L'intimité et notre sanctuaire intérieur, entretien avec Rana Samara

4 février 2024 -

Pour l'artiste palestinienne Rana Samara, l'artiste coup de cœur de TMR ce mois-ci, l'intimité ne se résume pas à l'amour et au sexe, mais est plutôt un mélange de connexion, de confort et du sentiment d'être chez soi, comme l'a démontré sa dernière exposition à la Zawyeh Gallery de Dubaï en 2022, Inner Sanctuary (Sanctuaire intérieur ).

 

Naima Morelli

 

En tant qu'êtres humains, nous recherchons souvent l'intimité chez un autre, que nous désignons comme étant spécial. Cependant, l'art nous rappelle qu'un sentiment d'intimité ne se trouve pas nécessairement chez une seule personne, mais qu'il est présent tout autour de nous. C'est une façon de regarder la réalité, les lieux et les objets qui sont apparemment banals mais qui peuvent en fait nous consoler, nous apporter du réconfort et nous donner le sentiment d'être chez nous.

Ce type d'intimité est précisément le sujet exploré par l'artiste palestinienne Rana Samara. Pour l'artiste, l'intimité ne se résume pas à l'amour et au sexe, mais est plutôt un mélange de connexion, de confort et du sentiment d'être chez soi. Elle peut se trouver dans la présence d'une autre personne, mais aussi dans quelque chose de simple comme savourer la nourriture de son pays d'origine lorsqu'on est à l'étranger.

Sa dernière exposition à la Zawyeh Gallery de Dubaï en 2022 s'intitulait à juste titre Inner Sanctuary (Sanctuaire intérieur ). L'exposition dépeint ses espaces personnels, dévoilant un mille-feuille d'émotions immenses associées à chaque lieu. De son café préféré à son studio, en passant par sa cuisine, sa chambre, ses troquets et même une piscine abandonnée, Samara a romancé et exploré sentimentalement les lieux qui définissent sa vie quotidienne.

Rana Samara Espace intime Rana Samara, Espace intime #3 2015 acrylique sur toile 175 x 200 cm
Rana Samara, Intimate Space #3, acrylique sur toile 175 x 200 cm, 2015 (courtoisie de la galerie Zawyeh).

Dans ses peintures, l'artiste utilise des couleurs vives et des motifs décoratifs pour exprimer le contentement, le calme, l'anxiété ou la frustration. Les représentations de Samara vont des lieux chaleureux et chers à son cœur aux non-lieux inquiétants, comme les chambres d'hôpital, avec une constante : l'absence d'êtres humains.

Inner Sanctuary met l'accent sur les empreintes humaines qu'on trouve dans tous les coins, en représentant des éléments tels qu'un costume, une pantoufle, des assiettes de nourriture et des plantes, soulignant ainsi les vestiges que les gens laissent derrière eux.

Dans sa série d'œuvres précédente, Samara s'est penchée sur le sentiment d'intimité dans le contexte de l'expérience palestinienne, un aspect souvent négligé. Elle a effectué des recherches sur le terrain, a passé plusieurs mois dans le camp de réfugiés d'Al-Amari et a eu des conversations avec des femmes sur des sujets sensibles tels que la virginité, l'intimité, le désir sexuel et les normes de genre, révélant ainsi les certitudes de ces femmes sur les relations et les rôles à Al-Amari. Cette expérience a donné lieu à l'exposition Intimate Space (Espace intime) à la Zawyeh Gallery en 2016.

Bien que Rana soit une femme déterminée et forte, avec des opinions bien arrêtées, dans ces conversations, elle s'est montrée à l'écoute, elle ne portait pas de jugement, mais voulait simplement comprendre. Ces conversations constituent la clé de voûte de ses peintures, vidéos, installations et broderies.

"Au camp de réfugiés d'Al-Amari, j'ai commencé à m'interroger sur la vie privée des couples qui vivent dans des espaces aussi restreints qui ne leur offrent pratiquement aucune intimité", explique l'artiste. "Cette intimité est d'autant plus difficile à obtenir que la plupart des familles palestiniennes sont des familles nombreuses et que voisins et familles vivent à l'étroit."

