L'artiste gazaoui Malak Mattar transforme les nombreuses images de ce génocide diffusé en direct, qui saturent les fils d'actualité et les lignes de temps, les télévisions, les appareils portables et les écrans du monde entier, en une œuvre documentaire saisissante. "Je ne veux pas oublier", m'a-t-elle dit. "Nous ne pardonnerons jamais et nous n'oublierons jamais. Nouvelle œuvre dans The Horse Fell Off the Poem, du 16 avril au 14 juin à la galerie Feruzzi à Dorsoduro, Venise.
Nadine Nour el Din
Un cheval crie son angoisse au centre d'un tableau monochrome plus grand que nature. Il est mené par un jeune garçon effrayé qui empile ses affaires sur la charrette derrière lui. Parmi ces affaires étroitement gardées on y trouve un cadavre, enveloppé de blanc. Des scènes de mort et de destruction les entourent, disposées en fragments sur toute la largeur de la toile, formant les pièces d'un puzzle douloureux qui est trop difficile d'assimiler et de traiter en une seule fois. Un tableau déchirant qui représente certaines abominations du génocide de Gaza : des corps écrasés sous les décombres, un homme en pleurs portant un chien blessé, des corps d'enfants sans vie, des restes humains en décomposition, des jouets en peluche d'enfants abandonnés dans les ruines, une rangée d'hommes palestiniens dénudés, une pluie de bombes au phosphore blanc, une architecture pulvérisée, un appareil photo et une veste de presse abandonnée, des voitures écrasées, des oiseaux qui se nourrissent de restes humains. Un jeune homme qui peint un graffiti sur un mur. On y lit en anglais : "will haunt you forever" ("vous hantera pour toujours"). En arabe : "Gaza veut vivre" et "planter une révolution, semer une nation". Intitulée Sans mots, cette peinture à couper le souffle de l'artiste palestinienne Malak Mattar est à la fois captivante et profondément troublante.
Réputé pour ses peintures lumineuses et colorées, cette dernière oeuvre de Mattar est sombre et dépourvue de couleurs. Ayant survécu à de nombreux assauts israéliens sur Gaza, Mattar était récemment en résidence artistique à Londres avec l’ONG An Effort qui soutient les résidences pour les femmes artistes de la région arabe. Elle a profité de son séjour pour documenter la perte et l'horreur qui se déroulent dans son pays d'un point de vue qu'elle qualifie de "humanitaire". Ses peintures viscérales sont des recréations évocatrices d'horreurs réelles : l'utérus d'une femme morte et son enfant à naître mort, des portraits d'enfants tués par des frappes aériennes israéliennes et un groupe de bébés prématurés, abandonnés et seuls au monde. L'une de ses œuvres les plus convaincantes, réalisée au fusain sur papier, s'intitule Mai the birds who have eaten our flesh crash in your window.(Que les oiseaux qui ont mangé notre chair s'écrasent à votre fenêtre). Elle représente une volée d'oiseaux volant dans un ciel sombre et a été inspirée par des témoignages d'enfants sur les oiseaux qu'ils ont vus manger la chair de cadavres.
Considérée comme jeune talent palestinien émergent, Mattar (née en 1999) est en grande partie autodidacte. Elle n’avait jamais étudié l'art formellement avant de s'inscrire à Central Saint Martins, où elle se prépare actuellement à entrer aux beaux-arts. Issue d'une famille de poètes et d'artistes, c'est d'ailleurs dans l'atelier de son oncle Mohammed Musallam qu'elle a pris pour la première fois un pinceau lorsqu'elle était enfant.
Après quelques retards, Mattar est arrivée à Londres pour commencer les cours le 6 octobre 2023, juste au moment où sa vie allait changer avec l'assaut israélien sur Gaza. Elle s'est retrouvée loin de chez elle, inquiète pour la sécurité de sa famille et voyant son espoir de retour s’éteindre. Au début, elle était incapable de peindre ou de dessiner. Elle a finalement brisé le sentiment de paralysie provoqué par les événements qui ont suivi le 7 octobre, en esquissant et en peignant gestuellement les nombreuses images qu'elle voyait de Gaza, comme un acte de témoignage profond. J'ai visité son atelier à plusieurs reprises au cours de sa résidence et j'ai vu son travail se développer. Elle parle de "larmes, de télégrammes, de fusain, d'encre et de peinture", expliquant à quel point le processus a été émouvant pour elle et motivé par l'urgence de documenter les scènes dont elle a été témoin, ainsi que sa responsabilité de les commémorer afin que l'on n'oublie pas.
Comme l'écrit Jehad Abusalim dans sa préface de
Light in Gaza: Writing Born in Fire (Haymarket Books 2022), dont la couverture est illustrée par Mattar, "parce que l'expérience de Gaza est unique, le lieu, les gens qui y vivent et leur histoire deviennent abstraits et difficiles à expliquer à un étranger qui n'est jamais allé à Gaza ou qui n'y a jamais vécu suffisamment pour absorber les aspects de son expérience". Et l'aspect crucial du travail de Mattar réside précisément dans sa capacité à résister à un tel obscurcissement, et dans son refus de se soumettre à l'effacement du contexte. La destruction de Gaza, l'oppression de son peuple sont toutes présentées à travers le regard unique d'un natif de Gaza.
