Les femmes et les dieux : comment trois femmes clercs se sont rencontrées

15 octobre, 2022 -
Les co-auteurs Kahina Bahloul, Emmanuelle Seyboldt et Floriane Chinsky lors de la présentation de leur livre à la librairie Sauramps, Montpellier, 2022 (photo Laëtitia Soula)

 

Si le monde d'hier et d'aujourd'hui est déchiré par des conflits religieux, certaines femmes trouvent la force dans l'unité et choisissent de travailler ensemble pour faire entendre leur voix. C'est le cas de Kahina Bahloul, Emmanuelle Seyboldt et Floriane Chinsky, respectivement imam, pasteur et rabbin, qui ont écrit un livre intitulé Des femmes et des dieux, publié aux éditions Les Arènes (2021).

 

Laëtitia Soula

 

L'islamologue franco-algérienne Kahina Bahloul est la première femme imam en France. La pasteure Emmanuelle Seyboldt est la première femme présidente du conseil national de l'Église protestante unie de France, et Floriane Chinsky est rabbin ordonné à l'Institut Schechter d'études juives de Jérusalem. Qu'est-ce qui les a réunies toutes les trois ? Leur décision de s'opposer au patriarcat en écrivant un livre mêlant féminisme, spiritualité et religion, dans lequel elles évoquent les obstacles personnels qu'elles ont rencontrés, ainsi que des recommandations pour améliorer la société.

Les femmes et des dieux est publié par Les Arènes.

"Les femmes doivent s'exprimer"

Kahina Bahloul affirme que les femmes "peuvent et doivent s'exprimer. On a beau dire que nous sommes dans un pays démocratique, que les femmes ont acquis un certain statut social, j'observe qu'elles restent souvent en marge, notamment dans le monde des affaires. Elles ont occupé cette position marginale à tel point qu'elles n'osent plus revenir au centre de l'action. Elle est ancrée dans nos comportements féminins, de manière inconsciente, dans chaque geste de la vie quotidienne. Même si nous vivons en France, en Europe, il y a toujours un risque de retour en arrière, malheureusement. Le message que nous voulons faire passer est que nous devons être très vigilants", ajoute Mme Bahloul lors d'une interview accordée à TMR.

"Un point important est d'impliquer les hommes dans cette vigilance, face aux éventuels reculs des droits des femmes. Des cadres favorables peuvent exister et nous permettre d'avancer", explique Floriane Chinsky. "A titre d'exemple, je peux témoigner qu'au séminaire rabbinique que j'ai fréquenté à Jérusalem, il y avait des étudiants masculins qui étaient plus féministes que certaines étudiantes. Certains partenaires d'étude avaient besoin d'hommes pour montrer la voie de l'égalité féministe. C'est un honneur ! Dans le livre, nous posons la question de savoir si la place des femmes porte atteinte à l'honneur de la communauté, car c'est un argument qui a pu jouer. Je dirais que c'est aux femmes et aux hommes de considérer la place des femmes comme normative, que c'est un honneur que nous puissions être égaux les uns aux autres. Une des choses que j'ai apprises [en écrivant ce livre], c'est que l'Église protestante unie de France fonctionne avec 50% de femmes."


"Un nouveau vent de vie"

Pour Emmanuelle Seyboldt, l'objectif du livre est de "démontrer qu'être croyante n'est pas un obstacle mais un encouragement à l'engagement et à la participation des femmes dans la vie." Le livre est l'occasion de raconter l'histoire de leurs parcours et ce qui a émergé de leur rencontre. L'origine de leurs vocations, la remise en cause du patriarcat qui imprègne les religions et les traditions, ce que les textes disent de la question féministe ou de la place du corps sont autant de sujets qu'elles abordent.

Il est rassurant de voir que des femmes progressistes et des leaders religieux abordent les grands enjeux de société avec un esprit ouvert et dans un esprit de dialogue. Ainsi, les idées sont échangées, les convictions sont articulées et chacun découvre les codes des autres et leur donne l'espace pour s'exprimer.

Pour Bahloul, l'enjeu est d'insuffler au processus "un nouveau vent de vie, car on a souvent tendance à regarder les religions comme des phénomènes poussiéreux, dépassés. L'idée est de les faire revivre et d'incarner au XXIe siècle une manière d'éclairer ces religions, d'interpréter les textes, avec une méthode féminine bien sûr. Ce qui fait la différence entre la pensée médiévale et la pensée d'aujourd'hui, c'est que nous, les femmes, avons tous les outils pour prendre la parole, pour nous faire une place au sein des religions et les faire vivre."

Selon l'islamologue, "se demander si les textes religieux sont féministes ou misogynes relève de la malhonnêteté intellectuelle. D'abord, elle est totalement anachronique. Le texte coranique est le reflet de la société musulmane de la péninsule arabique au VIIe siècle. Pour le comprendre, il faut le replacer dans son contexte, d'où l'importance de la lecture historico-critique."

Les auteurs proposent donc de rejeter la thèse d'une essence féminine préétablie et de rappeler que chaque personne est définie par ses choix de vie, en remettant en cause les préceptes de certaines traditions religieuses et en rejetant le rapport de supériorité-infériorité, au profit de la complémentarité.

