Un romancier iranien cherche la vérité sur un accident d'avion

15 janvier 2024 -
Tôt dans la matinée du 8 janvier 2020, un avion de ligne avec 176 passagers et membres d'équipage à bord s'est écrasé quelques minutes après son décollage de la capitale iranienne, Téhéran. Parmi les victimes figure Niloufar, cousine du romancier et scénariste Négar Djavadi. En La Dernière Placel'auteur s'interroge sur les circonstances de cette tragédie en faisant l'inventaire des incohérences de la version officielle et des preuves accablantes qui désignent des coupables toujours impunis.

 

La dernière place par Négar Djavadi
Stock 2023
ISBN 9782234093942

 

Sepideh Farkhondeh

 

Tôt dans la matinée du 8 janvier 2020, un avion de ligne transportant 176 passagers et membres d'équipage à bord s'est écrasé quelques minutes après son décollage de Téhéran, la capitale de l'Iran. Il n'y a aucun survivant.

Parmi les victimes figure Niloufar, cousine du romancier et scénariste Négar Djavadi, à qui Négar ressemblait, comme le disaient leurs tantes lors des réunions familiales de leur enfance. Niloufar vivait au Canada depuis des décennies et se trouvait à Téhéran pour rendre visite à ses sœurs. Elle devait rentrer chez elle le 5 janvier et a embarqué à bord du vol PS757 de la compagnie Ukraine International Airlines. Ukraine International Airlines vol PS752qui reliait Téhéran à Kiev, d'où de nombreux passagers avaient prévu de rejoindre une ville d'Europe occidentale ou le Canada.

La dernière place est publiée chez Stock.

Ce crash est vécu par les Iraniens comme une tragédie nationale, d'autant plus grave et profonde que les circonstances de sa survenance se précisent et que la responsabilité des plus hautes autorités, empêtrées dans leurs mensonges et leurs contradictions, semble indéniable.

Dans La Dernière PlaceNégar Djavadi s'interroge sur les circonstances de cette tragédie en faisant l'inventaire des incohérences de la version officielle et des preuves accablantes qui désignent les coupables. les coupables, toujours impunis..

Le livre commence par un souvenir d'adolescence, le visionnage du film L'Histoire officiellequi raconte les tribulations d'une mère, professeur d'histoire dans l'Argentine des derniers mois de la dictature militaire, qui découvre que sa fille adoptive est peut-être l'enfant d'opposants politiques disparus, un bébé volé par la junte. Le titre de ce film est une révélation pour la collégienne exilée en France avec sa famille : L'association de ces deux mots ("histoire officielle"), association que je n'avais jamais imaginée jusqu'à ce jour, décrivait avec justesse ce que nous avions nous aussi toujours vécu", écrit Djavadi, auteur des romans Désoriental (disponible en anglais et en français) et Arènequi n'a pas encore été traduit en anglais.

A partir de là, Négar Djavadi mêle le récit de la perte de Niloufar à des questions historiques.

"La dictature a ceci de particulier que sa survie passe inévitablement par la réécriture de l'Histoire et l'organisation méthodique de l'oubli", suggère l'auteur dans le prologue, et c'est contre cet oubli qu'elle a écrit ce livre.

Désorienté (2016) présente un kaléidoscope étonnant de l'histoire de la famille Sadr sur trois générations. Les lecteurs de cette fresque flamboyante sur la mémoire et l'identité suivent les tribulations de la famille sur des décennies de troubles politiques et de révolution. Il ne sera donc pas surpris par La Dernière Placetotalement autobiographique cette fois, où l'auteure et sa sœur partagent une plaisanterie qui tente d'être à la hauteur du drame : elles se demandent à chaque catastrophe, "même si elle a eu lieu dans la jungle amazonienne", si elles ont un lien de parenté avec l'une des victimes.