À l'instar de nombreuses femmes artistes, Rana Samara aborde le politique par le biais du personnel, montrant que les deux dimensions sont inévitablement mêlées. Dans la série " Intimate Space ", elle représente des chambres avec des lits défaits, avec des signes évidents de récents ébats amoureux. Les couleurs sont vives et chaleur et confort sont les sensations qu'elles transmettent.

Le sentiment que les tableaux évoquent est similaire à la célèbre installation "My Bed" de Tracey Emin, qui montre son lit en désordre. Comme l'artiste britannique, Rana Samara est considérée comme un peu rebelle, mais les défis qu'elle a dû relever sont tout à fait différents. Mère de trois enfants et issue d'un milieu conservateur, Rana a obtenu une licence à l'Académie internationale d'art de Ramallah et une maîtrise de deux ans en beaux-arts à l'université Northwestern de Chicago.

Rana Samara from #lifeunderoccupation #intimatespace
Rana Samara, "Life Under Occupation" dans Intimate Spaces (avec l'aimable autorisation de Rana Samara, Instagram).

"Depuis mon enfance, je me suis toujours intéressée aux couleurs et j'étais fascinée par tout ce qui bougeait autour de moi", raconte Rana. "J'ai toujours dessiné et j'ai toujours su que je voulais être une artiste, mais je devais déterminer précisément quelle forme cela prendrait. J'ai donc commencé par étudier le graphisme, puis les beaux-arts, mais je ne me retrouvais dans aucun des deux. Avec l'art contemporain, j'ai enfin un environnement qui m'est propre".

En tant qu'artiste femme, pensez-vous que vous rencontrez des difficultés pour entrer dans le monde de l'art ?

Je crois que si les femmes veulent quelque chose, elles trouvent le moyen d'y parvenir. Il n'y a pas d'artistes dans ma famille, et mon père voulait que j'étudie la finance, mais après un semestre, j'ai abandonné l'école pour étudier l'art. J'ai continué à étudier pendant huit ans, c'est long. Ça a été d'autant plus difficile que je suis mère, j'ai trois enfants. Je me disputais avec ma famille, avec mon ex-mari. Ils n'arrêtaient pas de remettre en question ce que je faisais, ils insistaient en disant que je ne pourrais pas vivre de mon art, que j'étais une femme. En Palestine en particulier, le seul moyen de vivre de son art est d'être professeur. Lorsque la galerie Zawyeh s'est adressée à moi, je venais de terminer mes études. Le galeriste est venu à mon exposition et a été fasciné par mes peintures. À ma grande surprise, il les a même achetées, ce qui était vraiment choquant pour moi à l'époque.

Pourquoi pensez-vous avoir attiré l'attention de la galerie ?

Il y a beaucoup d'artistes en Palestine. Beaucoup abandonnent même s'ils sont excellents. Ici, les artistes établis, et que nous aimons, sont ceux qui dominent dans les galeries. Par conséquent, n'importe quel jeune artiste qui souhaite émerger doit apporter quelque chose de nouveau et de spécial à la conversation, en termes de matériaux, mais surtout en termes de sujets. Tous les artistes parlent de la lutte politique en Palestine - et je le fais aussi, mais à travers un prisme différent.

Virginity Kerchiefs, 2013, installation
Rana Samara, installation "Virginity Kerchiefs" (avec l'aimable autorisation de Rana Samara).

Une autre œuvre qui m'a vraiment fasciné est votre installation "Virginity Handkerchiefs" ("Mouchoirs de virginité"). Pouvez-vous m'expliquer comment est née l'idée de cette œuvre ?

L'idée de ce travail est venue un jour, lors de la préparation d'un mariage, en entendant ma mère et ma tante parler de ces mouchoirs blancs qu'elles avaient achetés. Selon une tradition palestinienne, un mouchoir taché de sang est donné à la mère du marié, ce qui prouve que la mariée était vierge. J'ai immédiatement réagi : "C'est quoi ce bordel, les filles ! Qu'est-ce que vous faites ?" Ma mère m'a dit de me taire parce que j'allais tout gâcher. C'est à ce moment-là que j'ai ressenti le besoin de travailler sur ce sujet. Il m'a fallu six mois pour réfléchir à la manière de représenter ce concept. Je ne voulais pas nécessairement prendre parti. Dans mon art, je veux sortir du cadre et laisser les autres parler du sujet. J'ai donc acheté 200 exemplaires de ce mouchoir et je les ai distribués à des gens en leur demandant d'y écrire ce qu'ils pensaient de la virginité. J'ai récupéré les mouchoirs et je m'en suis fait la conservatrice.

