Aucun poète arabe n'avait jamais envisagé avant les années 90, être le poète vagabond non engagé que Sargon incarne. Il en paiera volontairement le prix tout au long de sa vie, restant abri et réfugié. Il libère le texte de son fardeau historique et le replace dans le contexte humain le plus large possible. Pour mon ami et moi, il parle de déplacement volontaire et de désengagement délibéré. De flux géographique. Ce n'est pas seulement parce que nous admirons ses poèmes, mais aussi parce qu'il nous semble opportun de passer en revue sa vie.
Youssef Rakha
J'étais amoureux lorsque j'ai écrit sur Sargon Boulus à Marrakech. J'étais également naïf en ce qui concerne la démocratie libérale. Des années s'étaient écoulées depuis la guerre d'Irak, mais je pensais que c'était la faute de Saddam et que, de toute façon, les Irakiens avaient fait appel aux Américains. J'étais amoureux et je n'avais pas encore vu la "transformation démocratique" du monde arabe imposée par l'Occident se transformer en un spectacle d'horreur de guerres civiles dans tous les pays où elle a été tentée, à l'exception de deux d'entre eux. Je n’étais pas non plus conscient de la méchanceté du Monde Libre, des institutions de la démocratie libérale : gouvernement, universités, médias, qui ne se contentaient pas de financer, d'armer et d'encourager le génocide d'un peuple occupé et sans défense, mais semblaient être aussi autoritaires : meurtres, torture, surveillance, désinformation... Sargon était pour moi un exemple de la manière dont l'Occident pouvait sauver un individu de la cruauté des sociétés arabo-musulmanes. Mais je n'ai plus aucun doute maintenant que pour un arabo-musulman cette cruauté, c'est l'Occident. Et lorsque je pense à Sargon, je vois plutôt un exemple de conscience et détermination dans un monde qui vous efface. Je vois la preuve qu'avec un peu d'ingéniosité et en refusant de jouer les vilains jeux du nationalisme, l'amour en plein génocide peut être possible.
Toutes ces choses
C’est grâce à une connexion wi-fi défaillante au riad où je séjournais cette fois à Marrakech, que j'ai entendu Sargon Boulus (1944-2007) lire ses poèmes pour la première fois. Sargon venait de mourir à Berlin. C'était la rencontre la plus proche que j'aurais avec lui. En l’écoutant, je me suis émerveillé de sa carrière inhabituelle. C'était un Irakien qui avait passé plus ou moins toute sa vie d'adulte hors d'Irak, un Beatnik avec des racines à Kirkouk, un Assyrien qui avait réinventé l'arabe classique. Il a traduit Mahmoud Darwish et Howl.
À l'époque et à l'endroit où vivait Sargon, l'histoire de la construction d'une nation, de la fausse identité arabo-musulmane et de la lutte (mercenaire) contre le colonialisme, contre Israël, contre le capital, est omniprésente. Mais cette histoire l'a complètement laissé de côté. Il a dû choisir de se tenir à l'écart de cette histoire, comme il l'a fait sur une scène littéraire qui la célébrait plus souvent que lui. Est-ce ce qui fait de lui le poète arabe le plus important à mes yeux ?
Je me trouve alors au Maroc avec un ami égyptien. Nous vivons tous deux à l’étranger, plus éloignés l'un de l'autre que l'un de l'autre ne l'est de sa maison. Nous devons voyager pour nous voir, mais pour des raisons à la fois compliquées et ineffables, nous ne pouvons pas nous rencontrer au Caire. Notre isolement à l'intérieur des murs de la médina, notre anxiété existentielle, le fait que nous soyons en présence l'un de l'autre contre toute attente, ont quelque chose d'un refuge. Tant que nous sommes là, par coïncidence, le riad n'a pas d'autres clients.
Tous les soirs, nous nous asseyons dans le grand salon du dernier étage, avec nos ordinateurs portables, entourés de prises électriques, cendriers en porcelaine ornés et de lumières très faibles. Dans ce salon, tout est joli, mais tout est peu pratique.
Lorsque je lui dis que j'ai déjà vu des photos de Sargon mais que je n'ai jamais entendu sa voix, mon ami m'oriente vers un site web appelé Poetry International, qui propose trois excellents enregistrements en streaming. La médina est ce qu’elle est, et évidemment, cette nuit-là, le wi-fi ne veut toujours pas marcher.
