Interview de Magyd Cherfi pour son premier roman : La vie de ma mère!

18 avril 2024 -
Vedette du groupe de pop française Zebda, l'ancien auteur-compositeur-interprète franco-algérien Magyd Cherfi nous parle de son parcours d'écrivain, sa vie comme première source d'inspiration et la sortie de son premier roman, après le succès d'une autobiographie en trois parties.

 

Sarah Naili

 

Nous avons rencontré Magyd Cherfipour la sortie de son premier roman La vie de ma mère ! aux éditions Actes Sud. L'occasion de revenir sur son parcours depuis Zebda (le groupe de musique toulousain), ses engagements et ses lectures, et d'interroger la construction d'une identité quand on est né en France au sein d'une famille kabyle. Son ouvrage phare, Ma part de Gaulois a été adaptée au cinéma en ce début d'année.


SN: Vous êtes d'origine kabyle, vous êtes de la deuxième génération d'immigrés comme on dit. On retrouve dans vos ouvrages le thème de la construction de l’identité: dès votre premier livre Livret de famille,et ensuite la révélation avec Ma part de Gaulois. Puis La part du Sarrasin. Et là déjà, on voit une mise à distance par le choix du pronom personnel entre  Ma part de gaulois et puis La part du sarrasin. Et aujourd'hui, avec votre premier roman La vie de ma mère  où Slimane le narrateur se questionne sur l'héritage, les traditions, la famille. Slimane tente de trouver un équilibre subtile, fragile :

« Je cherchais une identité passerelle, un prénom qui n'ait pas de connotation arabe sans en être dépourvue. »

Est-ce que cela pourrait résumer votre cheminement identitaire ? 
 

La vie de ma mere ! est publié par Actes Sud.

MC: Oui, je crois que oui. Il y a ce trouble de savoir à qui on appartient, à quel peuple, à quelle histoire. Moi, je suis fils de parents algériens, des gens de la montagne, analphabètes, n'ayant aucune mémoire de leur propre histoire. Et d'autres qui sont nés dans une Algérie qu'on a dit française. Donc on leur disait vous êtes Français, mais sans les considérer comme tels. Et mon grand-père comme mon père, n'ont jamais été traités en tant que français. Et donc je suis né en France et je n'ai que le souvenir d'avoir été français. A l'école, très vite par exemple, on nous disait vos ancêtres les Gaulois et je crois que j'ai aimé cela et mes copains aussi. Tout à coup, on nous donnait des branches auxquelles se raccrocher. On appartient à une histoire. Bon, c'était il y a 2000 ans, ils étaient blonds, et toute la légende de cette histoire de France mystifiée par l'école française des héros comme Charlemagne, Clovis. Et puis la suite de tous ces rois capétiens, carolingiens, mérovingiens. Et on a suivi cette trace française qui remontait, pensait-on, jusqu'à nous. Et puis avec les années, on prend conscience qu'on n'appartient pas à ce peuple qui a voulu nous raccrocher à lui. De l'autre côté, à l'école, il fallait être français mais passé 17 h on était encore des fils d’indigènes, des Arabes, des bougnoules.

Ma mère, 80 ans après, a toujours l'angoisse d'être expulsée ! La République ne lui a pas fait sentir qu'elle était chez elle, et donc elle a passé toute sa vie terrorisée ainsi que mon père puisqu'on pouvait nous chasser à tout instant. Et toute ma francité s'est un peu dissoute parce que je me suis dit mais on ne peut pas si maltraiter des gens et exiger qu'on fasse allégeance à ce qu'ils appellent la République. La République est le pire ennemi de mes parents et de tous les maghrébins et de tous les noirs africains, puisqu'on est devenu une menace au fil du temps, au fil de ces phrases.

Alors le grand jour pour nous fils d'immigrés c'était la victoire de la gauche puisque dans les années 80, je crois que 100 % des Maghrébins étaient portés à gauche. Et donc on était une nouvelle armée prête à porter et à défendre les couleurs progressistes de la gauche jusqu'à ce qu’on manifeste avec la marche des Beurs dite de l'égalité. On est venu réclamer l'égalité des droits. Et là la gauche au pouvoir nous offre une carte de séjour de dix ans qu'ils voyaient comme la panacée. Regardez comme on est généreux, comme on vous introduit. En fait, c'était le contraire puisque de l'égalité des droits on est passé à une carte de séjour, un sursis qui est en vérité un sas de dix ans, le temps de latence pour vérifier si l'arabe est soluble dans la République. Puisqu’il y avait cette espèce de méfiance, de suspicion à notre endroit. On va passer des tests divers et variés durant les décennies à venir. On vous dira si vous êtes au niveau de la francité. Il y a eu un espoir qui est né dans l'enfance, on y a cru et puis ça s'est effrité un peu au fur et à mesure.

