À Tunis, l'art réinvente et libère la ville

29 août, 2022 -
Bab Bhar, l'ancienne porte marquant la séparation entre la médina et la ville moderne (photo Lost in Tunis).

Sarah Ben Hamadi

 

"Home Sweet Home".

Peu de gens savent que John Howard Payne, l'auteur américain de cette célèbre expression devenue populaire dans le monde entier, a vécu et est mort à Tunis, où il a exercé pendant une décennie les fonctions de consul des États-Unis. Je ne l'ai moi-même découvert que très récemment, lors d'un reportage de la BBC sur le quartier consulaire de la médina de Tunis, alors que j'ai toujours vécu dans la capitale tunisienne.

Tunis est une ville aux mille et une facettes, aux mille et un secrets, que l'on découvre chaque fois que l'on arpente ses rues, même si l'on y a vécu toute sa vie. Comme l'a décrit la journaliste franco-tunisienne Amira Souilem dans un récent reportage sur Radio France International, Tunis est une ville douce-amère par excellence. Pour moi, Tunis est douce par sa lumière magnifique, amère par ses rues souvent sales ; douce par la beauté de ses vieux immeubles art déco, amère par ses échoppes anarchiques ; douce par la patience de ses habitants, amère par leur quotidien souvent difficile - une ville de contradictions, où tout s'entremêle pour créer son charme.

A Tunis, impossible de ne pas succomber au charme de la médina, classée aupatrimoine mondial de l'UNESCO, et de ses magnifiques demeures, malgré leur état parfois délabré. Mais si l'intérêt des touristes, des historiens et des architectes est souvent attiré par ce quartier incontournable de la capitale, le centre-ville dit "européen", construit par les Français à l'époque de la colonisation, ne manque pas d'intérêt ni de charme. Délimité par ce qu'on appelle Bab Bhar (Porte de la mer), ou "Porte de France", qui le sépare de la médina traditionnelle, le centre ville est le cœur battant de la capitale.

Avenue de la Liberté, une rue du centre-ville de Tunis (photo Lost in Tunis).

Quand on évoque le centre-ville, on pense souvent aux étals de l'avenue de Carthage, à son marché central aux belles couleurs, à la belle cathédrale Saint-Vincent-de-Paul avenue Bourguiba, et à l'imposant ministère de l'Intérieur, symbole de l'État policier de Ben Ali. C'est ici que, le 14 janvier 2011, les Tunisiens sont venus affirmer leur colère et crier "Dégage !" à un président autoritaire autoproclamé qui régnait depuis 23 ans.

Aujourd'hui, en se promenant au cœur de la ville, au-delà des bâtiments art déco et art nouveau - construits entre leXIXe et leXXe siècle et aussi séduisants que délabrés - on ne peut s'empêcher de jeter un regard sur les murs, désormais envahis par les graffitis et le street art.

Ça tombe bien, car à Tunis, il faut regarder les murs pour comprendre la situation. Ces murs, qui étaient si blancs avant 2011, sont devenus le journal de bord de la ville. En effet, tout comme elle a inspiré John Howard Payne avec ses poèmes auXVIIIe siècle, Tunis inspire aujourd'hui de jeunes artistes qui entreprennent de se la réapproprier en faisant parler ses murs.

 

A Tunis, les murs ont beaucoup à dire

Depuis le soulèvement populaire de 2011, les murs de Tunis sont très parlants. Ils racontent et retracent la vie quotidienne de la ville. De jeunes street artistes se sont appropriés ces murs et, par leurs œuvres, en ont fait une caisse de résonance de la société.

"Le pauvre homme a été enterré vivant" (photo Zwewla).

Plusieurs collectifs d'artistes ont vu le jour au cours de la dernière décennie, leurs membres partageant leurs espoirs déçus, leur mal-être et leurs slogans sur les murs. C'est le cas de Zwewla ("les pauvres" en dialecte tunisien), un collectif de tagueurs anonymes anti-système dont la signature est reconnaissable comme le Z vengeur de Zorro, et dont l'objectif est de sensibiliser aux injustices sociales par des tags clandestins.

La tolérance sociale à l'égard de ces tags illégaux après la révolution n'a pas réussi à dissuader les autorités locales d'arrêter deux des graffeurs du collectif, Oussema Bouagila et Chahine Berriche, à Gabès (sud de la Tunisie) en 2013, les accusant de diffuser de fausses informations et de porter atteinte à l'ordre public. L'affaire a créé la controverse car elle a été considérée comme une attaque contre la liberté d'expression dans une période de transition démocratique, où les acquis révolutionnaires restent fragiles. Peut-être pour cette raison, Bouagila et Berriche ont été rapidement libérés et condamnés à une simple amende de 100 dinars (30 dollars).

"Est-ce là la vie pour laquelle j'ai donné des coups de pied dans le ventre de ma mère ?". Citation de Gibran Khalil Gibran (photo Lost in Tunis).

Mode d'expression considéré comme subversif, éphémère et en constant renouvellement, le street art permet de contester, dénoncer et bousculer les codes sociaux dans l'espace public. Depuis une décennie, les murs de Tunis servent de forum de communication sur les questions de justice sociale.

