Le mythe occidental : Une histoire discontinue

3 mars 2024 -
La façon dont les Troyens ont été associés aux Turcs d'aujourd'hui est une histoire fascinante et discontinuelle qui est d'actualité. Cette histoire met en lumière la porosité des frontières culturelles entre l'Europe et l'Asie, la fallace du choc des civilisations, l'apparition récente de l'Occident en tant que concept unifié et la politique culturelle de son déclin.

 

Occident: Une nouvelle histoire d'une vieille idée par Naoíse Mac Sweeney
Penguin, 2024
ISBN 9780753558935

 

Arie Amaya-Akkermans

 

 

Le musée de Troie, situé dans le village de Tevkifiye, dans le nord-ouest de la Turquie, achevé en 2018, rassemble un large éventail d'artefacts provenant de collections turques et liés à la région historique environnante de la Troade, proche du célèbre site archéologique de Troie. La plupart de ces objets n'ont cependant pas grand-chose à voir avec le cadre du mythe grec de la guerre de Troie, l'un des récits fondateurs de la culture occidentale, immortalisé par l Iliade d'Homère et l Enéide.

Troie est un lieu réel, qui fait l'objet de fouilles depuis 150 ans. Pourtant, les antiquités censées provenir de cette guerre légendaire, qui s'est déroulée entre le XIIIe et le XIIe siècle avant notre ère, datent d'une période bien plus tardive. Comme l'écrit Naoíse Mac Sweeney dans son nouveau livre, The West : A New History of an Old Idea: "La réalité se met rarement en travers d'une bonne histoire, surtout lorsque cette histoire sert un objectif politique."

L'Occident, nouvelle histoire d'une vieille idée - couverture - 9780753558935-the markaz review
The West est publié par Penguin.

Quiconque contrôle l'ancienne Troie aujourd'hui, aux yeux de l'archéologie institutionnelle turque, contrôle également le récit du choc des civilisations entre l'Europe et l'Asie, l'une des idées les plus anciennes de la tradition européenne. L'accent turc a toutefois été mis sur une inversion de l'idée européenne traditionnelle. Ils n'ont pas proclamé un Occident victorieux, incarné par les Grecs archéens, mais ont plutôt revendiqué pour eux-mêmes l'héritage des Troyens dans l'histoire - un héritage qui a été revendiqué par de nombreuses personnes dans le passé. L'archéologie moderne a montré que Troie n'était pas simplement une ville hellénique, mais qu'elle avait en fait des racines profondes dans la culture anatolienne, une réalité qui a nourri l'intérêt des Turcs pour l'histoire de la ville antique. Même si le terme "anatolien" fait référence aux langues indo-européennes éteintes de la région et de ses locuteurs, il est aujourd'hui utilisé pour désigner tout ce qui peut être identifié comme turc.

Dans la conscience populaire, "Anatolien" désigne aussi toute période historique, de la préhistoire la plus lointaine à nos jours, ayant eu lieu à l'intérieur des frontières de la république turque moderne, dont les habitants actuels sont censés être les héritiers de quarante siècles de civilisation turque. Mais les Ottomans n'appréciaient guère ce terme, qu'ils jugeaient péjoratif. Il n'est apparu dans l'archéologie et la littérature républicaines turques qu'au milieu des années 1930. L'histoire de l'association des Troyens aux Turcs d'aujourd'hui est une fascinante histoire de discontinuité, qui met en lumière la porosité des frontières culturelles entre l'Europe et l'Asie, la fallace du choc des civilisations, l'apparition récente de l'Occident en tant que concept unifié et la politique culturelle de son déclin.

Dans son livre, Mac Sweeney explique que d'après la Chronique de Fredegar les peuples turcs d'Asie centrale seraient descendants de Francio, nom médiéval du guerrier troyen Astyanax, "qui est aussi le géniteur des Francs". Comment le fondateur de la dynastie mérovingienne et l'ancêtre de Charlemagne peuvent-ils être aussi l'ancêtre des Turcs ?

