Hollywoodgate : le nouveau film sur les talibans après les Américains

Le 19 avril 2024 -
Un cinéaste égyptien a filmé la première année de pouvoir des talibans suite au retrait des États-Unis en 2022. Le documentaire sera bientôt disponible sur Just Watch.

 

Iason Athanasiadis

 

THESSALONIKI : Que se passe-t-il le matin où la plus grande superpuissance de l'histoire se fait chasser par un mouvement de fondamentalistes religieux médiévaux ? La réponse se trouve dans Hollywoodgate, un documentaire tourné par Ibrahim Nash'at, cinéaste égyptien et ancien employé d'Al-Jazeera, qui arrive à Kaboul peu après que les troupes de l'OTAN et les vestiges du régime qu'elles ont mis en place ont quitté le pays. Le cinéaste cherche à entrer en contact avec les talibans et montrer une image plus douce.

"Je voulais voir entre quelles mains l'Afghanistan était laissé", a déclaré Nash'at lors d'un entretien avec TMR. "Leur première conférence de pressene semblait pas réelle, et je savais que si je restais un peu je verrai les choses changer et leur vrai visage. "

Pour accéder aux talibans il fallait des contacts, du temps et de l’argent, qui s'épuisent très vite. Nash'at a envisagé d'abandonner, mais quelqu'un l'a conduit à la base des talibans, qui est sera par la suite le décor de son film. Il négocia les conditions de son accès avec Mawlawi Mansour, membre de la direction des talibans et chef d'une force aérienne entièrement composée de restes d'avions américains. Nash’at a directement eu accès à la direction et n’a pas eu besoin d’intermédiaires comme il l’avait d’abord imaginé.

C'est ainsi qu'une lourde porte métallique de l'aéroport de Kaboul « Hollywood Gate I » , s’ouvre au début du film pour nous plonger dans une base de la CIA, semblable à un studio de cinéma de demi-monde. Ses vastes hangars et les millions d'articles coûteux jetés par les Américains donnent aux talibans accès à un monde de possibilités d’usage des armes américaines et alimente l’illusion de pouvoir devenir encore plus fort.

La démarche de Nash'at s’inscrit dans cinéma d’observation. Ce documentaire rappelle les films Of Fathers and Sons (2017) du producteur Talal Derki, nominé aux Oscars, et Return to Homs (2013), primé au Sundance, dans lesquels le réalisateur se rend chez lui en Syrie en pleine guerre civile pour observer comment vivent les groupes armés. Les conditions difficiles poussent le protagoniste deReturn to Homs , un chanteur populaire séculier à vouloir devenir djihadiste, tandis que Of Fathers and Sons examine la relation entre un combattant de l'État islamique et ses enfants. Comme dans les films de Derki, une voix off du réalisateur ouvre et ferme Hollywoodgate. Tout au long du film, les personnages s'expriment sans la moindre intervention directe du cinéaste, dont la présence reste discrète.

Le documentariste s'efforce d'être discret lorsqu'il enregistre les talibans, à Hollywoodgate.

"Je m'attendais à ce qu'ils me laissent entrer en raison de mon appartenance religieuse, mais ils semblaient plus intéressés par mes reportages des dirigeants mondiaux ", a déclaré M. Nash'at. Son travail précédent consistait à documenter la vie et l'époque d'éminents hommes politiques pour les programmes d'information et les émissions-débats d'Al-Jazeera. "J'ai quitté mon emploi parce que j'en avais assez d'entendre la propagande des dirigeants mondiaux et de ne pas pouvoir vérifier les faits. Je voulais faire quelque chose de différent et contrôler le récit".

Le premier traducteur arabophone de Nash'at a été remplacé par un autre plus compétent, dont les résumés chuchotés dans l'oreillette du cinéaste l'ont guidé pour recentrer l'action, mais qui a aussi été assez diplomate pour ne pas traduire les énervements occasionnels de Nash'at. Tout comme pour faire face au cadre de propagande très sélectif imposé par les Talibans, la distance culturelle ressentie par les sujets de Nash'at leur a permis d’oublier les cinq microphones à pince et le micro canon alimentés par des piles longue durée soutenus par une équipe de traducteurs à Berlin qui enregistraient chacune de leurs paroles.

