Le Temps des Monstres

3 mars 2024 -

J'ai lu Second Coming de Yeats mille fois (les choses s'écroulent.... le centre est un luxe dont les autres profitent) et les Cahiers de prisonde Gramsci, où il insiste sur le fait que "le vieux monde se meurt et le nouveau monde lutte pour naître ; c'est maintenant le temps des monstres". Le maintenant de l'Italie de 1929 ou de Gaza de 2024 ? S'il n'y a que des maintenants, et qu'il y a des monstres partout, quand viendra demain ?

 

Layla AlAmmar

 

Dernièrement, au milieu du carnage, de la mer noircie de sang, 128 jours de terreur ininterrompue au moment où j'écris ces mots, mon esprit se traîne dans le temps. Comme un radeau dérivant à la recherche de rivages plus calmes, je dérive cent ans en arrière. Le monde n’était alors guère plus tranquille, mais à le regarder de “maintenant”, l’histoire, à sa manière, a aplani ses aspérités. Les événements auront été modelés pour avoir une espèce de sens, parfois à tel point qu’on a l’impression qu’ils étaient inévitables. Dans le “maintenant”, le chaos règne : respirer, s’agiter, étouffer. A Khan Younis, une mère porte son enfant mort hors de la “zone de sécurité” quand, jour 64, Bisan nous a dit que les souvenirs étaient les derniers endroits sûrs à Gaza. Les chaos du passé, en revanche, est statique, fermé, gelé dans l’indifférence glaciale du à cette époque et du dans une perspective historique et du En ce temps-là.

À la dérive dans les années 1920, ou aux alentours, j'ai relu Mawakib de Gibran et le vers vers “donnez-moi la flûte et chantez, car le chant de la flûte survivra à son existence”. Dans le même poème, il nous conseille de nous faire “ascètes face à ce qui est à venir et oublieux de ce qui est passé.” Comme souvent, les vers sont plus beaux en arabe. Le mot que Gibran utilise pour décrire ce que devrait être notre attitude à l’égard de l’avenir est zahid (زاهد), l’un de ces mots qui ne sont jamais complètement rendus en anglais. Il ne s’accorde pas à la rigidité et à l’auto-discipline contenues dans “ascète” et ses syllabes coupantes. Zahid flotte plutôt sur les lèvres, comme une bouffée d’air frais. C’est comme planer au-dessus des préoccupations terrestres parce que l’existence elle-même est, après tout, éphémère.

Gibran avait l'habitude d'explorer ces eaux de l'in-sensible. Je me demande ce qu'il aurait pu dire à Mosab qui ne sent plus son corps parce que les explosions ont lieu dans son cœur.

J'ai lu des articles sur la désillusion de Rashid Rida à l'égard du moment wilsonien et sur le fait qu'il s'est détourné de ce qu'il appelle "la tromperie coloniale" de la démocratie pour se tourner vers le fanatisme des wahhabites. Est-ce là que tout a dérapé ? J'ai lu Second Coming  de Yeats  un millier de fois (les choses s'écroulent toujours... le centre est un luxe dont les autres profitent) et les Cahiers de prison de Gramsci, où il insiste sur le fait que "le vieux monde se meurt et le nouveau monde lutte pour naître ; c'est maintenant le temps des monstres". Le maintenant de l'Italie de 1929 ou de Gaza de 2024 ? S'il n'y a que des maintenants, et qu'il y a des monstres partout, quand viendra demain ? 

Angelus Novus  de Paul Klee est gravé au fond de mon esprit, me fixant de ses yeux, sans paupières comme un poisson. Il a la tête d'un lion, le torse d'un oiseau. Il fait un gâchis de géométrie. Il est beaucoup trop mondain pour un nom aussi céleste. En 1921, dix-neuf ans avant qu'il n'avale une poignée de pilules de morphine, Walter Benjamin a acheté l'estampe (elle se trouve aujourd'hui à Jérusalem) et l'a rebaptisée  "Ange de l'histoire". Dans ce regard décentré, cette bouche ouverte, il a vu un être impuissant devant les décombres du passé. Il a vu la prise de conscience que rien ne peut être reconstitué et que le fait même que "les choses se poursuivent est la catastrophe". Le 7 octobre, un groupe de Palestiniens a tenté d'arrêter les choses, d'arrêter la Nakba, d'arrêter la catastrophe, de continuer.

La résistance est à la fois un droit et une obligation.

Le déluge d'Al-Aqsa a percé le mur nord de l’enceinte de Gaza. Au XIVe siècle, Ibn Battuta écrivait qu’il n’y avait pas de mur autour de Gaza. Mais, de nos jours, ils l’appellent la prison à ciel ouvert. Une erreur de formulation aux terribles proportions. La prison implique une faute, un crime, une punition que l’on a (préférablement) méritée. Le seul crime d’un Gazaoui est d’être né palestinien. Gaza est un camp de concentration, une cellule de mise à mort, un barzakh entre la vie et la mort. Dans son poème “Déplacé”, Mosab écrit : “Je ne suis ni dedans, ni dehors. Je suis entre les deux. Je ne fais partie de rien. Je suis une ombre.” De nos jours, les Gazaouis sont les bouts de nourriture pour animaux que l’on broie pour faire du pain.

