Les artistes palestiniens et les partisans de la lutte contre la guerre à Gaza sont annulés

27 novembre 2023 -
Manifestations déprogrammées, œuvres retirées de la vente, prix reportés : depuis le 7 octobre, nombre de créateurs ont dû faire face à une vague de réticences ou d'annulations de la part des institutions européennes et américaines.

 

Nada Ghosn

 

Le 16 octobre, après l'attaque meurtrière du Hamas sur le territoire israélien, l'auteure palestinienne Adania Shibli a reçu un bref courriel de la Foire du livre de Francfort l'informant du report de la remise de son prix et de l'annulation de sa rencontre avec le public. L'association allemande LiProm, qui devait lui remettre le LiBeraturpreis pour les auteurs du Sud, a sommairement justifié cette décision en invoquant "la guerre entre le Hamas et Israël" qui faisait rage depuis 10 jours, et la volonté de rendre les voix israéliennes "particulièrement audibles".

Quelques jours plus tard, à New York, le 92nd Street Y, une vénérable institution juive, a annulé sans explication une lecture prévue par l'auteur Viet Thanh Nguyen, lauréat du prix Pulitzer, juste un jour après qu'il ait signé une lettre ouverte condamnant la "violence aveugle" d'Israël contre les Palestiniens de Gaza, selon Reuters. M. Nguyen a écrit sur Instagram : "Ils ont parlé de "report", mais aucune raison n'a été donnée, aucune autre date n'a été proposée et on ne m'a jamais demandé mon avis. Donc, dans les faits, c'est l'annulation. Dans les commentaires sur les réseaux sociaux, certaines personnes affirment avoir entendu parler d'une alerte à la bombe. Je n'ai rien entendu de tel de la part du personnel de 92Y".

Le 92Y ne s'est pas contenté d'annuler Nguyen seul ; quelques jours plus tard, l'organisation a suspendu sa prestigieuse série littéraire après que plusieurs écrivains se sont retirés des événements pour protester contre sa décision de ne pas organiser la lecture de Nguyen, selon le New York Times. 92Y n'était pas d'accord avec la position anti-guerre de Nguyen, mais le romancier n'était pas le seul. Plus de 750 artistes ont signé une lettre ouverte dans la London Review of Books appelant à un cessez-le-feu immédiat, estimant que la "violence sans précédent et aveugle" d'Israël à Gaza constituait "de graves crimes contre l'humanité".

Adania Shibli Née en 1974, romancière, essayiste, dramaturge, nouvelliste et professeur d'université, Adania Shibli vit entre Berlin et Jérusalem. Photo DR.
Née en 1974, la romancière, essayiste, dramaturge, nouvelliste et professeur d'université Adania Shibli vit entre Berlin et Jérusalem (photo DR).

À la Foire du livre de Francfort, Adania Shibli a été récompensée pour son troisième roman, A Minor Detail. Écrit il y a douze ans, ce mince roman traite du viol et du meurtre d'une jeune Bédouine par des soldats israéliens en 1949. Dans un communiqué de presse, l'auteur dément les déclarations de l'association LiProm qui prétendait que la décision avait été prise en accord avec elle, et affirme que ce choix lui a été imposé.

L'annulation de Shibli a suscité de vives réactions dans le monde littéraire. Plus de 600 personnalités ont signé une lettre ouverte publiée dans Le Monde, protestant contre cette décision, dont les lauréats du prix Nobel Abdulrazak Gurnah, Annie Ernaux et Olga Tokarczuk, ainsi que l'écrivaine canadienne Naomi Klein. "La Foire du livre de Francfort a la responsabilité de créer des espaces permettant aux écrivains palestiniens de partager leurs pensées, leurs sentiments et leurs réflexions sur la littérature en ces temps cruels", peut-on lire dans la lettre. Plusieurs maisons d'édition et agences littéraires arabes ont déclaré à leur tour qu'elles boycottaient Francfort.

Ce n'était pas la première fois qu'une institution culturelle européenne modifiait sa programmation en raison du conflit armé entre le Hamas et Israël. Quelques jours après l'attentat du 7 octobre, l'Institut du Monde Arabe à Paris a annoncé l'annulation de plusieurs événements autour de son exposition Ce que la Palestine apporte au monde / What Palestine Brings to the World ( prolongée depuis jusqu'au 31 décembre).