Toutes ces scènes realisées sous cette approche auraient pu montrer ce que pensent vraiment les talibans, certaines ont donc été priorisées. L'aversion des talibans pour le cinéaste est palpable dans le film :  les micros enregistrent de nombreuses discussions à voix basse sur la possibilité de le tuer, ainsi que des gestes qui pointent des fusils faisant semblant d'exécuter Nash'at. Mais ce climat de malaise est intentionnel. Mawlawi Mansour riant fièrement en décrivant la mort de son père lors d'une tentative américaine ratée de l'assassiner via une attaque de drone qui a tué plus d'une douzaine de civils.

La grande parade

L'une des tentations des groupes révolutionnaires qui succèdent des régimes renversés est de reproduire rapidement les rituels de leurs prédécesseurs. Il n'est donc pas surprenant que les talibans, qui sont la définition même d'une force de guérilla irrégulière, se soient installés dans les bases et les bureaux laissés par l'OTAN et aient célébré leur première année de pouvoir en organisant un défilé militaire, qui constitue le point culminant du film. La caméra à main de Nash'at a capturé la transformation des talibans d'une milice en un régime militaire, bien que cela n'ait pas été sans obstacles.

Une fois que l’on avait accès, il était difficile de le conserver. Nash'at ignorait les bribes d'informations que les talibans lui proposaient pour tester sa fiabilité, et a tout de même filmer pendant sept mois et cinq visites en Afghanistan. Lorsque les talibans se sont lassés de sa présence, ils ont commencé à insister pour se faire interviewer. Ces interviews seraient des scènes importantes du documentaire et ils pouvaient ainsi le faire partir. En refusant timidement de le faire, Nash'at a joué la Shahrazad, prolongeant son séjour au chevet du roi.

Dans une des scènes, alors qu'ils passaient devant des femmes en burqa démunies et assises par terre à l'entrée d'une boulangerie pour recevoir de la farine, un personnage avoue au cinéaste qu'il regrette le départ des Américains. Sans avoir pour but de leur tendre une embuscade ou de devenir martyr, la vie semble avoir perdu de sa saveur. Une voiture décorée pour un mariage passe à ce moment en klaxonnant joyeusement.

Hollywoodgate est plein de paradoxes culturels fascinants : le musulman arabophone qui a grandi au Caire et vit à Berlin cherche à lever le voile sur une force combattante obscure dont les combattants jouent souvent à cache-cache avec le cinéaste. Mais toute la mystique que les talibans auraient pu acquérir après avoir banni la plus grande armée du monde se dissipe au fur et à mesure que nous assistons à des scènes clownesques, comme lorsque plusieurs combattants endurcis ne parviennent pas à calculer 100 fois 67, et distribue à des travailleurs dix fois plus que la somme correcte pour leurs frais de déplacement. Mawlawi Mansour ordonne qu'un tapis roulant confisqué à l'une des salles de sport américaines soit envoyé chez lui pour réduire la taille de son ventre, et ses combattants jettent des regards ardents en se regardant dans le miroir tout en fixant leurs turbans. En effet, l'une des principales façons pour Nash'at de contourner leur agressivité est de créer des plans héroïques qui met en avant leur vanité.

Nash'at a tiré parti de ses origines, mais aussi du manque de communication avec ses sujets qui parlent le dari ou le pashtou, qui lui ont permis d’établir des liens intimes et distants trompeurs. La vérité se situe quelque part entre l’intimité et la tromperie. Il avait dû laisser les discussions philosophiques pour les cafés berlinois après qu’une des conversations avec un Talib au sujet de sa vision du monde ai été rapportée à la direction et a failli lui coûter le projet.