Recroquevillés sur des tout petit haut-parleurs, nous écoutons. Encore et encore, nous revenons à un poème en particulier : al-laji'u yahki que je traduis par "Le réfugié raconte". Nos oreilles bourdonnent des voyelles anguleuses et dures du dialecte maghrébin, mais l'inflexion lointaine du Mashreq de Sargon nous frappe d'autant plus. Elle est ondulée, chantante et parsemée de consonnes bédouines. Les poèmes sont en arabe standard. Sa langue maternelle est le syriaque mais il n'est pas allé en Irak depuis des décennies. On devine tout de même immédiatement d'où il vient.
Et c'est une poésie magnifique. Par sa qualité (mais pour peu de choses), elle prolonge une glorieuse tradition mésopotamienne qui remonte, par l'intermédiaire de Badr Shakir Al-Sayyab et de Mohammad Mahdi Al-Jawahri au XXe siècle, jusqu'au califat abbasside. Le poète Sinan Antoon, un autre chrétien irakien, me dit que les poèmes sont pleins d'un dialecte raréfié : une preuve supplémentaire de leur appartenance. Mais c'est surtout la pureté irakienne de la voix berceuse de Sargon, qui transmet un sentiment d'appartenance.
Aucun poète arabe n'avait jamais envisagé avant les années 90, être le poète vagabond non engagé que Sargon incarne. Il en paiera volontairement le prix tout au long de sa vie, restant abri et réfugié. Il libère le texte de son fardeau historique et le replace dans le contexte humain le plus large possible. Pour mon ami et moi, il parle de déplacement volontaire et de désengagement délibéré. De flux géographique. Ce n'est pas seulement parce que nous admirons ses poèmes, mais aussi parce qu'il nous semble opportun de passer en revue sa vie.
Sargon avait d’abord voyagé de l'enclave britannique de Habbaniyya, où il est né, jusqu'à Kirkouk. Nous sommes dans les années soixante et, avec Fadel Al-Azzawy, Mu'ayyad Al-Rawi et d'autres jeunes poètes en prose, il forme le Groupe de Kirkouk, un cercle hétéroclite fasciné par le Flower Power et bilingue en anglais. Des passages frontaliers risqués le conduit à Beyrouth, où ses poèmes ont été "découverts" par Youssef Al-Khal, le rédacteur en chef de l'influente revue Shi’r. Pendant plusieurs années, Sargon vit au Liban comme un étranger en situation irrégulière. Alors qu'il est sur le point d'être expulsé, il réussit à obtenir un passage légal vers l'Amérique. Il existe des légendes sur la manière dont il y parvient ; l'important est que, avant que Saddam Hussein n'arrive au pouvoir, avant que l'histoire de la construction d'une nation dans l'Irak du parti Baas ne deviennent un cauchemar, il est déjà installé à San Francisco.
On se rendait compte avec mon ami qu’étonnamment il n'y a pas de nostalgie dans les poèmes de Sargon. Il y a des souvenirs douloureux, du chagrin, une conscience déchirante à la fois du coût du déplacement et de la valeur de ce qui est laissé derrière soi, mais pas d'apitoiement sur soi ou sur un lieu, pas de mal du pays.
Sargon vous fait penser à la façon dont un lieu peut être à la fois familier et inconnu, à la façon dont un détail comme la forme d'un verre ou la couleur de la lumière dans une fenêtre peut rendre son chez-soi imprévisible, à la façon dont un moment - le moment où sa voix a prononcé les mots al-laji'u yahki, par exemple - peut donner un sens à deux vies.
Une fois encore, je me souviens de l'impératif d'un de ses poèmes : "Tu es celui qui a voulu l'aventure nue et qui a brûlé la carte, maintenant dors dans l'entrée du dragon". C'est un état d'esprit que mon ami et moi avons toujours partagé, mais ce soir, il prend des allures d'exigence. L'archétype du réfugié s’adresse à deux dissidents nomades, et nous nous en rapprochons encore plus en l'écoutant.
En me remémorant cette rencontre aux multiples facettes à Marrakech et en relisant ses poèmes, je pense à nouveau à la patrie et à l’identité, à Bagdad, centre du nationalisme. "Le réfugié raconte", mais aussi des poèmes sur la famille restée à Habbaniyya et sur ce qu'elle est devenue (Sargon ne le sait sûrement pas), sur des amis irakiens dont on se souvient ou qui sont morts ou que l'on rencontre par hasard dans la rue, souvent quelque part en Europe, sur les conditions horribles dans lesquelles ils sont contraints de vivre et sur leurs (ses) visions de la fin du monde.
