"Malika", un extrait de Vivre à ta lumìère d'Abdellah Taïa

15 octobre, 2022 -

 

Pour ce jeune romancier marocain, le souvenir de sa mère, M'Barka Allali Taïa (1930-2010), est indélébile. Dans le présent extrait de son dernier roman publié en français, Vivre à talumière, Taïa consacre son récit à Malika, l'héroïne qu'elle a inspirée. Le roman sera traduit par Emma Ramadan pour Seven Stories Press et paraîtra en 2023.

 

Abdellah Taïa

 

Mes enfants avaient raison. Cette femme est blanche, tellement blanche. C'est incompréhensible, comment peut-elle être si blanche ? Ce n'est pas de la peau qu'elle a, non, c'est du lait. J'ai de l'eau dans la bouche. J'ai envie de la lécher malgré moi. De m'approcher d'elle et, sans rien lui dire, de lécher sa peau. De goûter sa peau tout doucement. Boire son lait. C'est impossible, cette peau, surtout ici à Rabat, surtout maintenant, en plein mois d'août. Je nage, ça dégouline sur tout le corps. Des rivières et des rivières de sueur. Je n'en peux plus. Je pense que je vais m'évanouir. Mais elle, qui n'est même pas de ce pays, ne transpire pas plus. Elle ne transpire vraiment pas. Je la regarde et je la regarde. Et je n'arrive pas à y croire. Elle a fait le même chemin que moi jusqu'à ce monument, les ruines de Chellah, et pas une goutte de sueur n'est visible sur elle.

Les ruines de Chellah, juste à l'extérieur des murs de la ville de Rabat, Maroc.

Quel est son secret ? C'est franchement injuste. Être si blanche, si belle sans maquillage, et supporter sans problème la chaleur torride du Maroc. Je suis née ici et j'ai toujours vécu ici, mais je n'ai pas de solution. Le soleil ne m'aime pas. Il me frappe, me coupe la tête en deux à force de migraines jour et nuit, me jette dans un océan de transpiration chaude et froide à la fois. Seules les feuilles d'eucalyptus me revigorent, un peu. Je les écrase dans le mortier et les pose sur mon front. Un peu de fraîcheur. Un peu de froid qui me passe par la tête. Un peu de printemps au milieu de l'été. Mais j'ai fait une erreur : j'ai oublié de couper quelques branches des eucalyptus qui étaient sur la route. Là où je suis maintenant, à l'entrée des ruines de Chellah, il n'y a pas d'arbres.

Il n'y a qu'elle. Blanche. Fraîche. Bien habillée. Seulement elle et sa peau laiteuse.

Elle sourit. Pourquoi sourit-elle ? Je ne dois pas répondre à son sourire. Je dois rester forte, la plus forte. Je ne suis pas une gentille Malika. Je ne suis pas la femme arabe qu'elle croit que je suis. Je ne vais pas sourire.

Je m'appelle Monique. Elle le dit.

Elle garde le sourire. C'est sa stratégie dans la vie. Toujours sourire. Eh bien, avec moi, ça ne marchera pas. Je ne vais pas lui sourire. Je ne suis pas gentil, je suis méchant. Je suis intraitable. On ne peut pas m'acheter, moi, Malika. Du moins pas avec des petits sourires qui viennent d'un autre monde.

Non.

Je m'appelle Monique. Elle le répète.

Je sais qu'elle s'appelle Monique. Pourquoi insiste-t-elle ?

Ana smiti Monique.

Elle le dit en arabe maintenant. Elle n'a vraiment pas honte. Elle parle en arabe. Elle n'a aucun droit. Ça ne m'impressionne pas. Ça ne m'impressionne pas du tout. Pourquoi elle parle arabe comme nous ? Pour se rapprocher de nous ? Pour mieux nous connaître ? J'en doute. J'en doute.

Elle ouvre la bouche et laisse sortir les mots en arabe marocain.

Ana smiti Monique.

Monique. Monique. Tout va bien. Tout va bien. Je sais comment tu t'appelles.

"Monique" ressemble à "monika". Une poupée.

Cette Monique n'est pas une poupée. Je le sais aussi, depuis au moins deux mois. Elle est tout le contraire. Elle est intelligente. Elle fonce et attaque. Elle ne demande jamais la permission.

Elle a toujours l'air ridicule quand elle parle marocain.

Je sens qu'elle va me dire maintenant que je m'appelle Malika. Elle connaît mon nom. D'avance.

C'est ce qu'elle fait. Elle n'a pas honte. Elle me regarde droit dans les yeux, elle sourit, elle fait l'innocente, la naïve, et elle dit des mots marocains. Elle dit mon nom pour la première fois. Malika. Puis deux fois de suite. Malika. Malika. Je me demande pourquoi.

Ça m'énerve.

Je la regarde aussi droit dans les yeux et je ne souris toujours pas. Je n'ai pas fait tout ce chemin, je n'ai pas enduré la chaleur de cette route vers Chellah pour être gentille avec cette Monique. Je ne serai jamais ton amie. Je suis venu pour autre chose. Elle le sait et elle agit comme si ce n'était pas la chose la plus importante en ce moment. Elle veut imposer les règles du jeu. Pour être le patron français ? Autoritaire mais gentil. Autoritaire et douce. Patron jusqu'au bout des ongles, mais regardez comme je ne transpire pas en plein été, regardez comme je suis frais, comme je sens bon le vétiver, comme je suis élégant, comme je suis beau, comme je suis blanc, et comme je sais encore beaucoup de choses.