"Mon éducation m'a permis de comprendre ce qui se passe là-bas d'une manière qui échappe à la plupart des gens, surtout en Occident", a déclaré M. Nash'at. "Le fait que les talibans prétendent être un État islamique et me représenter me donne certainement le droit d'aller là-bas et de faire un film qui montre que ces gens ne me représentent pas.

Image fixe du documentaire Hollywoodgate d'Ibrahim Nash'at
Extrait du documentaire Hollywoodgate d'Ibrahim Nash'at.

Dès que les préparatifs du défilé ont commencé, celui-ci est devenu l’évènement le plus couru en ville. C’était un vrai cas d’étude de girouette géopolitique : l'affluence dans les tribunes des nouveaux alliés diplomatiques de l'Afghanistan, la Russie, la Chine et l'Iran, alors que les lumières restaient éteintes à l'ambassade des États-Unis à Kaboul et que le premier journal américain, le New York Times, était snobé. Nash'at a dû assister au défilé en tant que "caméraman particulier" de Mawlawi Mansour. La crainte que le groupe terroriste ISIS-K ne cherche à frapper l'avion étant grande, même les pilotes participants ont été tenus dans l'ignorance de l'endroit jusqu'au dernier moment.

Hollywoodgate est un témoignage extraordinaire de cette première année de pouvoir des talibans, orientalisés et internationalisés. Ils ont pris possession des espaces de travail des Américains qu’ils ont rendu plus orientaux en poussant les chaises de bureau en métal et s’installant sur des tapis pour procéder aux embauches et licenciements. Un commandant qui avait jetté instinctivement une bouteille d'eau vide sur le sol ordonna à un dépendant de la ramasser, puis de béatifier l'endroit en plantant des fleurs. Les contacts diplomatiques avec des acteurs internationaux tels que la Chine, la Russie et l'Iran se développent. On y voit même un Talib exprimant même son inquiétude à l'idée que les discussions en cours puissent contrarier la Chine. Mais l'essentiel de ce film est qu’il saisit un contexte géopolitique et montre comment les armes d'une valeur de plus de 7 milliards de dollars laissées par les Américains, dont certaines sont hors d'usage, sont réparées et exposées lors d'un défilé monumental marqué par l'esthétique talibane des multiples bannières blanches flottant dans la brise désertique et sèche d'un plateau d'Asie centrale.

L'accès de Nash'at a pris fin lorsque les services secrets des Taliban l'ont convoqué à leur bureau pour vérifier ses images. Sentant que quelque chose n'allait pas, il s'est rendu à l'aéroport et s'est envolé. Il n'a pas été en contact avec les talibans depuis lors et ignore s'ils ont vu son film.

À la fin du film, les talibans sont tellement à l'aise dans leur nouvelle peau que le ministre menace allègrement le ministre tadjik de la défense sur son téléphone portable, alors qu'il se fait conduire en ville. Il a beaucoup de nouveaux jouets qui brillent et il est impatient de les utiliser. La guerre engendre la guerre. Tout doit changer pour que tout reste pareil.

 

Iason Athanasiadis est un journaliste multimédia spécialiste de la Méditerranée, basé entre Athènes, Istanbul et Tunis. Il utilise tous les médias pour raconter comment nous pouvons nous adapter à l'ère du changement climatique, de la migration de masse et de la mauvaise application de modernités déformées. Il a étudié l'arabe et les études modernes du Moyen-Orient à Oxford, les études persanes et iraniennes contemporaines à Téhéran, et a été Nieman fellow à Harvard, avant de travailler pour les Nations unies entre 2011 et 2018. Il a reçu le prix du journalisme méditerranéen de la Fondation Anna Lindh pour sa couverture du printemps arabe en 2011, et le prix des anciens élèves du 10e anniversaire de la Fondation pour son engagement à utiliser tous les médias pour raconter des histoires de dialogue interculturel en 2017. Il contribue à la rédaction de The Markaz Review.

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