Sargon a-t-il choisi consciemment de rejeter cette époque et ce lieu, ou a-t-il été, en tant que chrétien déshérité, chassé de l'histoire ? Aujourd’hui il me semble qu'en restant en dehors de ce grand récit désastreux, volontairement ou non, Sargon a réussi à vivre l'arabité poétique comme personne d'autre ne l'a fait. Il s'agit (comme cela devait être le cas) d'une arabité en exil, dépourvue des pièges de la prise de conscience dans les années soixante politisées. Mais elle est aussi (comme il se doit) libre des barrières de l'esprit individuel.
Sargon n'a jamais accumulé de richesse, de célébrité ou d'influence. Il n'a pas un instant échangé son talent prodigue contre une reconnaissance plus large ou plus profonde. Aujourd'hui encore, l'Irakien au nom étrange est rarement célébré dans les grands médias culturels. Pourtant, Sargon m’en dit plus sur la chute de Bagdad que n'importe quel Irakien que je connaisse.
The Refugee Tells
(texte traduit en anglais par l'auteur)
The refugee absorbed in telling his tale
feels no burning, when the cigarette stings his fingers.
He’s absorbed in the awe of being Here
after all those Theres: the stations, and the ports,
the search parties, the forged papers…
He dangles from the chain of circumstance—
his destiny wound like fiber,
in rings as narrow as
those countries on whose chest
the nightmares have piled up.
The smugglers, the mafias, if you asked me,
might not be as bad as that sky of hungry seagulls
above a damaged ship in Nowhere.
If you asked me I would say:
Eternal waiting in immigration offices,
and faces that do not smile back, no matter how much you smile;
who said it was the dearest gift?
If you asked me, I would say: People, everywhere.
I would say: Everywhere,
stones.
He tells and he tells and he tells,
because he has arrived but does not taste arrival,
and he feels nothing when the cigarette burns his fingers.
A Meeting with an Arab Poet in Exile
(in a translation by Robin Moger)
At that outcast and lonely hour,
that hour of night when choices narrow
until each absence takes on meaning as a cloud of smoke,
between the voices of the drunken patrons in that small restaurant
and the wash of the still sea that beats, below, against its rocky shore,
at that neglected hour of night, that lonely hour,
he talked to me of the legendary poets of exile
and how he’d known them in his youth, he
· · · · · · · ·who still followed the same path,
and from an ancient notebook
which bore on its cover the cedar of Lebanon
began to read aloud the long coupled columns of his long two-columned poems.
He’d known them all,
from The Apollo Group to The Pen League,
Rashid Ayyub, Elia Abu Madi, Abu Shady and the rest,
but chose the endless road, wandered
the world, sortied and sallied through the Americas,
not always lion-like (he gave me a wink);
he had brought down more than one gazelle in the Chicago snows,
been shot at by more than one doe-eyed maid on the banks of the Amazon
among them a mulatto girl—her red-hot beauty haunted him still—
who’d borne him a child in some jungle on his way.
He’d been a tour guide
guiding tourists from Miami to Brazil
through cities whose names I’d never heard, a chef
on a ship that crossed the Caribbean,
had tasted strange fruit, had brushes with death, pleasure’s nemesis,
on more than one occasion,
(had been, for a while, a smuggler);
Indeed, there’d been a time, my friend,
a time when he had called himself a prince
and owned a row of houses
until the treacherous partner had appeared like Fate
followed, in search of forgetting, by drink
then women and their wiles, then thieving lawyers circling his head
like hawks, then the face of the Ashkenazi judge
like the kite of doom flapping over
the hill of garbage, then the abyss
of penury.
And here he was
at last in San Fransisco where
the final storm had cast him years before
worn out by travel, cooking from midnight
till dawn, in this restaurant overlooking the sea and called The Lighthouse,
for these night birds, these wastrels;
but he explained to me that things had always been thus,
were always always always thus,
and reminded me that Khalil Mutran
had opened a store selling charcoal in some city of exile
(Rio de Janeiro? He, quite possibly over sixty, forgot the place)
where, as one customer left laden
and another with empty bags looked in at the door,
he’d pen in his ledger
lines of verse.
He said his goodbyes smiling
and waving his notebook in the air
and I saw him return to his stoves and the smoke rise up
once more, the notebook put back on a shelf on which
a ragged copy of Gibran’s The Prophet could be seen.
I saw his smoke rise again.
I saw once more the cedar on his notebook.