Censure

"La peur d'importer des conflits conduit à la censure. Or ce n'est pas en censurant les gens que l'on construit un discours éclairé", critique Rose-Marie Ferré, historienne de l'art et enseignante-chercheuse à La Sorbonne, dans un entretien avec The Markaz Review. "Il faut accueillir les artistes même si on n'est pas d'accord avec eux. Ils ont le droit de s'exprimer dans un discours dialectique. C'est ainsi que se construit la connaissance.

Photo tirée de And Here I Am, une pièce de Hassan Abdulrazzak, mise en scène par Zoé Lafferty au Théâtre Cinéma de Choisy-le-Roi (avec l'aimable autorisation du Théâtre Cinéma).

Après son annulation en octobre suite à la décision du maire de Choisy-Le-Roi, la pièce de théâtre And Here I Amécrite par le dramaturge britannico-irakien Hassan Abdulrazzak, a été reprogrammée en décembre ; son annulation a été dénoncée par sa traductrice française, Jumana Al-Yasiri, sur sa page Facebook. Basée sur une histoire vraie, la pièce suit le parcours d'Ahmed Tobasi, un jeune Palestinien né dans le camp de Jénine, en Cisjordanie. De la lutte armée au théâtre comme outil de résistance, de la Cisjordanie à l'exil en Norvège, le spectacle raconte également la rencontre de Tobasi avec l'acteur et metteur en scène Juliano Mer-Khamis, fondateur du Freedom Theater à Jénine, assassiné en avril 2011 par un inconnu.

Visibilité accrue

Depuis le 11 septembre 2001, les artistes de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (MENA) sont de plus en plus visibles sur la scène internationale. Les centres d'art contemporain ont commencé à ouvrir des départements dédiés à la collecte d'œuvres de cette région. C'est le cas du Centre Georges Pompidou à Paris, qui a créé la Société des amis du MENA il y a trois ans. Une grande exposition d'œuvres d'artistes de la région MENA est prévue en avril 2024 au Musée d'Art Moderne de Paris.

"Mais les efforts restent timides en Europe, et sont largement le fait d'entités privées comme la Fondation Kamel Lazaar en Tunisie", explique Laure d'Hauteville, directrice de MENA Art Fair, dans une interview accordée à The Markaz Review. A Bruxelles, où le marché est particulièrement actif, bien que la Belgique n'ait pas de passé colonial avec la région, le Palais des Beaux-Arts (Bozar) a ouvert il y a cinq ans un département spécifiquement dédié à l'art de la région MENA. Le Centre d'art contemporain Wiels a également organisé une grande exposition sur l'œuvre de l'artiste libanaise Huguette Caland il y a un an à Bruxelles.

"Il faut des moments de conflit pour que les gens entendent parler de ce qui se passe dans nos musées autour de l'art de cette région, sinon cela passe inaperçu", déplore Laure d'Hauteville. "Avec le conflit actuel entre Israël et le Hamas, on voit des images très dures sur les réseaux sociaux, mais aussi des artistes qui s'expriment. C'est comme ça que les gens les repèrent et commencent à les suivre".

Annulé

Au début du mois, deux tableaux du peintre libanais Ayman Baalbaki ont été retirés d'une vente aux enchères organisée par Christie's à Londres, parce qu'ils étaient (à tort) associés au Hamas et au terrorisme islamique. L'un des portraits, "Al Moulatham", d'un paysan dont le visage est enveloppé d'un keffieh rouge pour le protéger du soleil, a été peint par l'artiste en 2012. Le second montre un manifestant sur la place Tahrir du Caire, portant un masque à gaz, avec l'inscription arabe tha'iroun, "rebelles", sur le front. Baalbaki n'a pas tardé à rétorquer publiquement dans les médias que ces suppressions lui rappelaient la réaction des nazis face à l'art "dégénéré".

Ayman Baalbaki dans son studio avec une version d'Al Moulatham
L'artiste Ayman Baalbaki dans son atelier avec une grande version de "Al Moulatham".