La biographie du binaire Orient/Occident est sur le point de devenir encore plus floue. L'ouvrage de Mac Sweeney L'Occident n'est pas un récit sur l'héritage de la guerre de Troie ou encore une histoire intellectuelle sur l'Occident, mais plutôt un portrait de quatorze hommes et femmes, d'Orient et d'Occident, du Ve siècle avant notre ère à nos jours. Chacun, à sa manière, articule ou remet en question la construction politique de l'Occident en tant que concept qui n'est ni fixe ni éternel, et qui prenna naissance suite à de multiples échanges culturels à travers le temps.

 

Lettres des Ottomans

Le chapitre consacré à la puissante Safiye Sultan, mère du sultan ottoman Mehmed III à la fin du XVIe siècle, contient un article de Francio. Safiye Sultan a entretenu une longue relation épistolaire avec la reine d'Angleterre Élisabeth Ire. Habile diplomate, Safiye Sultan faisait appel dans ses lettres à un héritage troyen commun, une idée répandue sous la dynastie des Tudor. Elle s'est présentée au monarque anglais, en tant qu'épouse du sultan Murad III, "le monarque des terres, l'exalteur de l'empire, le Khan des sept climats en cette période propice et l'heureux seigneur des quatre coins de la terre, l'empereur des terres de Rome".

Une lettre ottomane, datant d'un siècle avant Safiye Sultan, raconte que le conquérant de Constantinople, Mehmed II, a écrit au pape Pie II pour lui faire part de son mécontentement face au refus de l'Église de soutenir sa conquête de la capitale impériale byzantine en 1453. Mehmed II arguait que, bien que Constantinople soit une ville chrétienne, les Turcs et les Italiens descendaient tous deux du peuple de Troie. La lettre n'est pas entièrement rappelée en Occident et est apocryphe. Elle fait partie des "Sultansbriefe", un groupe de lettres censées avoir été écrites par un sultan à des princes chrétiens, dont l'authenticité a longtemps été mise en doute. Aujourd'hui, elles sont considérées comme de la propagande ou des divertissements des siècles passés, mais la lettre met tout de même en lumière l'importance d'un pedigree troyen dans l'imaginaire historique de l'époque.

Combien de peuples descendent-ils réellement des Troyens ? La liste est longue, mais il faut commencer par le mythe fondateur des origines de Rome. Les survivants de Troie ont fui leur ville et, conduits par Énée, ils se sont retrouvés en Italie centrale. Ce sont les descendants d'Énée, les jumeaux Romulus et Remus, qui ont fondé la ville de Rome.

 

Intérieur du musée de Troie, près du site archéologique de l'ancienne ville de Troie, en Turquie (photo Uskarp).
Intérieur du musée de Troie, près du site archéologique de l'ancienne ville de Troie, en Turquie (photo Uskarp).

 

Dans L'Occident, Mac Sweeney y aborde le contraste entre le mythe et le présent : "Ce mythe peut d'abord sembler étrange aux oreilles modernes. Il peut sembler contre-intuitif que les Romains, si souvent invoqués aujourd'hui dans la rhétorique de la généalogie européenne en général et celle de l'Union européenne en particulier, revendiquent une origine asiatique plutôt qu'européenne". Le récit principal est beaucoup moins monolithique que celui promu par les institutions européennes modernes.

Lorsque l'UE a lancé en 2014 une opération visant à renforcer le contrôle de l'immigration et l'a baptisée "Mos Maiorum" (Chemin des ancêtres), la référence aux traditions de la Rome antique a pu leur échapper. Mac Sweeney décrit magnifiquement la genèse de Rome :

Il peut sembler tout aussi contre-intuitif que les Romains, avec toute leur puissance militaire et leur pouvoir impérial, se considèrent comme les descendants de réfugiés, les perdants de la guerre la plus célèbre de l'Antiquité. Cette idée semble particulièrement choquante depuis une dizaine d'années, alors que l'Italie s'efforce de faire face à l'afflux de réfugiés désespérés qui tentent d'atteindre ses côtes en quête de sécurité, de prospérité et d'une nouvelle vie. 

