation" de Jérusalem-Est causée par la colonisation israélienne.

 

L'enfermement, au cœur de l'art contemporain palestinien

À travers le triptyque photographique et l'installation sonore "The Braids Rebellion" (2018), la photographe palestinienne Safaa Khatib a souhaité de raconter l'histoire de jeunes détenues palestiniennes à la prison de Hasharon, pour la plupart mineures. En 2017, elles répondent à un appel au don de cheveux pour des personnes atteintes de cancers, entendu sur la radio locale depuis la prison. Dans un élan de solidarité, elles décident de couper leurs tresses, si bien que n'étant pas certaines de pouvoir les faire sortir clandestinement de la prison. Dans un entretien avec TMR, Safaa Khatib explique sa démarche derrière ce projet photographique, qui survient au moment où le nombre de mineurs détenus dans les prisons israéliennes augmente.

En 2018, elle fait la rencontre d'une jeune fille récemment libérée de la prison de Hasharon. Celle-ci lui montre un magazine artisanal fabriqué par les prisonnières, où la photographe découvre treize tresses ornées de petits nœuds roses, symbolisant le cancer du sein. Plutôt que d'utiliser un appareil photo traditionnel, elle choisit de recourir à sa photocopieuse dans son appartement de Jérusalem, aménagé comme chambre noire. Pour elle, la photocopieuse permet de réduire la distance entre l’histoire de ces détenues et le regard des spectateurs. Elle se considère comme le simple médium pour raconter cette histoire extraordinaire. En insérant les tresses dans l'appareil laissé ouvert, elle réalise les photographies des cheveux, dont trois sont actuellement exposées à l'Institut du monde arabe.

L'effet produit par la lumière blanche de la photocopieuse, normalement destinée à éclairer les documents à reproduire, symbolise la vie, tandis que l'obscurité de la chambre noire évoque la prison. Cette utilisation particulière de la photocopie devient alors une métaphore saisissante de l'expérience carcérale vécue par ces jeunes filles, coupées de leurs familles et du monde extérieur, leurs corps évoluant dans une réalité suspendue entre la vie et la mort. Cinq ans après la réalisation de cette série photographique, Safaa Khatib est toujours aussi bouleversée par l’acte de solidarité et de résistance de ces jeunes détenues. Elle s'engage à ne jamais laisser leur histoire tomber dans l'oubli et nourrit le désir de poursuivre ce travail.

Safaa Khatib, The Braids Rebellion detai of triptych photography and sound installation 2018
Safaa Khatib, "The Braids Rebellion", détail du triptyque, photographie et installation sonore, 2018 (avec l'autorisation de l'Institut du Monde Arabe).

La série photographique "ID 925596611" à caractère autobiographique de Raed Bawayah, apporte une autre réflexion autour de l’enfermement par le médium de la photographie. Ses photographies sont le fruit d’une véritable recherche sociale sur les conditions de vie des travailleurs dits illégaux en Israël. Réalisé pendant un an en 2004, ce projet est né dans le contexte de la deuxième Intifada, ayant éclaté à la suite de la visite controversée de la mosquée al-Aqsa par le premier ministre de l’époque, Ariel Sharon. La réponse du pouvoir israélien à ce soulèvement se traduit alors par une série de mesures répressives, parmi lesquelles la restriction de la circulation des Palestiniens. Pour survivre, de nombreux Palestiniens se retrouvent ainsi contraints de travailler illégalement en Israël. 

Ces photographies montrent comment ces individus, souvent employés dans les secteurs de la construction et de l'agriculture, risquent leur vie en traversant la ligne verte. Le danger extrême lié à la traversée de la frontière israélo-palestinienne les pousse à s’installer à proximité pour des missions d'une durée de deux à trois mois, avant de retourner chez eux en la traversant à nouveau pour retrouver leurs familles.

