Cette année à Venise, c'est la "Biennale de la Palestine".

10 mai 2024 -
Alors que des milliers de Gazaouis font face à un destin incertain au bord de la Méditerranée, ces îles de l'Adriatique envoient leur amour au delà des mers, offrant un mariage artistique in absentia. Cette année, la Palestine occupe une place importante à la Biennale de Venise.

 

Hadani Ditmars

 

Le 60e édition de la foire d'art emblématique est devenue une scène de tensions régionales, avec des appels  au boycott du pavillon israélien par ANGA (Art not Genocide Alliance) et le Musée de la Palestine aux États-Unis qui ont entrainé les artistes et conservateurs israéliens à fermer leur propre exposition jusqu'à ce qu'un cessez-le-feu se matérialise. En même temps, pendant qu'Israël et l'Iran échangent des coups de feu, des groupes d'opposition iraniens appellent au boycott du pavillon iranien.

Biennale fermée Panneau du pavillon israélien
Panneau du pavillon israélien de la Biennale fermée dans la fenêtre.

Malak Mattar est un artiste gazaoui de 24 ans dont la première exposition individuelle à Venise a récemment ouvert ses portes à la galerie Ferruzzi, en face de la galerie Peggy Guggenheim : "Exposer mon travail dans ce cadre là est plus urgent que jamais".

Bien qu'elle ne fasse pas partie du programme officiel de la Biennale, son exposition, intitulée The Horse Fell off the Poem d'après le poème éponyme de Mahmoud Darwish, fait tout à fait partie de la gestalt de la Biennale.

Alors que les forces de défense israéliennes poursuivent leur assaut impitoyable sur Gaza, une manifestation devant les pavillons israélien et américain organisée par ANGA lors du vernissage de Mattar le 17 avril. Alors que Mattar recevait les sommités du monde de l'art, des affiches de son travail, ainsi que d'autres artistes palestiniens tels que Raed Issa et Maryam Ali, ont été placardées sur les murs vénitiens et ont fait l'objet de protestations. Le thème du directeur de la biennale, Adrian Pedrosa, "Les étrangers partout", a été transformé en l'expérience palestinienne de l'exil et de l'occupation.

Emily Jacir et Andrea de Siena, "Paesaggio Umano", performance de danse, 2022 (photo de Nurin Kaoud, avec l'aimable autorisation des artistes).
Emily Jacir et Andrea de Siena dans SOUTH WEST BANK, "Paesaggio Umano", performance de danse, 2022 (photo de Nurin Kaoud, avec l'aimable autorisation des artistes).

Le salon officiel SOUTH WEST BANK- Landworks, Collective Action and Sound se concentre sur les œuvres produites par des artistes, des collectifs et des alliés dans et autour du sud de la Cisjordanie en Palestine. Organisée par Artistes + Alliés x Hebron et présentée en collaboration avec Dar Jacir pour l'art et la recherche à Bethléem, elle vise à "renforcer le lien entre les expressions et les identités culturelles au sein de paysages urbains et agricoles en mutation", et à "partager une voix centrée sur les transmissions historiques de la mémoire et de la collectivité". Ma discussion avec Malak Mattar est interrompue par la visite surprise d'Emily Jacir, qui fait partie de l'exposition collective de South West Bank qui ressemble à un village mondial d'une Biennale surréaliste, juste au coin de la rue et de l'autre côté du pont.

Non loin de là se trouve également l'exposition Foreigners in their Homeland : Occupation, Apartheid, Génocide, organisée par le Palestine Museum US. Accueillie dans le Palazzo Mora historique du Centre culturel européen, elle présente des œuvres d'art allant de l'artiste abstraite de renommée mondiale Samia Halaby à de nouvelles esquisses réalisées sous des tentes par des artistes gazaouis déplacés.

Le vernissage de leur exposition - de loin la plus ambitieuse des trois - s'est tenu récemment sous la forme d'un mariage, avec des artistes palestiniens de la diaspora qui se joignent à eux, sur place, par Zoom et, pour ceux qui vivent encore sous des tentes à Gaza, par l'esprit. Samira Badran, dont le travail explore la notion de mémoire collective, fragmentation du corps et du territoire, les barrières et les restrictions, est présente sur place. Rasha al Jundi, Khaled Jarada et Michael Jabareen, qui explique à la foule rassemblée : "Cette exposition a pour but de faire entendre nos voix. J'espère que ces œuvres d'art vous laisseront des histoires dans la tête et qu'elles resteront avec vous pendant longtemps."