Pourtant, le mythe de Troie allait connaître de nombreuses séquelles et devenir la généalogie de nombreuses générations, et pas seulement pour les Européens de l'Ouest. Les Romains, les Bactriens, les Hohenstaufen allemands, les Byzantins, les Italiens de la Renaissance et les Ottomans ont tous revendiqué une ascendance troyenne à un moment ou à un autre, et ces histoires d'origine façonnent encore, dans une certaine mesure, le présent politique. Mac Sweeney affirme que l'Occident n'a pas une origine claire et simple dans l'Antiquité classique. J'ajouterais que l'Orient non plus. Elle s'oppose fermement au choc des civilisations :

Les Ottomans ne se considéraient pas comme fondamentalement asiatiques, appartenant et représentant un Orient éternellement et inévitablement opposé à l'Occident. Ils se voyaient plutôt à la tête d'un empire mondial universel, s'étendant sur trois continents et englobant une myriade de peuples, de langues et de religions. Ils étaient tout autant européens qu'asiatiques, gouvernant depuis une capitale à cheval sur les deux continents.

Mais si cette riche mosaïque de généalogies, d'influences et d'origines est vraie, comment en est-on arrivé à une idée fossilisée de l'Occident ? L'expression "de l'OTAN à Platon "imagine l'Occident comme une chaîne historique ininterrompue, de l'Antiquité classique à la modernité en passant par le Moyen-Âge, la Renaissance et les Lumières, avec en prime le choc des civilisations entre l'Europe et l'Islam ? Mac Sweeney propose une série d'événements qui ont consolidé l'avancée progressive de l'Occident comme un tout unifié, depuis la victoire militaire de la Sainte Ligue contre les Ottomans à Lépante, jusqu'à la forme cohérente que le passé gréco-romain a pris à la Renaissance et au Siècle des Lumières. Enfin, c'est l'aventure coloniale qui a fusionné les Européens en un tout unifié, en présence de différences radicales et de profits partagés.

Le message à retenir est le suivant: la civilisation occidentale est une invention moderne. "Il s'agit d'une version de l'histoire occidentale qui est à la fois factuellement incorrecte et idéologiquement orientée", comme l'écrit Mac Sweeney dans son introduction.

 

Le récit d'un migrant

L'hypothèse défendue par Mac Sweeney, parmi d'autres classicistes, selon laquelle l'Antiquité classique en tant qu'héritage occidental n'est pas née à nouveau pendant la Renaissance, mais plutôt pour la première fois, est particulièrement intrigante. Le monde des Grecs de l'Antiquité était essentiellement tourné vers l'Est, et l'Empire romain était une entreprise mondiale ; tous deux considéraient l'Europe continentale comme étrangère et arriérée, et leurs relations mutuelles n'étaient pas une succession linéaire, mais plutôt un chevauchement et une superposition. Malgré tout son pedigree ancien, comme l'a souligné Rebecca Futo Kennedy l'a souligné, l'expression "civilisation occidentale" n'a proliféré qu'après les années 1840 aux États-Unis et en Grande-Bretagne.

Mais la servante de l'Occident moderne, le choc des civilisations, a un passé remarquablement ancien qui revient en Turquie. Le récit du premier personnage dramatique de Mac Sweeney est peut-être le plus beau texte de L'Occident:

Un migrant se tient sur la plage. Il regarde la mer, l'esprit et le regard tournés vers sa patrie, à un continent et à une vie de distance. Il a fait ses premiers pas vers l'exil il y a des années, quittant la côte agitée de la Turquie sur un bateau surchargé. Il fuyait les persécutions d'un tyran et la fureur d'une foule fondamentaliste, espérant un avenir radieux dans la ville la plus animée et la plus cosmopolite d'Europe. Mais lorsqu'il est enfin arrivé dans la grande métropole, ses rêves se sont rapidement assombris.