Raed Bawayah avait lui-même ressenti les périls inhérents à cette situation alors qu'il était un étudiant en photographie à Jérusalem Est. Originaire du village de Quttana, en Cisjordanie, il avait également dû braver les restrictions imposées par les autorités israéliennes. Un jour, en 2003, il est capturé par la police israélienne et détenu pendant trois semaines. Dans sa cellule, il prend conscience du fait que ses codétenus sont des travailleurs qui ont tout risqué pour gagner leur vie en Israël. C’est cela qui l’amène, durant une année entière, à sillonner le territoire israélien afin de documenter ce phénomène social. Un permis temporaire l’autorise à circuler et à se rendre à Jérusalem, Tel Aviv et d'autres villes encore, capturant les récits silencieux de ces travailleurs, avant d’expirer l’année d’après. 

La thématique de l'enfermement est récurrente dans l'œuvre de Bawayah. Ses travaux apportent un éclairage sur les conditions d'enfermement des personnes situées dans les marges de la société, avec qui il tient à entretenir des liens intimes avant de se servir de son objectif : ce sont les Palestiniens de son village natal, des patients dans un hôpital psychiatrique, des femmes travaillant dans des mines de sel en Colombie ou des populations gitanes et tziganes en France. Selon des propos de Bawayah recueillis lors de notre entretien, ses œuvres vont au-delà de simples photographies, elles offrent des fenêtres ouvertes sur le monde entier, un monde sans frontières. La photographie est, pour lui, “un médium libre qui vit sans frontières et qui parle à tout le monde”.

7 Raed Bawayah ID 925596611 (série) photographie 2003
Raed Bawayah, de la série ID 925596611, 2003 (avec l'autorisation de l'Institut du Monde Arabe).

 

Qu'est-ce que la Palestine apporte au monde ?

“Cette exposition est une grille de lecture pour comprendre les injustices contemporaines, qui peuvent être saisies au-delà du vécu des Palestiniens, même s’il y a des choses spécifiques au territoire” précise Marion Slitine. En effet, loin d’occulter les dynamiques propres au contexte palestinien, ce cycle d’expositions propose un regard décalé sur la Palestine. L’exposition donne à voir au-delà de la colonisation et l'occupation israélienne, même si ces dernières jouent un rôle structurant dans la vie des Palestiniens. 

Par la diversité des thématiques abordées et des formes artistiques présentées, l’exposition œuvre à souligner le caractère universel de l’art contemporain palestinien - en référence à une universalité non pas eurocentrée telle qu'on la retrouve dans les musées européens, mais une universalité dite plurielle ou pluriverselle, dans le respect de la pluralité des visions du monde. On voit également à quel point la création contemporaine palestinienne peut rompre avec les discours hégémoniques sur la Palestine et apporter des perspectives alternatives sur le monde. Caractérisée par sa force subversive, elle donne réellement à voir “ce que la Palestine apporte au monde”. 

Toutefois, le contexte national dans lequel s'inscrit cette exposition n'est pas anodin. L’hostilité autour de la question palestinienne est très palpable au sein des sphères académiques, artistiques et politiques. Faire exister la Palestine dans le débat public français relève d'un lourd défi. Cependant, si Marion Slitine reconnaît la “crispation” que suscite la Palestine en France, elle indique que, depuis l’ouverture de l’exposition fin mai 2023, sa réception par le public français est globalement positive. En somme, Ce que la Palestine apporte au monde parvient à négocier la place de la Palestine dans une institution culturelle en France, et nous ne pouvons que nous en réjouir !

 

L'autrice remercie Marion Slitine, Maen Hammad, Hazem Harb, Safaa Khatib et Raed Bawayah d'avoir pris le temps d'échanger avec The Markaz Review.

Née et élevée à Beyrouth, Sasha Moujaes s'est installée en France et a suivi le programme Moyen-Orient et Méditerranée à l'Institut d'études politiques de Paris (Sciences Po). Elle a ensuite rejoint un double programme de recherche à la même université et à l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). Elle s'est spécialisée en politique comparée et en études arabes, en se concentrant sur le croisement entre l'art et la transformation urbaine. Aujourd'hui, en tant que membre de la diaspora libanaise travaillant dans le secteur culturel français, elle nourrit une forte passion pour les arts et la culture de la région SWANA/MENA.

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