Jour 110, j'ai écouté Dr Ghassan parler d’un petit garçon de trois ans dont on a amputé les membres. Un petit garçon de trois ans, trop jeune pour connaître son prénom, et il n’y avait personne pour s’en souvenir. Un WCNSF (un enfant blessé sans famille survivante), un acronyme né à Gaza. Le docteur parlait des tas de gravats qui sentaient la décomposition, les membres éparpillés, les snipers des quadcoptères et les six heures de marche vers le sud. Il parlait des familles chargées de décider de l’ordre dans lequel leurs proches devraient recevoir les soins. Est-ce mon père devrait voir le docteur avant mon frère ? Mon cousin est-il dans un état plus critique que ma sœur ? Comment est-ce qu’on peut classer l'amour ? Il nous a parlé d’une mère qui s’occupait de son fils dans le lit voisin au sien et qui avait bercé le WCNSF le matin après son opération.

La résilience est une résistance. 

Alors que le génocide continue parmi les lapsus sur le “cessez-le-feu” et les comparaisons involontaires avec l’Holocauste, Clinton se plaint d’être snobée aux Oscars et les journaux s’emmêlent les nœuds dans des tournures passives (les Gazaouis sont “retrouvés morts” et un nouveau-né est mentionné comme une “jeune fille”) pour éviter de dire ce que nous savons tous être la vérité. 

Israël souffre de psychose. C’est une organisation terroriste et voyoue. Le sionisme est et a toujours été un culte de la mort. Le démon né des pouvoirs impérialistes. Une idéologie criminelle, raciste et fasciste qui doit, doit être anéantie. Les masques sont tous tombés. La tolérance, la démocratie, la morale. Même les masques du déni sont tombés. Sur la terre de Bethléem, la bête brutale  se débat...

Dans les affres de la mort ? Jour 110, après le témoignage de Dr Ghassan, j’ai regardé Mustafa Barghouti parler d’une révolution mondiale, qui remettait la cause palestinienne à sa juste place de cause n°1 de notre époque. Il a parlé, avec cette sorte d’optimisme éternel qui est propre aux hommes politiques, d’un mouvement massif, capable de convaincre les pouvoirs occidentaux (ces non-moins monstrueux soutiens de l’entité sioniste) d’abandonner leurs convictions de longue date. Il a parlé de la montée des pays du Sud, des solidarités transnationales, des lacunes et de la pusillanimité des pays arabes. Il nous a assuré la victoire, la reconnaissance d’un Etat palestinien à l’issue des combats. Mais quand il parlait, je ne pouvais pas m’empêcher de penser à cet Ange aux tragédies infinies jonchées à ses pieds, à ses ailes déployées vers l’éternité. A chaque battement d’aile inutile, il dit : “Il n’y a ici aucune victoire, mais je me souviens de vous.” Je voyais Gramsci dépérir dans les prisons de Mussolini jusqu’à sa mort. J’ai pensé à tous les échec des Printemps arabes, à Alaa Abd El-Fattah qui est aussi en train de dépérir dans les prisons égyptiennes. Vingt-cinq ans de guerre à Gaza, l’assassinat de Shireen Abu Akleh, les assauts sur la mosqué Al-Aqsa, les raids sur les camps de réfugiés, les maisons de famille démolies. Un traumatisme qui défie l’énumération. Ma mémoire trébuche sur 1982 et 1967 et 1948 et les ruptures de la Nahda.

Ce que je dis, c'est que nous essayons de brûler ce vieux monde depuis cent ans, et que rien, absolument rien, n'a commencé le 7 octobre dernier.


Le sourire d’Aboud s'estompe. Il tweete sur le Ramadan, en espérant que tout sera fini à cette période. Netanyahou dit qu’il a encore les moyens de continuer pendant des mois et que les déplacés du nord sont partis pour de bon. Les enfants boivent dans des flaques sales par terre. La nourriture pour animaux se fait rare et les gens mangent de l'herbe. Jour 126 : Hind. Tous sont nés innocents mais il se trouve que certains sont plus innocents que d’autres. En 1922, Eliot écrivait : “Je vous monterai la peur dans une poignée de poussière.” A Gaza, la peur se redéfinit, ou alors nos langues sont simplement complètement brisées et ne peuvent plus assurer leur mission première. En 2024, Atef Abu Saif a écrit : “La liste de ceux que j’aime que j’ai perdus devient insupportablement longue.” Le passé est réduit en poussière, en éclats et rien ne peut plus être reconstruit à l’identique. Qahar (قهر) est un autre mot qui résiste à la traduction. Un seuil d’émotions, restreint par la frustration. Enragé. Inconsolable. Faire notre deuil est un autre luxe qu’on nous refuse. Le deuil est toujours remis à plus tard. Les journalistes prient sur les tombes de leurs êtres chers puis retournent à leur micro. Dans les manifestations à travers le monde, les cerf-volants de Refaat volent haut dans le ciel. Si je meurs, vous devez vivre. Wael et Motaz côte à côte sur une photo dont la légende dit : "Nos sourires sont une résilience".

La résilience est une résistance.

Si la catastrophe est destinée à continuer, alors nous aussi.

 

Layla AlAmmar est une écrivaine et une universitaire du Koweït. Elle a obtenu un doctorat sur la fiction des femmes arabes et la théorie du traumatisme littéraire, et elle est titulaire d'une maîtrise en écriture créative. Son premier roman, The Pact We Made (2019), a été sélectionné pour le prix du meilleur premier roman du Authors' Club. Son deuxième roman, Silence is a Sense (2021), a été sélectionné pour le prix international d'écriture William Saroyan. Elle a écrit pour The Guardian, LitHub, le Times Literary Supplement, ArabLit Quarterly, The New Arab, GQ Middle East et NewLines Magazine.

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