C'est bien l'histoire d'un migrant, mais ce n'est pas Énée, qui a reçu un accueil chaleureux en Italie.

Elle poursuit :

Là où il avait espéré réussir, il s'est heurté à la suspicion, et là où il avait imaginé des opportunités, il a trouvé des restrictions. Plus tard, lorsque le gouvernement a commencé à cultiver un environnement hostile pour les migrants et a institué de nouvelles lois draconiennes sur la citoyenneté, il est parti. Aujourd'hui, il se trouve sur une autre plage étrangère, à la recherche d'un nouveau départ. Peut-être que cette fois-ci, il trouvera ce qu'il cherche.

Il pourrait s'agir de la vie d'un migrant du XXIe siècle, quittant Istanbul pour rejoindre la Grèce ou l'Italie sur un radeau.

Statue moderne d'Hérodote, à Bodrum, Turquie courtoisie arie akkermans
Statue moderne d'Hérodote, Bodrum, Turquie (avec l'aimable autorisation d'Arie Akkermans).

Il s'agit en fait de l'histoire d'Hérodote, l'historien de la Grèce antique, né d'une famille mixte grecque et anatolienne au Ve siècle avant notre ère à Halicarnasse, aujourd'hui Bodrum en Turquie. Des conflits avec la politique locale ont fait de lui un réfugié à Athènes, mais la montée de la xénophobie et la consommation de l'impérialisme l'ont poussé à émigrer une nouvelle fois.

La deuxième fois, il se rend dans la petite ville de Thurii, en Calabre, près du golfe de Tarente, où il écrit son opus magnum, les Histoires. L'été dernier, j'ai passé du temps dans le parc archéologique de Sybaris, qui comprend les ruines successives des anciennes villes de Sybaris, Thurii et Copia. Sybaris n'a jamais été fouillée à cause des eaux souterraines ; Thurii a été détruite par des tribus italiques bien après Hérodote ; et Copia a été abandonnée au Moyen Âge. Mais le paysage de la plaine de Crati porte encore l'empreinte des vagues migratoires, entre le dépeuplement massif des villes du sud de l'Italie par des jeunes en quête d'un avenir ailleurs, l'arrivée irrégulière de migrants et le contrôle de la 'Ndrangheta, la mafia calabraise. Hérodote serait mécontent de la xénophobie existante en Italie et en Grèce, qui reçoit un grand soutien régional des partis d'extrême droite.

L'Occident nous rappelle que les Histoires est l'ouvrage historique le plus ancien de la tradition occidentale. Hérodote y relate les événements survenus entre 499 et 470 avant notre ère, lorsqu'une coalition de petites cités-États grecques l'a emporté sur le puissant Empire perse, ce qui lui confère une place d'honneur dans l'histoire imaginée de l'Occident : "Pour beaucoup, il s'agit d'une charte fondatrice de la civilisation occidentale, offrant un précédent antique à la notion moderne de choc des civilisations". Mais Mac Sweeney, professeur d'archéologie classique à Vienne, estime qu'il s'agit là d'une interprétation erronée du texte : "Si nous lisons Hérodote attentivement, nous constatons qu'il introduit la notion de choc des civilisations uniquement pour la contredire. En tant que migrant anatolien ayant connu l'atmosphère toxique de l'impérialisme athénien, il se méfiait des mythes de pureté.