La Dernière Place commence par cette peur intime de connaître quelqu'un parmi les passagers de l'avion pulvérisé au sol, peur dissipée un temps par l'idée qu'aucun membre de la famille n'a de lien avec l'Ukraine. Passé le choc de la découverte, Djavadi dissèque les incohérences des déclarations officielles, comme le font les familles des autres victimes du crash. les familles des autres victimes du crashLes familles des victimes de l'accident, sur les réseaux sociaux, commentent les photos de l'explosion dans le ciel nocturne, prises par des anonymes, à l'aide de leur téléphone portable.

Dans un contexte de tensions internationales accrues, alors que Qassem Soleimani, le chef des Gardiens de la révolution islamique en charge des opérations extérieures, vient d'être éliminé par un drone américain à Bagdad, et que le spectre très présent de la guerre rappelle le chaos et la destruction des années 1980, le crash d'un avion civil soulève de multiples questions historiques qui restent sans véritables réponses.

Cette tragédie fait écho à d'autres. L'histoire de Niloufar rappelle celle, douloureuse, de Darya32 ans, tuée le 11 septembre 2001 à New York ; Darya qui avait échappé de justesse, enfant, au terrible bombardement de la ville d'Abadan par Saddam Hussein pendant la guerre Iran-Irak.

Hannah Arendt a écrit que "la terreur ne peut régner que sur des hommes isolés les uns des autres et que, par conséquent, l'une des premières préoccupations de tout gouvernement tyrannique est de réaliser cet isolement".

Mais face à ce crash, dont on découvre peu à peu les terribles circonstances, de plus en plus de voix s'élèvent pour questionner et mettre en doute la version officielle. Défaillance technique ? Pourquoi un missile a-t-il été tiré sur l'avion ? Par qui ? Erreur humaine ? Pourquoi un deuxième missile a-t-il été tiré ?

Une mère dont les deux enfants, étudiants au Canada, se trouvaient dans l'avion a exprimé ses doutes dans une interview filmée : "Pourquoi a-t-on retrouvé une poupée de chiffon carbonisée, mais pas d'ordinateur ni de téléphone portable, qui sont beaucoup plus résistants ? Les appareils électroniques contiennent-ils des informations que le régime dérobe aux familles ? Pourquoi les autorités refusent-elles de rendre public le contenu des boîtes noires ? A quoi servent ces procès à huis clos ? Face à ces questions pressantes, les déclarations officielles que l'on trouve dans le livre apparaissent absurdes et indécentes.

Tout comme le nom étrange et prémonitoire de la petite ville où l'avion s'est écrasé a rappelé à l'écrivain la lampe oculaire suspendue au centre de l'œuvre de Picasso, "Guernica".Guernicade Picasso, ces questions jettent une lumière nouvelle sur cette tragédie.

A l'ère du téléphone portable, alors que des images sont diffusées et contredisent les déclarations des hommes politiques, l'écrivain se demande "sans doute avec beaucoup de naïveté" comment ces derniers "osent encore mentir".

Le procès de Nuremberg, mené contre les principaux criminels de guerre nazis, de novembre 1945 à octobre 1946, est aussi - rappelle l'auteur - "le premier à avoir autorisé l'extension de la recherche de preuves au matériel filmique...A l'initiative du procureur américain Robert H. Jackson, des films, toutes sortes de films, documentaires, actualités, archives, ceux tournés par des cinéastes officiels du gouvernement allemand comme Leni Riefenstahl ou par des cinéastes américains envoyés sur le front en Europe ont été projetés... Cette approche sans précédent, cette expérience visuelle, ce choc, ont présenté... la vérité contre ceux qui la niaient..."

Les interrogations laisseront bientôt place à la colère et à la révolte qui, depuis l'assassinat de Mahsa Amini à Téhéran en septembre 2022, ont enfin rendu visible au monde, à travers des images sidérantes, un soulèvement général contre un système et une idéologie mortifères.

Dans La Dernière Place et l'histoire de sa cousine Niloufar, Négar Djavadi ne cesse de questionner l'histoire officielle, car " les écrivains, les poètes et les cinéastes sont les rivaux désignés des ministères de la Vérité " qui, par leurs œuvres, " préservent et protègent la la mémoireextraient la vérité clandestine et la font remonter à la surface".

 

Laissez un commentaire

Votre adresse électronique ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont marqués d'un *.