Elle a commencé par des croquis gestuels au fusain et au crayon, inspirés par le flux constant d'images de Gaza : des scènes horribles de carnage, de destruction et de massacres. Au cours de sa résidence, toutes ces esquisses et petites peintures sont devenues les bases de sa toile monumentale. Dans ce paysage de pertes et de destructions dévastatrices, Mattar a peint ses propres mains en train de sortir une femme des décombres. L'œuvre est une tentative de surmonter son sentiment d'impuissance, à travers laquelle elle incarne son désir d'agir. Fruit d'un processus profondément personnel et émotif, Mattar a travaillé pendant de longues périodes au cours desquelles les coupures de communication l'ont empêchée de contacter sa famille, qui avait été déplacée de sa maison et séparée des autres.
L'expérience du déplacement est pour Mattar, l'aspect le plus significatif de ce génocide, qui est selon elle pire que la Nakba de 1948. "Personnellement, j'ai le sentiment que ce génocide est pire. Peut-être que 1948 a été plus traumatisant, mais l'ampleur, les moyens militaires avancés, la documentation et les médias sociaux font de ce génocide le nettoyage ethnique le plus documenté."
Autrefois audacieuses et pleines de couleurs, ses œuvres sont maintenant en noir et blanc. Mattar attribue ce passage au noir et blanc à sa perte d'espoir, expliquant qu'elle "ne voyait tout simplement pas les couleurs". Pour Mattar, la couleur représentait un sentiment de fête, de beauté et d'innocence, même dans les pires moments, comme en témoigne sa série intitulée You and I, qu'elle a peinte lors de son expérience traumatisante de l'assaut israélien sur Gaza en 2021. Un profond sentiment de deuil inspire ses nouvelles œuvres. "Je renonce à mon rôle de donner de l'espoir aux gens", explique-t-elle. L'utilisation de cette palette monochromatique rappelle la documentation coloniale de la Palestine dans les premières photographies, toutes enregistrées à partir d'un regard impérialiste. Mattar s'approprie cette même palette pour affirmer un point de vue palestinien, subjectif et personnel.
Dès les débuts de cette peinture, j'ai tout de suite compris que Mattar était en train de peindre une œuvre historique. Une œuvre qui, dans l’urgence, documente les événements tragiques qui se déroulent à Gaza à travers un langage visuel mature. Les détails de son travail en cours d'élaboration m'ont fait penser à d'autres œuvres : Massacre de Sabra et Chatila (1982-3) de la célèbre artiste irakienne Dia Azzawi ainsi que Dessiner le massacre de Kafr Qasem de 1956 (1999-2012) de l'artiste palestinienne pionnière Samia Halaby, qui, en plus de partager une palette largement monochrome, documentent également les atrocités commises par Israël avec d’inquiétants détails. Azzawi a été incité à dépeindre des scènes du massacre après avoir lu Quatre Heures à Chatila de l'écrivain français Jean Genet, qui a écrit : "une photographie ne montre pas les mouches ni l'odeur blanche et épaisse de la mort. Elle ne montre pas non plus comment il faut sauter par-dessus les corps pour passer d'un cadavre à l'autre... Une fête barbare s'est déroulée là". Pour sa part, Halaby a créé sa série de dessins afin de reconstituer le massacre de 1956, essayant de recréer ce que la photographie aurait pu documenter. Elle s’est basée sur des témoignages de sources primaires, notamment des survivants et des familles de victimes, créant ainsi des preuves visuelles là où il n'y en avait pas.
Mattar, quant à elle, transmute les nombreuses images de ce génocide diffusé en direct qui sature les fils d'actualité et les lignes de temps, les télévisions, les appareils portables et les écrans du monde entier, en un travail documentaire saisissant. "Je ne veux pas oublier", dit-elle "Nous ne pardonnerons jamais et nous n'oublierons jamais.
Pour faire face à la fatigue provoquée par toute ces images et vidéos que l’on voit sur nos réseaux sociaux ou dans les journaux télévisés, le pouvoir de la documentation par le biais de la peinture réside dans sa capacité à vous obliger à voir la scène dans son intégralité, ainsi qu'à attirer votre attention sur ses détails méticuleux, en rassemblant des personnages et des événements reconnaissables qui ont fini par former la conscience collective de ces derniers mois de génocide. Ici, la peinture illustre des sujets profondément personnels et politiques qui activent plusieurs expériences sensorielles tout en produisant des œuvres de témoignage explicitement subjectif qui commémore ces personnages et ces événements au-delà de la simple documentation.
Nullement intimidée par l'ampleur de la toile, la plus grande qu'elle ait jamais peinte, et bien plus grande que l'artiste elle-même, Mattar a voulu utiliser le privilège d’être en sécurité et loin de Gaza pour peindre les atrocités en cours et donner une vision plus réelle et plus complète. Peindre Sans mots était loin d'être une expérience cathartique, mais elle n’a cessé de pensé à son pays tout au long de son travail, à sa famille et à ses amis, ainsi qu'à sa tante qui a été tuée. Une communion douloureuse avec son pays, mais néanmoins puissante.
