"Cartographie d'un génocidé", une fiction de Faris Lounis

3 mars 2024 - ,
Quelques points sur une carte génocidaire pour une balade dans la Vallée de la Mort, la guerre à Gaza et l’annonce d’une riposte à venir.

 

Faris Lounis

 

 

La carte d'un génocidé

بيانات على تذكرة التطهير

 

Notre correspondant au la Tombeau de l'humanité nous a rapporté ce qui suit :

 

Farine animale la famine sur le trône
Mélangée de sable l'eau noircie de la mer
L'aide humanitaire ? Un crime les militants de la paix
Bloquent les ports les passages
"Qu'ils crèvent, disent-ils, tous criminels, du fœtus à l'être sur le lit de la mort ! "
Doigts mains jambes amputées, anesthésie pourquoi ?
"Qu'ils goûtent se délectent du fiel de l'atroce, disent-ils, qu'ils se désaltèrent"
Encore plus de bombes, que la Vérité vive se déshabille !
Sous les décombres de Ninive je vois
Squelettes et crânes habillés encore du vêtement noir
Leur sang mutilé, les corbeaux veillent encore !

 

Dans l’air je respirais ces mots et je marchais dans les ruines encore fumantes d’un carré d’immeubles entièrement dynamité, bien conformément au respect des droits des animaux-humains et du droit international – selon la nationalité et les allégeances politiques, j’entendis une voix, un amas de viande, des lambeaux humains, à côté d’une centaine de soldats célébrant un mariage, me dire :

"Ma lettre écrite de mon sang. Elle est mon sang. Tiens ! Elle doit prendre la mer". De mes doigts tremblants je pris la lettre et l’ouvris. L’horreur me saisit et l’effroi me laissa abasourdi :

"Je n’ai pas de nom. Ni d’histoire ni d’avenir. J’attends ma mort certaine, elle est entre tes mains, ô messager des morts, sous les bombes de la civilisation. Je ne serai ni dépouille ni statistique, car mon corps, cet immonde tas de viande sans gloire, ce scandale de sang, dans ce monde, est privé du droit à une travée de terre sous l’enfer des hommes …Puisque les cimentières dansent au rythme des bulldozers, le salut de mon corps ? Ce périple de miettes sanguinolentes…Voici mon chant, après lequel je peux mourir heureux !"

La suite de la lettre donnait à lire la carte d'un génocidé :

"Nom: Hayy, Vivant, citoyen du plus grand camp d'internement colonial au monde.

Prénom : réfugié avant ma naissance, expulsé en 1948 de Jaffa, terre des orangers et porte azure de la Palestine.

Âge : du fleuve à la mer, du Carmel aux sables du Sinaï, depuis 1917, colonisé et résistant.

Profession : passant en vain ma vie à démontrer que je suis un humain aspirant à vivre comme un égal sur sa terre.

Peau : noire blanchie au phosphore des bombes qui ne ciblent que ceux qui marchent sur le sentier de la liberté.

Taille : pompeusement déshabillée, ma chair lacérée, avec délice torturée, mes membres amputés. De mon corps dépossédé, reste une moitié au crime bon marché.

Cheveux : teintés du sang d'un bébé brûlé, le corps fumant, sorti des ruines, carbonisé.

Couleur des yeux : blanche de la sueur de marbre du spectacle de l'atroce.

Nez : bouché par les émission de CO2, les prêches écologiques obligent..

Bouche : assoifée, affamée, des eaux usées délavées.

Direction de naissance : ci-gît l'inhumanité. Le tombeau des droits humains à gauche, le sarcophage du droit international à droite.

Le métier : spectateur impuissant de la deuxième Nabab. L'épuration est en cours, le blocus notre théâtre. L'utilité de ma main ? Recoudre les bébés déchiquetés. Un enterrement demeure dans le rêve possible, au milieu des affres de l'immense œuvre des civilisés, au nom de leur droit à se défendre.

Accusation : vivant et refusant de quitter la Terre du Christ. Je mange le sable aux égouts et débris des bombes de 250 kg.

Raisons : ne veut ni mourir, ni camper pour un autre siècle, hors de Palestine, dans les baraquements de l'UNRWA.

Verdict : la mer devant, la montagne expugnable de barbelés derrière vous, le Sinaï sur votre flanc gauche...la migration volontaire ou une hécatombe totale qui serait nommée de 360 km2".