Les invités, la plupart portant des keffiehs, remplissent la magnifique galerie du Palazzo Mora, accueuillis par une carte géante de la Palestine, réimaginée sous forme de tapis. Comme par le passé, de nombreux Palestiniens viennent chercher leurs villages sur la carte. Pourtant, malgré son succès, cette exposition de 26 artistes a failli ne pas avoir lieu. D'abord refusée par la biennale, le Centre culturel européen est intervenu pour offrir l'espace historique du Palazzo Mora. La célèbre artiste Samia Halaby a également offert l'une des œuvres les plus importantes de l'exposition, une saisissante peinture acrylique sur toile de 1,24×3,83 mètres intitulée "Massacre des innocents à Gaza".

Le jour du vernissage de l'exposition, son œuvre "Black is Beautiful" a été récompensée par une mention spéciale de la biennale. Dans un post Instagram elle a dédié son prix à la "presse de Gaza" :"Les jeunes héros de Gaza qui rapportent visuellement, avec leurs téléphones portables et leurs vies, le quotidien du génocide ont offert à la culture humaine un cadeau inestimable et rare d'une œuvre d'art documentaire créée collectivement. Ses proportions épiques sont significatives pour les peuples indigènes du monde entier et leur rappellent leurs propres expériences non documentées.

"L'assassinat ciblé de plus de 100 membres de la presse de Gaza par les forces israéliennes, avec le soutien des États-Unis, a suscité la solidarité internationale. Leur travail constituerait un magnifique pavillon pour une biennale internationale de la libération."

Avec tout ce qui se passe en temps réel sur le terrain, il a fallu faire preuve de la sagesse de Salomon pour réduire le nombre d'entrées dans l'exposition. Le Musée palestinien des États-Unis a pour mission de représenter l'histoire et la culture de la Palestine à travers les arts, la question est restée entière. Dans son discours d'ouverture, Faisal Saleh, conservateur du musé, se demande : "Comment gérer 75 ans d'occupation et 5 mois de génocide ?

"Je ne voulais pas me contenter de présenter les meilleures œuvres", a-t-il poursuivi, expliquant les paramètres qu'il a utilisés pour concevoir l'exposition qui se tiendra jusqu'au 24 novembre. "Je voulais un mélange d'artistes confirmés et émergents. La diversité démographique et géographique était également un facteur important ; l'exposition comprend des artistes de Cisjordanie, de la Palestine d'avant 48, de Gaza, ainsi que des artistes vivant en Syrie, en Jordanie et aux États-Unis. La diversité stylistique a également été prise en compte : l'exposition présente des peintures abstraites et figuratives ainsi que des esquisses, des sculptures, des animations et des techniques mixtes.

Black is BeautifulSamia Halaby Date : 1969 Style : Minimalisme, Op Art Genre : abstrait Support : huile, toile Dimensions : 167,5 x 167,5 cm
Samia Halaby, "Black is Beautiful", huile sur toile
167,5×167,5 cm, 1969.

Quatre des artistes participants sont décédés, dont la grande regrettée Laila Shawa, dont l'emblématique "Democracy in Red," une œuvre iconique de 150 x 200 cm réalisée à l'acrylique, au papier mâché, à la gaze, aux clous et à la peinture métallique sur toile, figure en bonne place dans l'exposition. L'artiste et activiste, décrite comme la "mère de l'art révolutionnaire arabe", est née à Gaza en 1940 et est décédée en 2022 à l'âge de 82 ans, laissant derrière elle un héritage comprenant le Centre culturel Rashad Shawa, qu'elle a fondé en 1964. Shawa, dont le frère a assisté au vernissage à Venise, a forgé des éléments de la nature, du folklore et de l'architecture de son pays pour en faire des images contemporaines convaincantes qui relatent la situation critique de sa nation. Artiste pluridisciplinaire, la peinture, la photographie, la sérigraphie, les sculptures et les installations de Shawa expriment avec force les luttes pour la libération de la Palestine et des femmes palestiniennes. Elle est l'une des premières artistes contemporaines de Palestine exposée en Occident. Ses œuvres ornent les murs du British Museum de Londres et de l'Ashmolean Museum d'Oxford.