Paradoxalement, l'artiste, jusqu'alors essentiellement connu dans le monde arabe, a acquis une reconnaissance internationale à la suite de cet incident. "Les deux tableaux retirés de la vente publique ont été vendus à titre privé", explique l'historienne de l'art Rose-Marie Ferré. "Il s'agit d'un acte très hypocrite de la part de la maison de vente, qui a pris une position politique sans aucun fondement historique, contextuel ou critique. Il n'est pas possible de retirer une image, et c'est aux connaisseurs d'art de l'expliquer". Depuis, la polémique a fait parler du travail de l'artiste, dont l'œuvre n'a jamais cherché à s'adapter au marché international, ni à plaire à qui que ce soit.

"Nous vivons dans un monde global où les identités juxtaposées sont mises en avant, ce qui crée des zones de friction. Pour ma part, je préfère parler de racines plutôt que d'identité, car lorsque les artistes s'emparent du discours identitaire, cela devient dangereux", poursuit Rose-Marie Ferré. "J'aime que l'on parle de racines, d'engagement, de valeurs communes. Réaliser qu'il y a des artistes engagés ailleurs dans le monde permet de comprendre qu'il y a une autre histoire de l'art à écrire, d'autres formes d'exposition à mettre en place. Le conflit permet de construire des dialogues, mais aussi de décentrer les perspectives. L'universitaire souligne également que certains des artistes du Moyen-Orient invités sont réticents à s'exprimer sur ce conflit, de peur d'être pris à partie."

Toutefois, ces annulations ne se limitent pas aux artistes du Moyen-Orient. En novembre, le réalisateur norvégien Mats Grorud a reçu un courriel du rectorat de Paris l'informant que toutes les projections scolaires de son film The Tower avaient été annulées. Ce long métrage d'animation, primé dans de nombreux festivals à travers le monde, dont Annecy et Guadalajara, raconte l'histoire de la jeune Wardi, habitante du camp de réfugiés palestiniens de Burj el-Barajeneh à Beyrouth, dont l'arrière-grand-père, Sidi, a été chassé de sa terre en 1948. Le jour où Sidi lui laisse la clé de son ancienne maison en Galilée, Wardi craint qu'il n'ait perdu tout espoir de rentrer chez lui. Tout en essayant de retrouver l'espoir perdu de Sidi dans le camp, Wardi recueille les témoignages de sa famille, d'une génération à l'autre.

 

Des voix réduites au silence

"Il y a une différence entre le contenu diffusé par les médias arabes comme Al Jazeera et la plupart des médias européens", note Mats Grorud au cours de notre conversation. "Lors de projections en Norvège avec des enfants et des adolescents de la région MENA ou d'Afrique subsaharienne, je me suis rendu compte que mon film offrait une vision plus proche des récits entendus chez nous. En montrant le point de vue des Palestiniens et leurs expériences, c'est comme si on reconnaissait enfin la réalité telle qu'ils la voient."

Avant de réaliser The Tower, Grorud a passé un an dans le camp de réfugiés de Burj el-Barajeneh au Liban, où vivent quelque 400 000 réfugiés qui ont quitté la Palestine à la suite de la Nakba, l'exil forcé des Palestiniens en 1948. Comme les habitants de Gaza, ils sont là depuis quatre générations. "La dernière chose qui s'est produite à Gaza, c'est la Grande Marche du retour", explique le réalisateur. "Les images d'enfants jetant des pierres ne viennent pas de nulle part. Cette population est enfermée dans des camps depuis 75 ans. Les Palestiniens ont été abandonnés par le monde entier. Ils pourraient rester là pendant des siècles et personne ne s'en soucierait... Les voix palestiniennes et juives en faveur de la paix sont souvent réduites au silence dans de nombreux pays européens, en particulier en France et en Allemagne, qui sont marqués par un fort sentiment de culpabilité en raison de leur passé nazi", affirme Mats Grorud. "Nous boycotter est une atteinte à la liberté d'expression. Tout ce que nous demandons, c'est que les conventions des Nations unies soient respectées et que les réfugiés puissent retourner dans leur pays et y vivre en liberté. Il n'y a rien de radical à cela, il s'agit simplement du respect des droits de l'homme".