À propos de cette période, elle s'interroge : "Devons-nous vraiment nous étonner que quelqu'un comme Hérodote, un migrant biculturel venu d'Asie, ne se sente plus chez lui ?". Les Histoires est un amalgame de faits et de fiction, de généalogies de différentes cités grecques, de leurs diverses religions, croyances et coutumes empruntées à de nombreux endroits, et des hauts faits d'autres peuples dans le monde d'Hérodote : Égyptiens, Scythes, Babyloniens et Éthiopiens. "La culture grecque, nous dit Hérodote, était tout sauf purement grecque", conclut Mac Sweeney. L'historien antique souligne que la division du monde entre l'Europe et l'Asie était particulièrement ridicule. Le clivage entre l'Orient et l'Occident, dont l'État athénien a été le pionnier au Ve siècle avant notre ère et qu'Hérodote a rejeté, n'était qu'un outil politique pour justifier la domination de la cité sur les autres États grecs.

Troie est une ville historique située à la périphérie de la montagne de Kaz, près des frontières de la province d'Annanakkale, juste au sud de l'embouchure sud-ouest du détroit des Dardanelles.
Troie est une ville historique située à la périphérie de la montagne de Kaz, près des frontières de la province d'Annanakkale, juste au sud de l'embouchure sud-ouest du détroit des Dardanelles.

Et c'est précisément parce qu'il s'agissait d'un outil de propagande et d'impérialisme grec-contre-grec plutôt que d'une expérience historique, qu'il n'y a pas de véritable continuité entre l'âge de Périclès et l'impérialisme européen et américain des trois derniers siècles. Mac Sweeney explique que la raison pour laquelle l'Occident prétend que le choc des civilisations trouve son origine dans la Grèce antique n'est pas que l'Occident a hérité passivement du modèle conceptuel d'Athènes, mais que ce modèle "fait le même travail conceptuel et remplit la même fonction politique dans les deux cas - au service d'une idéologie expansionniste, raciste et patriarcale". De même, Troie n'était pas un choc des civilisations, mais "un conflit entre des groupes étroitement liés, unis non seulement par une culture et des coutumes communes, mais aussi par des mariages mixtes et des liens familiaux".

Ce n'est pas tout à fait l'opposition entre l'Occident 'et l'Orient.

 

Theodore I Laskaris

Un autre personnage fascinant de L'Occident est la troisième personnalité anatolienne, cette fois à Byzance, située dans l'histoire entre Hérodote et Safiye Sultan. L'empereur byzantin Théodore Ier Laskaris au XIIIe siècle, né à Constantinople, mais premier empereur de Nicée, après la quatrième croisade, avait contraint son beau-père l'empereur Alexios III à fuir la capitale impériale. Cette histoire nous donne un aperçu du monde des croisades, une fois de plus, non pas comme un choc des civilisations entre musulmans et chrétiens, mais comme une série de luttes de pouvoir complexes et sanglantes, menées entre différents groupes chrétiens, et parfois entre chrétiens et musulmans. Obscurcir le rôle de l'Islam dans la transmission de l'antiquité classique à l'Occident moderne est presque une étape nécessaire dans la théorie du choc des civilisations, mais l'absence fréquente de l'Empire byzantin est une omission encore plus étrange.

L'Iliade de Naim Frashëri dans une traduction turque ottomane, 1883.

Les Byzantins étaient en effet les héritiers de l'Empire romain et, par conséquent, de Troie, mais ils étaient aussi des hellénophones qui avaient un accès plus ou moins direct aux textes de l'Antiquité et qui ont joué un rôle aussi fondamental dans leur transmission à l'Europe de la Renaissance que les musulmans l'avaient fait quelques siècles plus tôt. Mais l'Empire byzantin n'était certainement pas en Europe : En tant que première figure historique à unifier le monde grec sous une identité et un continuum politique uniques, il est intéressant de noter que Laskaris n'a pas situé l'Hellas (le monde hellénique) en Europe mais en Asie. Mac Sweeney note : Dans une lettre adressée au diplomate Andronikos, il demande : "Quand allez-vous passer de l'Europe à l'Hellas ? Quand pourras-tu regarder à nouveau l'Asie de l'intérieur après avoir traversé la Thrace et franchi l'Hellespont ?