Pourquoi le cheval est- il placé au centre de cette pièce ? Elle explique qu'il existe une "culture du cheval à Gaza" et que, dans son enfance, on a toujours compté sur les animaux comme moyen de transport sûr. "Pendant tous les assauts, me dit-elle, la culture a toujours été au cœur des dégâts. Ainsi, pour Mattar, l'expression d'horreur de l'animal a un double sens. Il véhicule la fois cette horreur animale sans paroles, et l’effacement de la culture gazaouie. Parmi les autres éléments de la peinture figurent le centre culturel Rashad Shawa, dont elle a assisté à la construction pendant son enfance, la grande mosquée Omari, où elle se souvient d'avoir socialisé le vendredi, l'hôpital Al-Shifa et l'église Saint Porphyrius. Elle peint l'aspect personnel de cette mémoire collective politique, qui est particulièrement évident dans des détails tels que la chaise de jardin blanche représentant ses propres souvenirs de réunions avec ses grands-parents.
La résidence de Mattar a abouti à une exposition à Londres intitulée Dernier souffle, qui a été présentée à Cromwell Place du 6 au 10 mars 2024. Lors du vernissage, elle a décrit la pièce maîtresse de son exposition, l'œuvre monumentale réalisée pendant sa résidence, comme une "documentation du génocide le plus barbare et le plus horrible de notre siècle, perpétré par l'occupation israélienne". Quand j'y pense", a-t-elle ajouté, "cela n'a pas vraiment commencé en 2023. Cela a déclenché tant de souvenirs de ma vie en tant que survivante de la guerre depuis l'âge de huit ans. Cette peinture révèle tant de souvenirs que j'avais lorsque j'étais enfant. Ce tableau me rappelle que nous avons échoué... Ce n'est pas seulement mon tableau, il appartient à la population de Gaza, et j'espère qu'il vous perturbe vraiment, qu'il vous hantera à jamais... Vous êtes tous complices, je suis désolée. Le fait que vous viviez une vie normale me met en colère".
Bien qu’elle ait duré peu de temps, son exposition a attiré de nombreux visiteurs. Au même moment, certains de ses croquis préparatoires « Cuts » ont été exposés dans le cadre du festival AWAN de Londres, du 1er au 30 mars 2024. L'affluence impressionnante à ses deux expositions ainsi qu'aux ateliers ouverts qu'elle a organisés pendant sa résidence témoigne du talent et de la popularité de Mattar, en particulier dans un contexte où les artistes et les travailleurs culturels font l'objet de censure et d'intimidation pour les empêcher de s'exprimer sur Gaza. Le travail de Mattar est actuellement exposé à Venise dans le cadre d'une exposition individuelle intitulée The Horse Fell off the Poem, d'après un poème du poète palestinien Mahmoud Darwish. Organisée par Dyala Nusseibeh, l'exposition a lieu du 16 avril au 14 juin à la galerie Feruzzi de Dorsoduro, à Venise. Ses dates coïncident avec la 60e édition de la Biennale de Venise, qui a été entourée de controverse depuis l'annonce qu'Israël ne serait pas exclu de la Biennale comme l'avaient demandé les milliers de signataires (dont Mattar) de la campagne Art Not Genocide Alliance, soutenant qu'il n'y a pas de "business as usual during a genocide" (pas d'affaires comme d'habitude pendant un génocide). (Au lieu de cela, l'artiste représentant Israël a choisi de fermer le pavillon tout en laissant l'art visible à distance, dans ce que beaucoup ont qualifié de "geste opportuniste"). Alors que de nombreux artistes participant à la Biennale ont choisi de présenter la Palestine dans leurs œuvres, l'exposition des peintures du génocide de Mattar exposées en dehors du cadre de la Biennale, résonne d'autant plus fort.
La qualité de la peinture de Mattar se trouve dans ses rendus émotifs à grande échelle de la dévastation, de la mort et de la destruction. Elle fait appel à l'hapticité, que Tina M. Campt, théoricienne féministe noire de la culture visuelle et de l'art contemporain, a décrite comme "l’effort de sentir au-delà de la sécurité de sa propre situation" et "le travail d'amour requis pour sentir à travers la différence, la précarité, l'implication et la souffrance". Les fréquences de son travail retentissant évoquent une expérience multisensorielle qui, bien que dévastatrice et lourde, demande à être ressentie.
À travers ses dessins sur le massacre de Tel Al-Zaatar, Dia Azzawi a cherché à "créer une mémoire qui perdure (tatawasal) contre l'oppression (dhid al-qhur)".. Non pas une mémoire de la violence et de l'oppression en soi, mais une mémoire capable de s'opposer à l'oppression". Dans le même ordre d'idées, le travail de Mattar, plus qu'un simple documentaire, s’inscrit dans une mémoire subjective, la mémoire d'un peuple entier et de son traumatisme collectif, qui persiste contre l'oppression.
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