 

Le même salaire pour le même travail

Lorsqu'on l'interroge sur les principales revendications des femmes, Mme Seyboldt avoue être choquée par l'inégalité des salaires : "Je m'étouffe à chaque fois. Comment est-il possible que les hommes et les femmes ne reçoivent pas le même salaire pour le même travail ? Je ne comprends pas pourquoi nous devons encore en parler", dit-elle.

C'est une inégalité qui pourrait être ramenée à celle du corps, thème que les auteurs abordent dans Femmes et Dieux. Et il est assez surprenant de voir que les auteurs ramènent ce corps à une promesse et non à une condamnation, nous rappelant que c'est précisément le corps de la femme qui tend à poser problème. Combien de discussions, de controverses et de polémiques ont été suscitées par un corps qui n'appartient plus à la femme, mais au patriarcat lui-même ?

Bahloul estime qu'il est nécessaire d'œuvrer pour un partage égal et juste de l'espace public : "On a beau vivre en Europe, aujourd'hui on voit encore des résistances, on voit la résurgence de comportements anti-féministes qui excluent les femmes. Œuvrer pour un partage égal et équitable de l'espace public est, à mon sens, une revendication forte que nous devons porter."

Selon Chinsky, l'idéal serait d'aller "vers une société dans laquelle il n'y aurait plus besoin de défendre les femmes. Dans la lutte contre la violence domestique, par exemple, nous pouvons appeler un numéro et trouver un hébergement d'urgence. Ainsi, une femme qui doit quitter son domicile avec ses enfants saura qu'elle ne dormira pas dans la rue. Nous devons favoriser l'accès aux droits pour chaque catégorie sociale défavorisée, en ce qui concerne les ressources universelles, car tout le monde a le droit d'être au chaud, de pouvoir manger, d'être logé, d'être éduqué. C'est une base essentielle."

 

 

Kahina Bahloul

Kahina Bahloul est une islamologue franco-algérienne et une soufie. Elle a été la première femme à se déclarer imam en France, en 2019. Bahloul est la cofondatrice du projet d'association religieuse La Mosquée Fatima, qui promeut un islam libéral.

Bahloul est née à Paris en 1979 d'un père algérien kabyle peu attaché aux normes religieuses et d'une mère française athée. Sa grand-mère maternelle était une juive ashkénaze polonaise, son grand-père maternel un catholique français. Dès l'âge d'un an, elle est élevée en Algérie, près de Béjaïa et de la mer, et y reste jusqu'à l'obtention de sa licence en droit. Elle rentre en France en 2003 et "prend ses distances avec la religion [musulmane]" pendant quelques années. Elle devient cadre dans les assurances pendant 12 ans, mais la mort de son père l'amène à approfondir son lien avec la mystique musulmane et le soufisme, dans lequel elle affirme avoir trouvé les réponses aux questions qu'elle se pose depuis l'enfance.

Les attentats du Bataclan de novembre 2015 et d'autres attentats en France ont été son appel à l'action. Elle retourne à l'université et après avoir obtenu un master en études islamiques à l'École pratique des hautes études de Paris, Bahloul poursuit un doctorat sur la pensée d'Iban Arabi, théologien soufi et poète duVIIe siècle. Bahloul a lancé la chaîne et l'association "Parle-moi d'islam". Outre Ibn Arabi, une source d'inspiration majeure pour Bahloul est la soufie Rabia al Adawiyya, dont la biographie est surtout légendaire et inventée. En tant que Française d'origine algérienne, Bahloul s'appuie également sur le soufi Abdelkader ibn Muhieddine.

Selon Bahloul, la pratique méditative du soufisme abolit les considérations de genre. Elle s'inspire de l'imam danois Sherin Khankan et de la figure de proue américaine du féminisme musulman, Amina Wadud. Bahloul affirme : "C'est un fait, depuis le 12e siècle et les écrits d'Ibn Arabi, que rien n'interdit à une femme de diriger la prière."

"Les opinions qui cherchent à établir l'interdiction absolue du magistère féminin dans le culte musulman n'ont aucune base théologique solide", soutient-elle. "Aucun argument tiré du Coran ou de la Sunna ne peut être sérieusement avancé pour invalider ou rendre illégal l'imamat des femmes."

Si Kahina Bahloul s'est déclarée imam au printemps 2019, aucun représentant officiel de l'islam en France ne s'est encore prononcé sur son statut. De même, pour des raisons de sécurité, sa congrégation n'a pas de lieu fixe.

La question de la légitimité de Kahina Bahloul est souvent soulevée. Ses détracteurs mettent en avant son inexpérience. "S'ils pensent que cela me fera changer d'avis, ils se trompent", dit-elle. "C'est peut-être lié à mon prénom, qui fait référence à une reine berbère inflexible, mais je ne cède pas aux pressions."

L'année dernière, Bahloul a publié My Islam, My Freedom, dans lequel elle a développé sa pensée.

 

Originaire de Marseille, Laëtitia Soula est journaliste de presse écrite. Diplômée de l'école de journalisme de Toulouse, elle a travaillé dans la presse quotidienne et hebdomadaire régionale, ainsi que dans la presse d'entreprise, en tant que rédactrice et photographe.

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