Je ne suis pas impressionné. Ce n'est pas mon genre d'être dominée si rapidement. Non. Non. Il est mort et déjà enterré, celui à qui j'avais donné les clés de mon cœur. Il est mort. Mort. Allal. Je n'ai plus de patron.

Comment faire pour que cette Monique comprenne ? Comment faire pour qu'elle me regarde différemment ?


Lire la critique de Vivre à ta lumière/Living in Your Light d'Abdellah Taïa


Qu'elle arrête de sourire. Qu'elle arrête de parler en marocain. Ça ne lui convient pas. Qu'elle arrête de faire comme si elle était gentille avec nous. Qu'elle arrête. Nous n'avons pas besoin de sa pitié, encore moins de sa compréhension. Qu'elle baisse son regard et même sa tête. Je pourrai alors la regarder avec mes yeux, enfin. Qu'elle laisse tomber le masque de la Française moderne qui est si touchée par la simplicité de la vie marocaine. La colonisation a pris fin il y a presque dix ans. Pourquoi s'obstine-t-elle à rester ici ? Que diable fait-elle ici à Rabat ? Je sais par mon mari Mohammed qu'elle est née à Casablanca dans les années trente et qu'elle y a vécu jusqu'à l'âge de dix ans. Et, bien sûr, elle n'a jamais pu oublier le Maroc, la beauté du Maroc, le ciel du Maroc, la lumière du Maroc. Et la pauvreté des Marocains, elle s'en souvient ? Bien sûr qu'elle s'en souvient, et c'est pourquoi elle revient ici avec son mari et leurs enfants. Elle veut leur montrer combien ce pays pauvre est formidable. C'est formidable.

C'est vrai : Le Maroc est génial. For-mi-da-ble.

Depuis notre arrivée à Rabat, grâce au travail que mon mari a réussi à trouver à la bibliothèque centrale, il ne se passe pas une semaine sans que quelqu'un m'apporte une histoire touchante sur la grande beauté du Maroc.

Infidèles, le plus récent roman d'Abdellah Taïa publié par Seven Stories Press.

Depuis que je suis à Rabat, je suis choqué chaque jour. Je pensais que les Français avaient quitté le Maroc en 1956. Mais ce n'est pas le cas. Pas du tout. Ils sont encore là, ici et là. Ils vivent dans les villas des beaux quartiers de Rabat. Hassan. Agdal. Les Orangers. Ils sont chez eux. Et même quand ils partent, ils finissent par revenir. Vous ne pouvez pas oublier le Maroc. On ne peut pas vivre sans le Maroc. La nostalgie du Maroc, dit-on.

Je ne veux pas entrer dans la logique de cette nostalgie.

Monique vit dans une belle villa dans le quartier des Orangers. Elle-même, son mari, leurs deux garçons. Elle a tout. Que veut-elle de plus ?

Elle n'a pas de fille. Ah ! C'est ce qui lui manque. Une petite fille.

Pauvre Monique. Comme je la plains... Mais elle a trouvé une solution.

Monique veut me voler ma fille. Ma propre fille. Khadija. Qui a à peine quinze ans. Khadija, la plus belle de mes filles, cette Monique veut la prendre comme bonne. Une petite bonne.

Khadija sera comme ma fille, elle a osé dire à mon mari Mohammed.

Et lui, idiot, imbécile heureux, il accepte. Donne-lui Khadija. Elle aura un avenir avec Monique. C'est ce que tu dois faire. C'est bon pour Khadija. Que tu sois d'accord ou non, Malika, tu dois penser à ce qui est bon pour Khadija. C'est une grande chance pour elle. D'entrer avec les Français. Tu imagines ? Travailler pour les Français. C'est la voie royale. Ils sont riches, Malika. Riches. Je sais qu'ils le sont.

Du jour au lendemain, ce nom, Monique, était partout dans ma maison, sur toutes les lèvres, dans tous les rêves. Mes six filles ne parlaient que d'elle. Monique est belle. Monique est coquette. Monique est bourgeoise mais gentille. Monique a une peau si blanche. Elle est incroyable !

La blancheur de sa peau avait complètement fasciné mes filles. Elles étaient conquises. Monique était le rêve.

Mes filles se battent déjà entre elles pour prendre la place de Khadija, au cas où, pour une raison quelconque, elle changerait d'avis.

 

Traduit du français par Jordan Elgrably

Abdellah Taïa est né en 1973 dans la bibliothèque publique de Rabat, au Maroc, où son père était concierge et où sa famille a vécu jusqu'à l'âge de deux ans. Il est le premier auteur arabe à avoir révélé son homosexualité. Il écrit en français et a publié neuf romans (dont beaucoup sont traduits en anglais et dans d'autres langues), notamment L'armée du salut (2006), Une mélancolie arabe (2008), Infidèles (2012), Un pays pour mourir (2015), Celui qui est digne d'être aimé (2017), La vie lente (2019) et Vivre à ta lumière (2022). Son roman Le jour du Roi a reçu le prix de Flore en 2010. L'Armée du Salut, son premier film en tant que réalisateur, est adapté de son roman éponyme. Le film a été sélectionné à la Mostra de Venise 2013, au TIFF 2013, à New Directors 2014 et a remporté de nombreux prix internationaux. Son roman A Country for Dying, traduit en anglais par Seven Stories Press, a remporté les Pen America Literary Awards 2021. Aux États-Unis, ses romans sont traduits et publiés par Semiotext(e), notamment Salvation Army, An Arab Melancholia et Another Morocco, et Seven Stories Press, notamment Infidels et A Country for Dying

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