Quatre livres pour révolutionner sa façon de penser

3 mars 2024 -
De l’échec de la démocratie au Moyen Orient et en Afrique du Nord au conflit israélo-palestinien en passant par la discussion qui doit se tenir entre femmes de couleurs et femmes blanches et comment la liberté d’expression est niée là où elle est la plus nécessaire, TMR propose quatre ouvrages pour vous permettre de remettre en question le monde tel qu’il est.

 

Rana Asfour

 

Tout brûler découle d’un désir profond d’éliminer les obstacles au progrès et de dépasser les barrières qui freinent notre croissance. En fin de compte, c’est l’impulsion de se défaire de tout ce qui entrave notre chemin vers le succès. Pour certains, cette expression inspire un désir d’échapper aux traditions dépassées, alors que pour d’autres elle est synonyme de refuser les informations biaisées ou fausses qui empêche d’accéder à une vérité fondamentale, et par là-même se défaire des récits trompeurs qui déforment la réalité. Au cœur du sujet repose l’idée que la destruction est nécessaire pour recommencer, tel un phénix qui renaît de ses cendres dans un état purificatoire et inspirant de libération et dans lequel, plutôt que de rester dans l’ambiguïté et les difficultés, reconstruire l’avenir est possible.

Toutefois, tout brûler n’est qu’une expression, même si elle naît d’une colère bien réelle envers un système, et de l’argument irréfutable que la situation est si mauvaise qu’un changement progressif ne l’ébranlera en aucun cas. Et, comme une structure en Lego, chaque pièce du système doit être détachée pour qu’une nouvelle création puisse voir le jour.

Ces livres incitent leurs lecteurs à réfléchir aux bénéfices du démantèlement de nos systèmes actuels et présentent une perspective provocante et stimulante sur les transformations sociales, en questionnant les autorités et en repoussant les limites. Ils nous confrontent à des vérités dérangeantes et, s’ils peuvent parfois être polémiques et clivants, ces quatre ouvrages jouent un rôle vital en ouvrant le dialogue, en faisant la part belle à la pensée critique et, finalement, en façonnant le monde dans lequel nous vivons.


What Really Went Wrong est publié par Yale.

What Really Went Wrong: the West and the Failure of Democracy in the Middle East, par Fawaz A. Gerges(Yale University Press, mai 2024)

L’histoire du Moyen Orient que Fawaz Gerges est sur le point de publier est provocante et propose un nouveau regard sur les faits. What Really Went Wrong propose une analyse novatrice et perspicace de l’impact de la politique étrangère des Etats-Unis sur l’histoire et la politique de la région. En examinant les événements les plus significatifs de l’histoire de l’Iran, de l’Egypte, de la Syrie et du Liban, Gerges démontre comment les dirigeants américains de l’après-guerre ont accepté de signer des pactes faustiens avec les potentats, les autocrates et les hommes forts de ce monde. A chaque fois, Washington cherchait à dompter les nationalistes qui s'exprimaient le plus fort et à protéger les régimes répressifs du Moyen Orient en échange de l’assurance de leur respect envers les projets hégémoniques américains et d’un flot ininterrompu de pétrole à bas prix.

L’ouvrage adopte une méthode contrefactuelle en demandant aux lecteurs de réfléchir à la manière dont les trajectoires politiques de ces pays et, par extension, de la région entière, auraient pu être différentes si la politique étrangère américaine avait privilégié les aspirations nationalistes des dirigeants et des peuples patriotes et indépendants du Moyen Orient. Gerges affirme que, plutôt que de se concentrer sur l'endiguement du communisme et sur l’extraction pétrolière, plutôt que de poursuivre des politiques interventionnistes et impérialistes en Iran, en Egypte et au-delà, les dirigeants américains de l’après-guerre aurait dû permettre une plus grande autonomie au Moyen Orient, pour qu’il planifie lui-même son propre développement politique et économique. Ainsi, le Moyen Orient actuel aurait eu de meilleures perspectives en termes de stabilité, de prospérité, de paix et de démocratie.

A l'échelle militante, Democracy for the Arab World, DAWN MENA (Démocratie pour le monde arabe), est l’organisation qui fait sans doute le plus pour interpeller les dirigeants sur les inégalités étudiées par Gerges. Fermement implantée à Washington DC, l’ONG déploie des efforts titanesques auprès des élus et du gouvernement américains pour promouvoir un soutien aux projets démocratiques et à la promotion des droits humains au Moyen Orient et en Afrique du Nord.


Except for Palestine est publié par The New Press.

Except for Palestine: the Limits of Progressive Politics par Marc Lamont Hill et Mitchell Plitnick(The New Press, 2022)

Bien qu’il ait été publié il y a deux ans (et son impression lancée alors que Biden avait tout juste remporté l’élection présidentielle contre Trump en 2020), ce livre de l’universitaire et commentateur politique Marc Lamont Hill et de l’expert du conflit israélo-palestinien Mitchell Plitnick n’a jamais été aussi opportun et vital.

Son argument central affirme que les progressistes et les libéraux opposés aux politiques réactionnaires sur l’immigration, la justice raciale, l’égalité de genre, les droits LGBTQ notamment, doivent étendre leurs principes à la lutte contre l’oppression des Palestiniens. Les auteurs s’attaquent aussi à l’argument selon lequel le plaidoyer en faveur des droits des Palestiniens serait un discours anti-sémite et de haine contre Israël tout en explorant les raisons derrière le silence d’un grand nombre de militants quand il s’agit des violations incessantes des droits du peuple palestinien.

