Saluée par la critique française pour son interprétation dans le film de Wajdi Mouawad Mèrede Wajdi Mouawad, l'actrice libanaise populaire devient un nom international alors qu'elle se prépare à jouer dans Cerise à Montréal les 15 et 16 octobre.
Nada Ghosn
Dans la pièce de théâtre d'Aliaa Khachouk Cerisecréée en octobre 2022 et reprise au Quartier des Arts Hatem Ali (QAHA) de Montréal les 15 et 16 octobre, la comédienne libanaise Aïda Sabra occupe le devant de la scène aux côtés de 21 autres acteurs qui interprètent des textes arabes du Cantique des Cantiques à la manière d'une tragédie grecque. Pour ce monodrame en français, centré sur le thème de la violence domestique, la metteuse en scène syro-québécoise Aliaa Khachouk a puisé dans les récits de femmes d'Orient et d'Occident pour composer un puissant témoignage.
"Cette pièce me touche beaucoup, car elle aborde le sujet sensible de la violence domestique", explique Aida Sabra à The Markaz Review. "Selon moi, ce problème découle de l'environnement social et de certaines pressions qui peuvent inciter un individu à passer à l'acte. J'ai été très impliquée dans le spectacle, notamment dans les séances de préparation et d'échauffement, qui ont permis de décharger la violence présente chez chacun des participants. Ce sont des moments humains très intenses".
Toujours se réinventer
Le théâtre Hatem Ali du Quartier des Arts a été fondé par un collectif d'artistes du Moyen-Orient et du Québec, à la suite d'une rencontre de codéveloppement entre le SEIIM, un organisme d'éducation interculturelle et d'intégration, et Rivo, un organisme à but non lucratif qui défend les victimes de la violence organisée. Lors de cette rencontre, les participants ont réalisé qu'il y avait parmi les réfugiés et les migrants de nombreux artistes qui étaient bien connus dans leur pays d'origine, mais dont la voix peinait à se faire entendre au Québec.
Ces artistes, qui ont fui le Moyen-Orient à la suite de catastrophes survenues au cours des dernières décennies, éprouvent un chagrin difficile à surmonter du fait d'avoir été privés de leurs rêves. Mais en juillet 2020, un groupe de travailleurs culturels canadiens et d'artistes en exil ont décidé de mettre en commun leurs expériences et leurs contacts pour créer des projets multiculturels dans les domaines du théâtre, du cinéma, de la danse, de la musique et de l'écriture. Après deux ans de retard dû à la pandémie de Covid, le Quartier des Arts Hatem Ali - du nom d'un des membres fondateurs décédé subitement fin 2020 - ouvre enfin ses portes. Organisation communautaire gérée par un groupe de membres actifs, dont Aida Sabra et son mari Zaki Mahfoud, le collectif est présidé par Aliaa Khachouk.
"On peut se réinventer à tout âge... Je vois la vie comme un processus", déclare Aida Sabra. Il y a trois ans, un mois avant l'explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, elle, son mari et leurs deux fils ont dû faire leurs valises une deuxième fois et partir pour Montréal. "Nous n'avions pas le choix, la vie était devenue trop difficile au Liban", explique-t-elle. "La crise économique depuis 2019 a tout ravagé. Le visage socioculturel du pays est en train de changer. Les libertés sont étouffées. La diversité qui a donné naissance à tous ces mouvements et idées dans les années 1970 est aujourd'hui menacée."
De retour à Montréal après un premier exil au Liban dans les années 1990, la célèbre actrice de 60 ans est cette fois contrainte d'accepter un poste d'enseignante de théâtre auprès d'élèves de maternelle. Mais le destin lui sourit lorsque Wajdi Mouawad la contacte pour lui proposer d'incarner Jacqueline, la mère titulaire de sa pièce, Mèresur recommandation d'Odette Makhlouf (qui joue le rôle de sa sœur Nayla dans la pièce). "Travailler avec Wajdi Mouawad et le Théâtre de la Colline m'a permis d'accéder à un niveau plus professionnel", a-t-elle déclaré. Mère repartira en tournée en France en 2024.
Jacqueline dans Mère c'est revivre la guerre du Liban : les voitures piégées, les nuits blanches loin de la maison....A l'époque, Sabra n'était qu'une étudiante. "Nous n'avions pas peur, nous étions défiants. Mais lorsque vous avez des enfants, tout est différent. Vous commencez à avoir peur pour eux. Dès que je sentais un danger, je les enfermais à la maison pour les protéger", se souvient-elle. "À Montréal, j'ai été en contact avec des femmes qui étaient dans un état d'anxiété permanent. C'est ce que la Mère essaie de montrer : comment la guerre écrase les gens comme un rouleau compresseur".