SN: Je sais que vous êtes un grand féru de la littérature française: Sartre, Flaubert, Voltaire, Rousseau. Est-ce que vous avez eu l'envie d'aller vers des auteurs d'Orient et ou issus du monde arabe, de vous raccrocher à d'autres intellectuels, à d'autres littératures ?

MC: Bien sûr, que dans cette instabilité, il y a ces mouvements d'être plus français qu’il ne le faudrait, ou être moins français, puisque nous n'en sommes pas. Et ce mouvement permanent de refus ou d'acceptation, il m'est arrivé de me sentir trop français et à d'autres moments pas assez. Et donc après la passion naturelle de la littérature du 19ᵉ je me suis tournée vers Tahar Ben Jelloun et à la découverte des auteurs égyptiens, marocains, tunisiens pour retrouver une famille intellectuelle et des esprits universalistes, féministes, antiracistes, progressistes.

SN : Et aujourd'hui, comment définiriez-vous votre relation avec les mondes arabes ? Est-ce que ce sont des pays où vous avez envie d'aller ?

MC: “Pas vraiment, parce que je vais souvent en Algérie, puisque c'est de là que viennent mes parents de la petite Kabylie et j'y ai trouvé des choses obscures, obscurantistes. J'y vais, pour un parfum de figuiers, peut-être. J'y vais pour l'illusion d'une origine magique. J'y vais pour une langue que je comprends un petit peu mais qui s'est perdue en cours de route. On y va pour un certain nombre de choses qui sont de l'ordre de la magie et pendant un temps on oublie les choses qui font le progrès du monde quoi.”

SN : Être exilé implique quelque part d’entretenir une nostalgie, un mythe du pays d'origine; une envie de le cristalliser pour en faire un souvenir tangible. Est-ce que vous ne pensez pas que la danse entre la modernité et les traditions vécues en France est au final le sort de toute la jeunesse des pays arabes ?

MC : “Moi j'ai eu 20 ans il y a 40 ans et à 20 ans, j'attendais une jeunesse du monde arabe et musulman qui s'élève comme une génération spontanée, progressiste, féministe,  gauchiste, j'allais dire portant des valeurs humanistes. Et il y a eu des secousses. Pendant 40 ans, j'ai vu des secousses mais les états autoritaires ont empêché ces choses-là. Et j'en suis aujourd'hui à un âge où on désespère de voir un jour ce renouveau. Même si je sais qu'il y a des avancées, elles sont pour moi bien trop maigres, bien trop lentes.

SN : Dans votre quartier toulousain, vous vous êtes engagé très tôt dans la vie associative. L'association Tactikollectif qui existe encore aujourd'hui propose du soutien scolaire, du soutien à l'expression artistique et citoyenne. Est-ce qu'aujourd'hui encore, vous suivez un peu ces associations ?

MC : “J'ai, au fil du temps, abandonné le terrain, un peu désabusé. J’ai été emporté par la musique et avec les copains on s'est éloigné des quartiers et de leur quotidien, presque de nos familles. On était en tournée, on était hors des réalités populaires. Et ensuite peut-être avec l'âge aussi, je m'en suis rapproché comme ça, à distance, par des interventions ponctuelles. Mais j'ai plus envie de revivre la misère que j'avais vécu parce que ça me torture trop. Je vais dans les quartiers et je vois l'état dans lequel sont ces populations-là. Alors j'y vais encore un petit peu, mais voilà, c'est douloureux.  De regarder dans quel état sont les quartiers populaires.”

SN : Alors la MÈRE, l'archétype de la mère, c'est une muse pour vous Magyd  Cherfi? Ça commence déjà dans vos chansons avec "Inchallah peut être"et "pleurer sa mère".

MC: “Oui, oui. Aujourd'hui, la vie de maman, oui. Oui oui, parce que c'est finalement une inspiration que de parler d'elle. Pour moi, c'est parler de l'immensité exilée, l'immensité immigrée, l'immensité maghrébine musulmane. Elle représente un peu de tout parce qu'elle représente à la fois ce qu'il y a de plus moderne dans ce qui peut être moderne pour une personne qui descend de sa montagne et qui ne sait ni lire, ni écrire, ni d'où elle vient, ni qui elle est, à peine si elle sait qu'elle est une femme.  Et puis de l'autre côté, il faut quand même être érudit. Il faut être accroché au savoir et le savoir nous a fait décrocher la lune. Par la magie de cette mécanique intellectuelle qui vous fait douter de tout. Et donc, elle représentait ces deux côtés, un côté savoir, avec le doute de l'au-delà et un côté on peut quand même pas vivre hors des normes de l'islam. Et elle portait cette contradiction et donc elle nous a infusé de la schizophrénie. Appartenir aux siens ou appartenir à la lumière, c'est deux choses effroyables.