Il y a d'autres personnages remarquables dans L'Occident que j'ai certainement négligé, comme la poétesse afro-américaine asservie Phillis Wheatley, ou la reine angolaise Nzinga. Je me suis concentré sur le territoire moderne de la Turquie et sur le rôle que cette géographie a joué dans l'histoire de l'idée d'Occident. Elle n'a pas seulement été sous-estimée par les Européens qui conçoivent le monde grec comme étant entièrement occidental ; elle a également été utilisée de manière abusive par les autorités turques pour tenter de falsifier le passé ottoman et le choc des civilisations comme source de construction d'un État-nation en temps de crise.

La crise est précisément le thème central de L'Occident. Mac Sweeney y observe que cette base factuelle de la civilisation occidentale s'est effondrée depuis longtemps, "et le récit global n'est plus cohérent avec les faits tels que nous les connaissons".

Il s'agit d'un récit qui se poursuit "longtemps après que sa base factuelle fut complètement réfutée", parce qu'il sert un objectif politique. Depuis Mehmed II, l'histoire de Troie a fait un long chemin dans l'imaginaire turc. Elle a été remaniée à la fin du 19e siècle avec la première traduction turque ottomane de l Iliade de Naim Frashëri, et les derniers sultans ottomans y ont vu la revendication de leur passé européen à une époque de réforme et de déclin. À l'époque républicaine, c'est Azra Erhat, la première femme traductrice de l'épopée, qui a utilisé l'histoire des Troyens pour effacer la légitimité de la présence grecque en Anatolie occidentale, à une époque où les minorités chrétiennes étaient confrontées à une extinction violente dans la région. Les idées d'Erhat ont évolué vers un mouvement culturel connu sous le nom de Mavi Anadolu (Anatolie bleue), qui est aujourd'hui le récit officiel du ministère turc de la culture et du tourisme.

Dans les mémoires, très lues, de ses voyages à travers la mer Égée avec un groupe de poètes et d'intellectuels de la jeune république turque, Mavi Yolculuk (Voyage bleu), publié en 1962, Erhat écrit : "Êtes-vous du côté de Troie ou du côté des Grecs ? Dix personnes crient à l'unisson : "Troie !". L'ironie du sort a voulu que la traduction par Erhat de l' Iliade soit magnifiquement illustrée par des dessins en noir et blanc du peintre grec d'Anatolie Ivi Stangali, qui a été expulsé de force de son pays vers la Grèce en 1964, dans le cadre des mesures punitives prises à l'encontre des Grecs de Turquie à la suite des événements politiques survenus à Chypre

Ce récit innocent de la récupération des terres anatoliennes des Grecs par des intellectuels républicains, transformé en idéologie sectaire et nationaliste, aurait-il pu voir le jour sans la théorie du choc des civilisations ? Hérodote aurait froncé les sourcils devant ce détournement de l'histoire qu'il avait lui-même déstructurée. La Turquie d'aujourd'hui est très loin du récit des Troyens, qui implique une place pour la Turquie dans la culture européenne. Mais au cours des vingt dernières années, depuis l'arrivée au pouvoir d'Erdoğan, un récit néo-ottoman et islamiste a émergé, qui n'est en fait qu'un renversement du grand récit de l'Occident.

Cependant, Mac Sweeney ne présente pas une image de la civilisation occidentale simplement comme sombre, comme il était courant dans la philosophie européenne pendant les années d'après-guerre, blâmant Platon et Aristote pour les camps de concentration. Ce n'est en fait pas différent du faux empire oriental d'Erdoğan, qui renverse simplement l'ancien récit, sans en changer les principes fondamentaux, et renforce la continuité sous-jacente de l'Occident qui, selon lui, n'existait pas en premier lieu. Elle commente les débats actuels sur l'étude de l'antiquité classique : "Il y a aussi ceux qui cherchent à éradiquer complètement la discipline, objectant sa complicité historique avec les systèmes d'oppression, d'exploitation et de suprématie blanche." Il me semble cependant que l'effacement du passé est en soi un acte de violence, qui se situe au cœur du processus colonial. 