 

Atmosphère oppressante

De nombreuses annulations ou tentatives d'annulation ont eu lieu en Europe et aux Etats-Unis. En novembre dernier, les images terrifiantes des attentats du 7 octobre ont été projetées à Hollywood, ainsi qu'à l'Assemblée nationale et au Sénat français. D'autre part, le documentaire Yallah Gaza, réalisé par le Français Roland Nurier en collaboration avec le documentariste gazaoui Iyad Allasttal, a fait l'objet d'une tentative d'interdiction de sa sortie en salle le 8 novembre par le ministre français de l'Intérieur Gérald Darmanin.

Par ailleurs, le diffuseur ARD a annulé la première du film Wajib de la réalisatrice palestinienne Anne-Marie Jacir, prévue le 19 novembre à la télévision allemande, et le travail de la trans neuroqueer américaine Anaïs Duplan, fondatrice du Center for Afrofuturist Studies aux États-Unis, a été déprogrammé par le directeur du musée Folkwang d'Essen, à la suite d'un post Instagram de soutien aux Palestiniens.

Ce boycott intervient dans un contexte de sympathie croissante pour les Palestiniens, alors que les images des massacres perpétrés par l'armée israélienne à Gaza se répandent et que le nombre de victimes civiles augmente de manière exponentielle. Dernièrement, aux États-Unis, certains milliardaires de Wall Street et d'Hollywood se mobilisent pour préserver la sympathie et le soutien à l'État d'Israël, comme le rapporte le média indépendant Semafor. Une enquête récente de l'Université du Maryland et d'Ipsos a révélé que la vague de soutien à Israël depuis les attentats du 7 octobre n'est pas partagée par les jeunes Américains libéraux. La vague de manifestations étudiantes pro-palestiniennes à travers le pays en est la preuve.

Le poète gazaoui Mosab Abu Toha et son premier recueil primé, Les choses que tu peux trouver cachées dans mon oreille.

Le pouvoir de l'art

"Les conservateurs et les collectionneurs construisent l'histoire de l'art", conclut l'enseignante-chercheuse Rose-Marie Ferré. "Comme ils sont engagés, ils vont promouvoir certains artistes en fonction de leurs positions politiques. Les troubles géopolitiques ont donc un impact direct sur les orientations, les discours et les images promus lors des événements. L'art a du pouvoir, sinon les artistes ne seraient pas jetés en prison".

Pour couronner des semaines de drame pour les artistes et les écrivains qui soutiennent les droits des Palestiniens, les FDI ont arrêté la semaine dernière le poète palestinien Mosab Abu Toha à Gaza. Abu Toha est lauréat de l'American Book Award et finaliste du National Book Critics Circle Award. Cet écrivain de 30 ans a écrit des textes saisissants sur les frappes aériennes israéliennes qui ont décimé Gaza depuis que la guerre entre Israël et le Hamas a éclaté le mois dernier. Dans un essai publié par le New Yorker le 20 octobre, il décrit son retour à Beit Lahia, dans le nord de la bande de Gaza, quelques jours après avoir été évacué vers le camp de réfugiés de Jabalia, où il était hébergé par des membres de sa famille.

"Dans la rue principale qui mène à mon domicile, je découvre la première d'une longue série de scènes choquantes. Le magasin où j'emmenais mes enfants acheter des jus de fruits et des biscuits est en ruine. Le congélateur, qui contenait les glaces, est maintenant rempli de gravats. Je sens l'odeur des explosifs, et peut-être de la chair", écrit-il.

Battu et en mauvais état, Abu Toha a été libéré deux jours après son arrestation, à la suite d'une tempête de protestations sur les médias sociaux. Il a retrouvé sa famille, mais les FDI ont confisqué son passeport ainsi que ceux de sa femme Maram et de ses trois enfants, dont le plus jeune est né aux États-Unis et possède donc la nationalité américaine.

 

Nada Ghosn est basée à Paris et a vécu aux Émirats, au Yémen, en Syrie, au Liban et au Maroc, où elle a travaillé pour la presse et diverses institutions culturelles. Elle travaille actuellement comme traductrice et journaliste indépendante. Elle a traduit de l'arabe vers le français plusieurs essais, livres d'art, romans, scénarios de films, pièces de théâtre et recueils de nouvelles et de poésie. Elle écrit régulièrement sur la culture et la société pour des publications telles que al-Nahar, Grazia ou encore Diptyk, et participe à des projets artistiques, des conférences et des performances.

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