Elle avait une obsession de la réussite scolaire et elle a organisé autour de nous une armée secrète de religieuses qui étaient là pour aider nos mamans, du curé du quartier pour le soutien scolaire, les assistantes sociales pour les maths, les éducatrices et une armada de travailleurs sociaux et d'adultes blancs qui ont tournoyé autour de la maison. Et avec le savoir, disons, éloigné de maman. Puisque voilà, elle disait :

-Je suis ta mère.

Et moi je lui répondais :

-“Ben oui tu as été ma mère, mais aujourd'hui, il nous faut avoir un rapport d'égal à égal”.

- “Il n'y a pas d'égal à égal puisque je suis ta mère”.

Donc le savoir nous a amenés à penser d'égal à égal. Le savoir nous a éloignés de maman et la guerre de tranchées a commencé.”

SN : Je voulais revenir sur un très joli passage de Slimane, lors de la rencontre avec ce vieux monsieur tunisien lettré. Est-ce qu'un intellectuel arabe c'est un oxymore quelque part pour Slimane à ce moment-là?

MC: Pour le héros de notre monde oui, parce que de vieux maghrébin, il ne connaît que des incultes, ses oncles, ses voisins. Et d'ailleurs, il n'y a qu'à visiter les quartiers populaires et voir que tous ces vieux bonhommes sont des gens qui ne savent pas lire ou très peu écrire, et qui baragouinent le français plus qu'ils ne le parlent. Mes parents, leur mémoire, c'est sept ans de la guerre d'Algérie de 1954 à 1962. Voilà, notre histoire et avant? Un précipice.

Avec l'école, on nous propose 2000 ans d'histoire française. C'est là que les Français se sont plantés en pensant qu'on était porteur d'une double culture. Mais nous fils d'immigrés nés en France, on a des miettes d'une culture d'origine. Et on a l'immensité scolaire des rois du siècle des Lumières à lui tout seul.  Et donc oui, il reste un effarement de trouver de vieux arabes érudits parce que c'est pas dans le quotidien. En gros bon pour nos parents et c'est un terrible échec de la République vis-à-vis des enfants de l'immigration qui n'ont pas eu la chance d'avoir accès aux codes. C'est ça que je veux dire. Et donc l'effarement de ce héros devant un mec qui conjugue parfaitement le verbe. Et encore aujourd'hui, je peux être étonné. Parce que ce n'est pas dans notre habitus de croiser dans la négritude des choses élevées. Ça veut pas dire évidemment qu'elle n'existe pas, mais c'est dans des circuits privilégiés où effectivement, même au Maroc, j'ai été surpris de trouver des élites hors sol. J'ai vu des élèves qui ne parlaient quasiment plus l'arabe, ils étaient hyper anglophones et francophones. Et nous des fois en sortant dans le pays, on nous prend pour des zombies. Mais c'est possible de vivre dans des bulles où la langue même y est presque volontairement expulsée parce qu'inutile à une forme de modernité”.

 


Sous l’influence combinée et revendiquée des Clash, de Madame Bovary et de Jean-Paul Sartre, Magyd Cherfi a été le parolier du groupe toulousain Zebda avant de se lancer dans la chanson en solo. Il remporte avec son groupe de nombreux prix grâce au succès de (Cité des étoiles, 2004 ; Pas en vivant avec son chien, 2007).

Il a publié un premier recueil de récits, Livret de famille en 2004 et La Trempe en 2007. En 2016,Ma part de Gaulois, sa chronique de 1981, connaît un succès phénoménal en librairie, remporte de nombreux prix littéraires (Prix du Parisien Magazine, Prix des députés, Prix Beur FM Méditerranée, présélectionné pour le Prix Goncourt) et une adaptation cinématographique du même nom. En 2020, il publie La Part du Sarrasin, suite directe de son précédent ouvrage.

En 2024, il s'attaque à son premier "vrai" roman : La vie de ma mère ! (publié chez Actes Sud, son éditeur depuis vingt ans. En même temps, le film Ma part de gaulois, inspiré de son histoire, est sorti dans les salles françaises au début de l'année.

Juriste de formation en droit européen et international, Sarah Naili a poursuivi ses études en communication et marketing. Elle a une carrière internationale de 10 ans dans divers secteurs, du e-commerce à l'ESS (économie sociale et solidaire), en passant par l'audiovisuel et le tourisme, et plus récemment dans la coopération avec la société civile dans la région MENA. Ses passions : la nature, le yoga et les voyage en solitaire ; elle a traversé l'Amérique centrale du Costa Rica au Mexique avec son sac à dos et son tapis de yoga. Bénévole dans divers festivals, elle aime l'effervescence de la scène culturelle et la mise en valeur des artistes. Très à l'écoute, elle questionne ses semblables comme une exploratrice humaine. Voyageuse et méditerranéenne dans l'âme, Sarah a vécu à Barcelone et à Tunis avant de revenir à Montpellier, sa ville natale.

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