Dans les conclusions finales de L'Occident, Mac Sweeney plaide cependant pour autre chose : Réimaginer le domaine de la recherche historique, tout en reconnaissant le statut problématique des termes "classique" et "civilisation" : "Mais avant tout, nous nous engageons à découvrir et à communiquer la diversité, l'enthousiasme et les couleurs de l'Antiquité - bien plus que ne le reconnaît le grand récit de la civilisation occidentale.

Le mythe de la guerre de Troie n'est pas la propriété intellectuelle de l'Occident ou de la Turquie, ni une confirmation de leur supériorité. Il s'agit plutôt d'une histoire humaine, composée de nombreux éléments différents - poésie hittite, mythes babyloniens et égyptiens, art minoen et mycénien - qui devrait toujours rester diverse, ouverte à de nouvelles interprétations et à l'héritage d'un passé commun et d'un avenir changeant.

 

Naoíse Mac Sweeney est archéologue classique et historienne de l'Antiquité. Depuis 2020, elle est professeur d'archéologie classique à l'Institut d'archéologie classique de l'université de Vienne. Mac Sweeney est née en 1982 de parents chinois et irlandais à Londres. Elle a fait des études de premier cycle en lettres classiques à l'université de Cambridge, suivies d'un master en histoire ancienne. Elle a obtenu son doctorat à Cambridge en 2007 avec une thèse intitulée "Community Identity in Protohistoric Western Anatolia" (Identité communautaire en Anatolie occidentale protohistorique). Ses recherches portent sur les aspects de l'interaction culturelle et de l'identité, et plus particulièrement sur le monde grec antique et l'Anatolie, de l'âge du fer à la période classique. Son livre Troy : Myth, City, Icon explore l'importance mythique, archéologique et culturelle de Troie. Il a été présélectionné pour les Prose Awards 2019 dans la catégorie Archéologie et histoire ancienne. En 2020, Mac Sweeney a reçu une bourse de consolidation de l'ERC pour le projet Migration and the Making of the Ancient Greek World. Elle a reçu le prix Philip Leverhulme en 2015. En 2017, elle a bénéficié d'une bourse de recherche au Centre d'études helléniques de Harvard. Mac Sweeney coordonne le réseau international "Claiming the Classical", qui explore l'utilisation de l'antiquité classique dans la rhétorique politique contemporaine. Depuis 2019, elle est rédactrice académique d'Anatolian Studies, le journal de l'Institut britannique d'Ankara, et a été membre du jury du Runciman Award. Elle est apparue en tant que présentatrice dans la série télévisée de la BBC Digging for Britain en 2019.

Arie Amaya-Akkermans est critique d'art et rédacteur principal pour The Markaz Review, basé en Turquie, anciennement à Beyrouth et à Moscou. Son travail porte principalement sur la relation entre l'archéologie, l'antiquité classique et la culture moderne en Méditerranée orientale, avec un accent sur l'art contemporain. Ses articles ont déjà été publiés sur Hyperallergic, le San Francisco Arts Quarterly, Canvas, Harpers Bazaar Art Arabia, et il est un contributeur régulier du blog populaire sur les classiques Sententiae Antiquae. Auparavant, il a été rédacteur invité d'Arte East Quarterly, a reçu une bourse d'experts de l'IASPIS, à Stockholm, et a été modérateur du programme de conférences d'Art Basel.

Anatoliechoc des civilisationsimpérialismeOttomansRomeguerre de TroieTurquieCulture turqueHistoire de la Turquie

Laissez un commentaire

Votre adresse électronique ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont marqués d'un *.