Le livre, qui dédie un chapitre entier à la “Crise à Gaza”, tourne en ridicule l’idée selon laquelle les Etats-Unis seraient un “négociateur honnête” au Moyen Orient tout en affirmant que même si le soutien pour les droits des Palestiniens s’intensifie parmi les partisans démocrates américains, notamment chez les plus jeunes, le parti lui-même continue de camper sur ses positions, décidées de longue date.

Les auteurs concluent par ces mots : “Nous avons vu à quel point les Etats-Unis peuvent jouer de leur influence quand il s’agit de créer des situations d’injustice. Il est maintenant temps de voir à quel point nous avons le pouvoir pour les éliminer.”


White Tears, Brown Scars est publié par Catapult.

White Tears / Brown Scars: How White Feminism Betrays Women of Color, par Ruby Hamad (Catapulte, 2020)

Le livre, dont TMR a fait la chronique en 2018, est écrit par Ruby Hamad, une journaliste, auteure et universitaire australienne, qui avait été placée sous le feu des projecteurs pour son article “How White Women Use Strategic Tears to Silence Women of Color” (“Comment les femmes blanches utilisent des larmes stratégiques pour faire taire les femmes de couleur”), publié en 2018 dans The Guardian Australia, Il a déclenché une discussion mondiale sur le féminisme blanc et le racisme.

La prémisse fondamentale du “plan” proposé par Hamad repose sur l’argument que lorsque la fragilité des blancs est remise en question, ils réagissent par une attitude défensive. Ainsi, Hamad explique que lorsqu’elle, une femme de couleur, a dénoncé les larmes des femmes blanches comme n’étant ni innocentes, ni sincères, mais plutôt comme des “armes” que ces femmes déployaient pour faire taire l’opposition et maintenir le statu quo de la suprématie blanche, ces mêmes femmes ont eu tôt fait de riposter en se reposant sur leur privilège blanc quand elles l’ont accusée d’avoir un comportement agressif dans le but de “briser les liens de la sororité”. Hamad écrit : “Quand les femmes blanches pleurent, cela leur permet aussi de sortir de la conversation et de choisir de ne pas écouter.”

Grâce à sa voix puissante et fort des expériences d’Hamad, l’ouvrage met en lumière l’importance de mettre au centre des discours et des actions féministes les perspectives des individus marginalisés. C’est un rappel important que le féminisme doit être inclusif et intersectionnel pour qu’il puisse vraiment remettre en question et démanteler les différents systèmes d’oppression.


Les essais d'Abd El-Fattah sont publiés par Seven Stories Press.

You Have Not Yet Been Defeated: Selected Works par Alaa Abdel Fattah, traduit par un collectif, préface de Naomi Klein (Seven Stories Press).

Alaa n’est pas en prison parce qu’il a commis un crime. Il est en prison parce que l’Etat égyptien est menacé par son existence même.

Abdel Fattah est sans doute le prisonnier politique le plus connu d’Egypte, voire du monde arabe, en plus d'être mondialement connu depuis la révolution de 2011. Programmeur et intellectuel, il est connu pour son courage exceptionnel lorsqu’il partageait ses analyses personnelles et qu’il plaidait pour la création de plateformes en ligne à destination des jeunes égyptiens, pour leur offrir ainsi un refuge numérique contre l’oppression politique et les conditions sociales de leur pays. Son honnêteté s’est révélée être un atout de grande valeur et rare dans ce monde des prises de parole publiques.

Entre mémoires et manifeste politique, You Have Not Yet Been Defeated Yet (Tu n'as pas encore connu la défaite chroniqué dans TMR) est une sélection de ses textes, de ses posts sur les réseaux sociaux et de ses interviews de 2011 à 2022. La majorité d’entre eux a été écrite depuis la prison Tora, où il dépérit encore à ce jour (il a en fait été emprisonné par tous les régimes qui se sont succédés au pouvoir depuis sa naissance). Ils sont publiés pour la première fois en anglais, leur traduction ayant été faite par un collectif de soutiens anonymes.

Son père, l’avocat des droits humains Ahmed Seif el-Islam, avait aussi été emprisonné et torturé sous Anouar el-Sadare et Moubarak. “De mon père, j’ai hérité d’une cellule de prison et d’un rêve”, écrit Abdel Fattah.

Dans l'introduction, les éditeurs expliquent :

Alaa est un auteur qui est capable de parler tout autant du grand mouvement de l’histoire que des procédures bureaucratiques mineures, il est tout aussi cohérent au milieu d’une foule en colère, lorsqu’il offre ses condoléances dans la demeure de martyrs, ou sur une scène en donnant une conférence sur la tech en Californie. Sa voix n’est pas seulement celle d’ “Alaa”, un individu constamment persécuté, mais celle d’un acteur des changements historiques, qui parle en sachant qu’il y aura un prix à payer mais en sachant aussi qu’il doit le faire. Il existe comme une multitude de personnes en même temps : à la fois en tant qu'anticapitaliste, qui réfléchit à la manière d’intégrer la bourgeoisie dans un équilibre des pouvoir comme contrepoids à l’autorité militaire, en tant que prisonnier d’un Etat sourd et dysfonctionnel, donnant des conseils à ce même Etat sur les manières de mieux gouverner, et en tant que détenu qui tente toujours de porter son regard au-delà du gardien de la prison.

Dans son avant-propos tout en nuance, Naomi Klein affirme que le livre “doit être lu pour la précision de sa langue, pour ses expérimentations audacieuses sur la forme et le style, et pour les manières originales et infinies que l’auteur trouve pour exprimer son mépris envers les tyrans [...] Plus que tout, il doit être lu pour ce qu’Alaa a à nous dire des révolutions."

 

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