Vous faites souvent appel à d'autres personnes pour créer des projets en collaboration. Parfois, cela signifie avoir des conversations avec des femmes et les interroger sur des thèmes qui ne sont pas ouvertement abordés dans la société palestinienne ou qui sont même considérés comme tabous. Je m'interrogeais sur votre façon de laisser les femmes s'exprimer.

C'est une compétence. Et elle s'améliore avec le temps. J'ai vécu dans un camp de réfugiés pendant sept mois et j'ai rencontré des femmes, nous avons parlé de nourriture, de cuisine, d'enfants, et ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai pu poser mes questions. C'est ainsi que l'on crée un lien de confiance. Cependant, j'ai toujours été douée pour faire parler les gens sur des sujets personnels, on m'a dit que je savais écouter.

Vous avez indiqué que vous ne souhaitiez pas exprimer vos opinions dans vos œuvres, mais il semble que vous soyez toujours très sensible à bon nombre de ces sujets. Comment gérez-vous vos propres émotions lorsque vous créez ?

J'ai des sentiments mitigés sur ces sujets, et je suis sûre que je n'oublierai jamais ces conversations. Beaucoup d'histoires m'ont brisé le cœur. Parfois, je suis heureuse parce que les femmes peuvent commencer à parler et à s'ouvrir sur cette partie de leur vie. J'ai toujours rêvé de créer un changement social d'une manière qui inspire les gens. Pour de nombreuses femmes que j'ai rencontrées, il est difficile d'améliorer leur situation, mais étant moi-même une femme avec des enfants, je pense que je les inspire d'une certaine manière.

Pourquoi ressentez-vous ce besoin de vous séparer de votre œuvre ?

Je pense que si je veux parler de moi, c'est un autre sujet. Ce n'est pas le même concept. Et bien sûr, lorsque j'ai l'occasion de prendre des photos de la chambre d'une femme avec qui j'ai parlé, ou si elle m'envoie des photos, je cherche toujours à établir un lien personnel avec elles. Par exemple, un de mes amis m'a envoyé une photo de la chambre d'hôtel où il avait fait l'amour. Lorsque j'ai vu qu'il s'agissait d'un hôtel, j'ai eu un mouvement de recul parce que cela me paraissait vraiment froid. Vraiment très froid. En observant ma réaction, j'ai réfléchi à mon processus artistique. La chambre elle-même était intéressante, mais je sentais qu'il manquait quelque chose. Je ne pouvais pas la peindre.

Considérez-vous votre dernière exposition  Inner Sanctuary comme une évolution par rapport aux travaux que vous avez exposés dans le cadre de l'exposition Intimate Space ?

Pour cette exposition, j'ai poursuivi le thème des espaces intimes en tant que conteneurs d'histoires. Le nom de l'exposition est lié à la possibilité que chaque élément de la réalité de quelqu'un devienne un sanctuaire intérieur. Cela signifie que vous pouvez trouver un endroit qui a du sens pour vous, une sorte de zone de confort. Par exemple, le café où je vais en voiture est mon sanctuaire intérieur, ou même une chambre d'hôpital peut être le sanctuaire intérieur de quelqu'un. C'est de cette idée qu'est né le nom de l'exposition.

Pourquoi n'y a-t-il personne dans vos tableaux ?

Pour moi, ce n'est pas intéressant d'avoir des peintures qui représentent des gens. Cela dirigerait mon imagination d'une manière trop spécifique. Si je vois un espace, les possibilités sont infinies, mais lorsqu'il y a des gens, j'ai l'impression d'imposer des contraintes aux spectateurs. Il n'y a qu'une seule peinture qui montre quelqu'un, et c'est ma fille, mais elle fait partie d'un projet spécifique.

Avez-vous le sentiment que les objets et les lieux transmettent les émotions des personnes qui les habitent ou les traversent ?