Mais les artistes sont-ils obligés de transmettre un message à travers leurs œuvres ? Pas forcément, selon Mehdi Ben Cheikh, artiste et propriétaire d'une galerie parisienne spécialisée dans l'art urbain et contemporain tunisien. Organisateur de nombreux projets ici et là-bas, comme La Tour Paris 13 et Djerbahood (projet d'art de rue sur l'île de Djerba, dans le sud de la Tunisie), Ben Cheikh explique qu'"il n'y a pas de message obligatoire dans l'art. Peindre dans la rue est déjà un acte politique en soi".

Perdu à Tunis

Se définissant comme un urbexer, Mourad Ben Cheikh Ahmed, photographe amateur, aime sortir des sentiers battus afin de (re)découvrir les coins oubliés et perdus de Tunis. Avec son appareil photo, il archive la ville sous tous ces angles sur son blog Lost in Tunis. Ahmed a observé Tunis au fil des années et documenté son évolution : "Les graffitis sont devenus beaucoup plus politisés, le niveau a évolué aussi", dit-il. "On est passé de tags à la sauvette à des fresques ou des concepts bien élaborés. Il y a des équipes... Ils mettent plus de moyens. Certaines fresques nécessitent plus d'une semaine de travail pour une équipe de tagueurs, tant elles sont riches en détails."

Et en effet, contrairement aux premiers tags clandestins que nous avions observés il y a quelques années, les murs sont aujourd'hui recouverts de fresques géantes, aux multiples messages sociaux et politiques.

L'art accessible

Nous pouvons également observer ce regain d'intérêt artistique pour le centre-ville de Tunis se manifester de manière encadrée, par la prolifération de nouvelles galeries d'art dans la capitale. Certaines galeries, telles que 32 Bis et Central Tunis, ont fait revivre des zones négligées au cœur de la ville. D'autres sont basées dans des zones telles que Sidi Bou Said et Marsa.

Ainsi, les murs de l'ancienne usine Philips, construite en 1953 dans le centre-ville de Tunis, sont devenus l'espace d'art hybride 32 Bis. Il s'agit d'une galerie spacieuse de quelque 4 000 mètres carrés, aménagée et transformée - dans une rue connue pour la vente d'outils et de pièces détachées, où l'art n'a traditionnellement pas sa place - "afin de créer des liens avec les habitants du quartier", selon sa directrice, Camille Lévy. 32 Bis s'intègre dans le quartier et offre un espace à un artiste comme Atef Maatallah. Il a peint une fresque géante représentant les ouvriers du chantier qui ont contribué au réaménagement de l'usine en galerie. Maatallah observe que de nombreux passants du quartier ne sont pas certains qu'une si grande galerie soit vraiment pour eux, mais la fresque est une invitation ouverte. "[Mon œuvre] permet à tous ces gens de savoir qu'ils peuvent entrer", dit-il.

 

 

2021 exposition de photos à la galerie Central Tunis (photo Central Tunis).

À quelques rues de là, sur l'avenue Carthage, près de l'emblématique gare ferroviaire et routière de la place Barcelone par laquelle passent chaque jour des milliers de Tunisiens, la galerie Central Tunis a été inaugurée en 2018. C'est un projet culturel impressionnant, certes, destiné à servir un large éventail de spectateurs et d'amateurs d'art de toutes les classes sociales, tout en rendant l'art plus accessible.

Façade de la galerie du Central Tunis, fresque de Jaye de Tunis (photo Central Tunis).

Fondé par Emna Ben Yedder, Mehdi Tamarziste et Arij Kallel, en collaboration avec Soumaya Jebnaini, Central Tunis propose un art artistiquement difficile mais financièrement accessible, et soutient à la fois des artistes établis et émergents. Comme l'explique Emna Ben Yedder, "à chaque fois que nous avons une exposition, nous demandons aux artistes de proposer des variations de certaines œuvres qui ne heurteront pas la fourchette de prix de l'artiste mais qui, en proposant un autre type d'œuvre, pourront être vendues à un prix inférieur. Ainsi, on peut trouver au Central des lithographies, des gravures, des sérigraphies ou des collages. Cela donne à un plus grand nombre d'amateurs d'art la possibilité de repartir avec quelque chose qui leur appartient."

Ben Yedder, très impliqué dans la révolution de la société tunisienne depuis l'éviction de Ben Ali en 2011, considère que la mission de Central Tunis est de célébrer la joie et la liberté de l'art tout en sortant des sentiers battus, en proposant des peintures, des photographies et des installations en quête de sens. Les mots qui reviennent dans les conversations avec Ben Yedder sont "libre", "expérimental", "libéré" et "joyeux".

Catalyseur de la nouvelle dynamique urbaine de Tunis, la création artistique au cœur de la ville s'intègre à son tour dans les mutations de cette dernière. Ainsi, depuis dix ans, la ville connaît une transformation subtile, à travers des mouvements et des projets artistiques, individuels et collectifs, clandestins et légaux. C'est une transformation qui repousse les murs des institutions culturelles classiques et rend l'art plus accessible. C'est aussi un vestige de la démocratie tunisienne en lutte.

 

Sarah Ben Hamadi est une blogueuse renommée et a collaboré avec divers médias internationaux. Ses écrits portent sur des questions sociétales et culturelles dans son pays, la Tunisie, et dans le monde arabe. Active dans les organisations à but non lucratif, elle a été membre du conseil d'administration du think tank Le Labo Démocratique et membre du Pacte Tunisien. Elle est directrice de la communication basée à Tunis et tweete @Sarah_bh.

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