"Fashionista Terrorista" (2011) est sans doute son œuvre la plus connue du XXIe siècle. Elle évoque le fétichisme occidental qui fait de l'Intifada une mode, à travers la sérigraphie d'une photographie de Shawa, représentant un combattant palestinien portant un keffieh traditionnel orné d'un écusson new-yorkais en cristal Swarovski. Sa première publication en 1994, Walls of Gaza intègre à la fois la photographie et le texte, en utilisant des images de graffitis peints à la bombe par les habitants de Gaza sur les murs de leur ville, dont l'une nommée "Target" montre un enfant et un cercle rouge superposé.

"Democracy in Red", ses crânes teintés d'écarlate et ses parties de corps mutilées nichées entre les barreaux d'une prison, en dit encore long. Associées à l'œuvre de Halaby, les deux grandes dames de l'art palestinien ont ici une présence viscérale et cérémonielle. Elles ouvrent une exposition qui plonge le spectateur dans l'expérience palestinienne.

Saleh présente l'exposition encadré par des dizaines d'esquisses réalisées par des artistes gazaouis déplacés vivant sous des tentes, parmi lesquels Mohammed al Haj et Maisara Baroud. Chaque esquisse a été imprimée sur du papier translucide et la lumière des fenêtres situées derrière elles éclaire, au sens propre comme au sens figuré, l'expérience gazaouie. "C'est la seule œuvre d'art à Venise réalisée par des artistes de Gaza qui vivent dans des tentes et meurent de faim comme tous les autres", note M. Saleh. "Chacune d'entre elles raconte l'histoire de Gaza".

Le fantôme d'une peinture de Mohammed al Haj, détruite par les bombardements avant d'avoir pu sortir clandestinement de Gaza, renaît sous la forme d'une impression encadrée au fond de la galerie. Elle représente une série de paysans palestiniens fantomatiques tenant avec nostalgie des gerbes de blé, encadrés par des mosaïques traditionnelles et un ciel baigné de sang. Il s'agit d'une exposition d'art de survivants, en grand format.

"Les Palestiniens, habitants natifs de cette terre, explique Saleh, ont tragiquement enduré l'étiquette d'étrangers sur leur propre terre depuis 1948. Près de lui, la peinture acrylique sur toile de Zeinad Shaath, datant de 2018, représentant un olivier profondément enraciné et drapé d'un keffieh, témoigne de ses paroles.

L'occupation de 1967, dit-il, "a accentué l'étrangeté par le biais des colonies et des restrictions". Les œuvres des 26 artistes palestiniens de l'exposition "illustrent des décennies de lutte contre la brutalité de l'occupation et l'atmosphère suffocante qui imprègne tous les aspects de la vie palestinienne".

Une peinture d'Ahed Izhiman, habitante de Jérusalem, représentant un couple posant pour leur photo de mariage devant le mur de l'occupation parsemé de guirlandes lumineuses, témoigne de la normalisation de cette atmosphère. À côté, le dessin de Saleh Khaled Jarada, réalisé en 2023 au fusain sur papier canson, représente des corps palestiniens contorsionnés qui intériorisent, tout en les défiant, les barrières omniprésentes de séparation en béton de l'occupation.

L'exposition, poursuit M. Saleh, représente une "patrie déchiquetée sous la menace de l'expulsion et de l'effacement". Un dessin animé en 3D de quatre minutes réalisé par Nisreen Zahda, montre "l'éclatement d'une terre autrefois unifiée en fragments de territoire".

Selon M. Saleh, le spectacle "envoie un message urgent, un SOS au monde entier". Mais elle capture également l'espoir et "le désir de liberté" du peuple palestinien, note-t-il. Un dessin du caricaturiste primé Mohammad Sabaaneh, représentant la fille du révolutionnaire palestinien Walid Daqqah le défie du regard. Celle-ci a été conçue grâce à du sperme sorti clandestinement de sa cellule de prison et inséminé artificiellement, car les gardes israéliens lui refusaient les visites conjugales.

Mais ce soir, il s'agit autant de célébration que de défi. C'est un love-in vénitien pour l'art palestinien, et c'est bientôt l'heure du spectacle musical des étudiants locaux qui interprèteront des chansons palestiniennes traditionnelles. Zeina Barhoum, une jeune chanteuse palestinienne, entre dans la salle avec des chansons d'amour en arabe et en italien.

Alors que des milliers de Gazaouis font face à un destin incertain au bord de la Méditerranée, ces îles de l'Adriatique envoient leur amour par-delà les mers, offrant un mariage artistique in absentia, un antidote pour une époque funèbre.

 

Laissez un commentaire

Votre adresse électronique ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont marqués d'un *.