Un long voyage
La pièce a été créée à l'automne 2021 au Théâtre de la Colline à Paris, permettant au public parisien de découvrir cette comédienne déjà célèbre au Moyen-Orient. La performance de Sabra dans le rôle de Jacqueline dans Mère lui vaut les éloges de la critique française et le surnom de "mère courage". Un qualificatif qui lui convient parfaitement, car dans la vraie vie, l'actrice est une femme bien ancrée dans le réel, conciliant son rôle d'artiste engagée avec celui d'une mère aimante et dévouée.
Née à Beyrouth en 1962, Sabra a vécu la quasi-totalité de la guerre civile libanaise (1975-1990) qui, selon elle, "n'est toujours pas terminée". En 1982, alors que les combats sont à leur apogée à Beyrouth, elle rejoint la faculté d'art dramatique de l'université libanaise, où elle rencontre son futur mari, l'intellectuel et journaliste Zaki Mahfoud. Malgré la guerre, elle décrit les années 1980 comme une période heureuse. "Les théâtres fleurissaient à chaque coin de rue dans le quartier cosmopolite de Hamra. Aujourd'hui, la plupart de ces théâtres ont fermé et les seuls qui ont survécu sont délabrés et mal équipés", déplore-t-elle.
Dévouée à son métier, Sabra considère l'art comme un moyen de s'exprimer et d'influencer les autres. Dès sa première année d'université, elle rejoint la compagnie théâtrale Hakawati, dirigée par Roger Assaf, pour remplacer une actrice dans la pièce Ayyâm el-Khiam (Les jours de Khyam). Elle travaille ensuite avec de nombreux metteurs en scène libanais de premier plan, dont Yaacoub Chedraoui, Fayek Hbaysi, Boutros Rouhana, Jawad el-Assadi, Lina Abyad, Nehme Nehme et bien d'autres.
Sensibilisation
Au début des années 1990, l'artiste, alors âgée d'une trentaine d'années, avait déjà immigré au Canada pour la première fois avec sa famille, afin de bénéficier de services aussi élémentaires que l'eau, l'électricité, les transports publics, l'éducation et les soins de santé, comme elle le dit elle-même. Après cinq ans d'exil, elle est retournée dans son pays et a commencé à se faire connaître en tant qu'auteur et metteur en scène, avec des pièces telles que Hammam 'oumoume (Bain public) sur la situation au Liban, et Mamnou' el-Lams (Interdit de toucher) sur les problèmes des femmes dans une société conservatrice du Moyen-Orient. En Taqs Beyrouth (Time in Beirut), Sabra a prêté sa voix à deux personnes misérables de la ville qui dialoguent sur ce qui les a amenées à leur situation.
Puis, en 2016, l'actrice se diversifie à nouveau en commençant à réaliser des vidéos. Elle se met en scène dans le rôle de Set Najahqu'elle avait déjà interprété dans la série télévisée du même nom, qui l'avait rendue célèbre (écrite par Ahmad Kaabour et Fayek Hbaysi, et diffusée sur Future TV en 1995-1996). "Les gens aimaient tellement ce personnage comique que j'y ai vu un moyen de sensibiliser la population à la nécessité pour tous les Libanais de s'unir et de revendiquer leurs droits en tant que citoyens", explique-t-elle. "Set Najah a une compréhension très fine de la situation politique et de la société. Dans l'une des vidéos les plus emblématiques, cette femme âgée de Beyrouth se retrouve coincée dans l'ascenseur : une incarnation des problèmes du pays. Personne n'essaie de la sortir de là, et Set Najah finit par mourir..."
Ces jours-ci, Sabra est plus occupée que jamais, car parallèlement à l'exploitation de Cerisedont la reprise est déjà prévue le 23 novembre à la Maison de la Culture Ahuntsic de Montréal, la comédienne vient de terminer le tournage de deux courts métrages. Avec la tournée de Mère les 2 et 3 décembre 2023 au Festival de Carthage en Tunisie, puis les 17 et 18 janvier 2024 à Mulhouse, les 26 et 27 janvier 2024 à Madrid, les 9 et 10 février à Martigues, et les 14 et 15 février à La Rochelle, la star libanaise confirme sa lente mais constante ascension vers une carrière internationale.
J'ai eu la chance de voir la pièce Mère de Wajdi Moawad au Théâtre de la colline à Paris en mai 2023 et AÏda Sabra y est extraordinaire. J'ai attendu à l'extérieur du théâtre et quand je l'ai vue sortir je l'ai embrassée et félicitée pour sa fantastique performance. Longue vie à toi Aïda.