J'ai vraiment l'impression que les objets contiennent des sentiments, et même parfois des traumatismes. La plupart de mes peintures sont basées sur des histoires de lieux. Je prends des photos de ces lieux et je les peins ensuite en fonction de mes sensations par rapport à l'espace. En ce moment, je travaille sur un nouveau projet basé sur les paysages, qui débouchera sur ma prochaine exposition personnelle l'année prochaine. Il s'agira, bien sûr, d'un regard intime sur les paysages.

Qu'est-ce que l'intimité pour vous ?

Je vais essayer de en vous racontant une histoire. Le premier mois que j'ai passé à Chicago, je suis allé manger dans un restaurant oriental. Au début, la ville, les gens, tout me semblait vraiment froid. Ce n'est que lorsque j'ai mangé dans ce restaurant que je me suis sentie apaisée. C'était dû à la musique, à la nourriture, à la table, au propriétaire et, bien sûr, à ce que je mangeais. Je mangeais seul et je me suis dit : c'est vraiment intime. Je me suis rendu compte que l'intimité n'est pas seulement une question de sexe. L'acte de manger est intime. Cela peut paraître bizarre, mais je demandais à tous les gens qui mangeaient seuls si je pouvais me joindre à eux pour qu'on mange ensemble. La plupart du temps, ils acceptaient et nous entamions alors une conversation. C'est pourquoi je suis persuadée que l'intimité n'est pas seulement une question d'espace physique ou de sexe. Il s'agit de quelque chose d'autre que je ne peux même pas nommer. Je suppose que c'est la raison pour laquelle je fais de l'art à ce sujet.

 

Rana Samara (née en 1985 à Jérusalem) est une artiste palestinienne diplômée de l'Académie internationale d'art de Ramallah (2015). Samara a grandi dans une famille palestinienne typique. "J'ai passé la majeure partie de mon enfance et de mon adolescence à observer et à analyser les relations sociales et de genre. J'en suis venue à comprendre à quel point le rôle des femmes en tant que soignantes et nourricières peut être à la fois précieux et étouffant."

La série Intimate Space de Samara explore les normes sociétales, la sexualité, les rôles des hommes et des femmes et d'autres facteurs associés à la vie palestinienne moderne. Son travail se concentre sur les facteurs moins évidents qui sous-tendent la vie quotidienne des femmes qui résident dans des camps de réfugiés surpeuplés et des communautés rurales - des femmes dont la vie continue d'être gâchée à la fois par des traditions conservatrices et par les exigences de la vie sous l'occupation.

En se concentrant sur l'intimité conjugale, Samara démystifie de nombreux tabous sociaux et les traduit sur de grandes toiles audacieuses et colorées qui sont à la fois des déclarations sociales remarquables et de belles constructions artistiques. Ses conversations franches avec des femmes constituent l'épine dorsale de son travail qui transcende l'espace privé pour entrer dans le domaine public. Représentant souvent les conséquences de rencontres sexuelles, les peintures de Samara sont de remarquables métaphores visuelles de la vie des femmes palestiniennes vivant dans des environnements exigus, à l'étroit et limitées par des traditions internes et des forces extérieures.

Samara a participé à plusieurs expositions, y compris Contemporaire Istanbul, en Turquie, en 2019, Art Dubaï, aux Émirats arabes unis, en 2019, la Foire d'art de Beyrouthau Liban, en 2017, et Art Dubaïaux Émirats arabes unis, en 2017, en plus de plusieurs expositions individuelles locales à Ramallah et à Jérusalem.

Naima Morelli est rédactrice et journaliste spécialisée dans l'art contemporain de la région Asie-Pacifique et de la région MENA. Elle a écrit pour le Financial Times, Al-Jazeera, The Art Newspaper, ArtAsiaPacific, Internazionale et Il Manifesto, entre autres, et contribue régulièrement à Plural Art Mag, Middle East Monitor et Middle East Eye, tout en rédigeant des textes curatoriaux pour des galeries. Elle est l'auteur de trois livres sur l'art contemporain en Asie du Sud-Est. Elle est également auteur de romans graphiques. Elle collabore régulièrement à The Markaz Review.

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