Après avoir envoyé cette carte d'une victime de génocide à la rédaction de mon journal, Les Libertés indiciblesmon patron, après son habituelle lecture attentive, critique et impartiale, m'a répondu : "Cela dit une vérité que nous connaissons tous depuis près d'un siècle. Mais nous ne pouvons ni l'admettre, ni la méditer avec nos yeux, ni croire à la véracité des massacres commis en son nom, car nous jugeons que les mots de cette carte et ses lettres de sang qui fouettent nos lâchetés et nos échecs sont incompatibles avec notre détermination affective envers les massacres au nom du droit à la continuité historique du processus colonial que nous, le monde libre, avons initié en Palestine mandataire dès 1917. Au nom du droit humanitaire à l'autodéfense des occupants, nous ne pouvons que soutenir politiquement et médiatiquement ce génocide en cours en refusant démocratiquement de publier le document que vous suggérez. Après tout, il n'y a que des Arabes qui meurent... En cas de doute, c'est notre leçon des siècles passés qui l'enseigne, évoquant comme au premier jour le refrain pavlovien de la sacralité de la liberté d'expression : "Ils n'existent pas, donc on ne les assassine pas. Ils meurent d'eux-mêmes, la grâce divine soulageant et écrasant la souffrance nécessaire. Ces envahisseurs bédouins sont des squatters sur leur propre terre. La terre de Dieu est grande, et le Sahara des Arabes encore plus. Qu'ils soient parqués sur une île artificielle au milieu de cette mer de sable, et que l'œuvre de Ben Gourion prenne fin. Il y a un temps pour vivre, un temps pour être expulsé et un temps pour être assassiné, si vous vous accrochez à la vie comme à des branches d'olivier et à son argile.'"

En reprenant les sentiers pleins de cadavres, j’allégeais mes pas nus par respect aux dépouilles sans sépultures. A côté d’une tente déchirée, tachée de sang et dressée au milieu d’une marée boueuse, j’entendis une enfant de trois ans, éborgnée de l’œil droit et amputée du bras gauche, chanter :  

Je veux être au chaud / je veux être au chaud / le froid nous vient de partout/ de chaque côté il vient / la vie est glaciale sans maman et mamie / sans maman et mamie, la vie est amère !

Regagnant ma route vers Rafah, désarmé face à ce scandale, je pensai au suicide. Mais je me dis, tout en préparant ma tente, qu’une bombe américaine ne tardera sans doute pas à arroser de mon sang les sables pétrifiés du Tombeau qu’est devenue Gaza. Chaque seconde de nos existences était un sursis, moi et les civils candidats malgré eux au génocide qui partageaient mon quotidien.

J’étais à genoux au moment où je finissais de dresser ma toile trouée. Soudain, j’entendis la chute assourdissante d’un missile à une centaine de mètres de notre campement. Des deux étages de la maison ciblée, il n’en restait que le mur du premier, le cadre de sa fenêtre orpheline et des morceaux de ferraille disloqués. Quand l’énorme vague de cendre et de poussière se dissipa, le corps mutilé et scandaleusement déchiqueté d’une femme se révéla à mon regard déjà imbibé du parfum assassin de la mort et de sa lâcheté. Son bras droit sans vie accroché à la ferraille du cadre de cette fenêtre éborgnée, son corps, pendu contre le mur éclairé par des projecteurs, donnait l’impression de ne plus vouloir regagner le sol et sa terre violée. En m’approchant du cadavre, je réalisai que c’était Rima Hanna, une amie journaliste qui, hélas, n’échappa guère à cette énième tentative d’assassinat. 

Le sang coulait tel un fleuve enragé des morceaux de chair qui restaient de ses deux jambes et sur le mur je crus voir : 

Le sang son fleuve
Un tatouage semble flotter
Sur les vestiges du campement brûlé
Cet écrit sans visage
Sur les sables de Gaza
Gisent dans les atomes de l'oubli
La fin de l'Humanité
Sans commencement
Et le corps de la Vérité
Ô lambeaux errants
A jamais sans sépulture ...
Plus vaste est l'ombre de l'olivier
Que l'étendue des océans de refuge
Plus téméraire est la maison du palmier
Que la pluie de feu civilisée
Sur nos corps déchiquetés
Les gravats, ô tombeau infâme
Ici, nous resterons boire à la source
De nos pierres éborgnées
Ici de notre sang nous épancherons la soif
Du palmier et de l'oranger
Sur cette terre nous avons vécu
Sur cette terre nous vivrons
Sur cette terre nous mourrons
Même enchaînés privés
Du linceul et de la prière.

 

Né à Jijel, en Algérie, en 1992, Faris Lounis est diplômé en linguistique de l'université Paris XIII et en philosophie politique de l'université Paris VIII, il vit en France depuis 2018. Journaliste et écrivain depuis 2020, il collabore à plusieurs magazines et quotidiens algériens et français, notamment El Watan, Le Matin d'Algérie, Orient XXI et ActuaLitté.

Jordan Elgrably est un écrivain et traducteur américain, français et marocain dont les récits et la non-fiction créative ont été publiés dans de nombreuses anthologies et revues, notamment Apulée, Salmagundi et la Paris Review. Rédacteur en chef et fondateur de The Markaz Review, il est cofondateur et ancien directeur du Levantine Cultural Center/The Markaz à Los Angeles (2001-2020). Il est l'éditeur de Stories From the Center of the World : New Middle East Fiction (City Lights, 2024), et co-éditeur avec Malu Halasa de Sumūd : a New Palestinian Reader(Seven Stories, 2025). Basé à Montpellier, en France et en Californie, il tweete @JordanElgrably.

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