Les foules solitaires de l'artiste franco-algérien Djamel Tatah

12 décembre 2022 -

 

L'artiste franco-algérien Djamel Tatah (né à Saint-Chamond, 1959) a dévoilé son exposition "Le théâtre du silence", présentée au Musée Fabre de Montpellier jusqu'au 16 avril 2023.

 

Laëtitia Soula

 

En décembre, s'inspirant du théâtre de l'absurde et de l'étude des foules, Djamel Tatah, artiste résident à Montpellier depuis 2019, a dévoilé sa vaste exposition " Le théâtre du silence " au Musée Fabre, où le spectateur découvre à la fois des tableaux de foule et des figures humaines isolées, entourées de grands aplats de couleurs. Les corps sont debout, assis, au sol, allongés ou suspendus. On peut voir le vacillement et la perte d'équilibre, une gestuelle sobre des corps, des visages sans expression. Le format est monumental. L'exposition est un tour de force, car ses grandes toiles véhiculent une émotion puissante et amènent à réfléchir sur l'homme et la condition humaine.

 

 

L'humanité qui nous entoure

Formé aux Beaux-Arts de Saint-Etienne où il a découvert la peinture figurative, Tatah a construit depuis plus de trois décennies une œuvre qui questionne notre présence au monde, et le rapport empathique à l'humanité qui nous entoure. Il s'inspire des pièces de Samuel Beckett telles que En attendant Godot et Fin de partie, ainsi que de l'œuvre classique d'Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, citant ce dernier : "L'homme se trouve face à face avec l'irrationnel. Il sent en lui son aspiration au bonheur et à la raison. L'absurde naît de cette confrontation entre le besoin humain et le silence déraisonnable du monde."

Dans un entretien avec le commissaire de l'exposition, Michel Hilaire (publié dans le catalogue bilingue Djamel Tatah, Le Théâtre du Silence), Tatah a déclaré que, du fait de ses parents immigrés algériens, "je suis un enfant des colonies" et "je suis né et j'ai grandi en France dans le contexte d'une culture prolétarienne où cohabitaient des Siciliens, des Arméniens, des Espagnols, des Turcs, des Maghrébins, des Auvergnats, etc.".

L'artiste a visité l'Algérie pour la première fois à l'adolescence et y est retourné à plusieurs reprises au début de la vingtaine. C'est en visitant les ruines romaines de Tipaza en 1982 et en tombant sur une stèle qu'il a découvert Albert Camus, qui reste pour de nombreux Algériens une figure controversée et souvent source de discorde, principalement en raison de sa position sur la relation coloniale de la France avec le pays qui a combattu et obtenu son indépendance en 1962.

Le fait d'avoir grandi dans un environnement diversifié comprenant d'autres familles d'immigrés a renforcé le sens de l'opprimé de Tatah. Il explique à TMR : "J'ai un véritable amour pour Basquiat et je me suis très tôt intéressé aux droits des Noirs américains."

L'œuvre du peintre américain Jean-Michel Basquiat (1960-1988) est remarquable pour son rôle de pionnier de l'avant-garde pop et du mouvement underground. L'œuvre de Tatah porte également l'influence de l'expressionnisme allemand et le visiteur pourra trouver des références à Eugène Delacroix, Édouard Manet, le photographe Eadweard Muybridge et le peintre de la Renaissance italienne Antonello de Messina.

En se promenant parmi les peintures de Tatah, on trouve plus d'une référence à Camus. Journaliste militant et lauréat du prix Nobel de littérature en 1957, Camus a défendu les droits des peuples d'Afrique du Nord contre la colonisation, mais a dû faire face à une relation conflictuelle entre sa nation adoptive et colonisatrice, la France, et son Algérie natale. Dans son œuvre, Camus s'interroge sur l'absurdité de la condition humaine et sur la révolte qui donne un sens au monde et à l'existence.


Voyages initiatiques et chocs esthétiques

Quant à Tatah maintenant, il explique : "Mon travail reflète l'hybridation et la modernité... Je me souviens de mes voyages en Algérie quand j'étais jeune. J'accompagnais ma mère au village, puis je faisais le tour de l'Algérie en auto-stop. C'étaient de véritables voyages initiatiques, car je voulais connaître le pays d'où venaient mes parents." Tatah dit avoir vécu un véritable "choc esthétique" à Tipasa, une ville côtière algérienne aux nombreux vestiges et monuments tels que le Mausolée royal de Mauritanie.

On retrouve dans la peinture de Tatah des éléments architecturaux de l'art islamique algérien, tels que des motifs de colonnes, provenant des ruines de la mosquée et du palais de Mansoura à Tlemcen. L'artiste s'interroge sur le passage du temps qui mène à la ruine, introduit des éléments de sculpture ancienne et rend des vestiges qui représentent notre inévitable disparition.

Le visiteur peut également constater l'influence des icônes byzantines, avec des figures illustrées sur des aplats de couleur, ainsi que des motifs issus des enluminures persanes, indiennes ou arabes. Des hommes aux yeux fermés, des corps allongés, des pleureuses silencieuses représentent l'ensevelissement ou la mort.

"Mon amour pour l'histoire de l'art n'a jamais été cloisonné, et l'hybridation est très importante pour moi, en relation avec ma culture, mes origines", explique l'artiste. "J'ai développé mon propre laboratoire pour mélanger les images et les techniques. J'ai beaucoup travaillé à partir de photos, car j'aime mettre le sujet à distance, et mettre en place une scène, comme au théâtre. Je dessine aussi sur ordinateur pour réaliser une vidéo-projection sur toile, et j'ai parfois dû relever des défis techniques, par exemple lorsque j'ai dû peindre sur d'immenses tissus pour réaliser les personnages volants."


Le temps suspendu et la "décennie noire" de l'Algérie

Tatah met en scène " le temps arrêté, suspendu, pour créer une tension ", dit-il, s'inspirant parfois des mouvements chorégraphiques des danseurs. S'agit-il d'une chute ou d'une élévation ? Qu'elle soit physique, sociale ou spirituelle, elle conduit à la disparition inexorable de l'être humain.

On peut ainsi admirer des personnages emprisonnés, des foules anonymes, des figures volantes - une solitude chevillée au corps, et des visages sans expression qui semblent témoigner, mais de quoi ? En fait, presque toutes les pièces de cette exposition restent sans titre, comme si elles parlaient dans l'anonymat.

"Femmes d'Alger", tableau réalisé dans les années 1990, fait écho à la guerre civile qui a déchiré l'Algérie durant la période dite de la décennie noire. Ce long conflit entre le gouvernement et les groupes islamistes a entraîné la mort de près de 150 000 personnes, des milliers de disparus et l'exil de populations cherchant à fuir la terreur. Tatah a décidé de peindre des femmes anonymes, passives et silencieuses. Elles interpellent celui qui croise leur regard, tandis que la tragédie se déroule.

Autre figure à laquelle Tatah rend hommage, le regretté chanteur franco-algérien Rachid Taha, décédé en 2018, qui pratiquait lui aussi l'hybridation, non pas en peinture mais en musique, mêlant habilement rai, chaâbi, techno, rock et punk. Avec son groupe Carte de Séjour, Rachid Taha était la voix des prolétaires qui racontent les histoires des immigrés, au moment de la grande Marche pour l'égalité et contre le racisme, de Marseille à Paris.

"Nous avons été amis pendant près de quarante ans", dit maintenant Tatah. "Nous avons suivi un long chemin commun, qui a été fraternel. Nous avons beaucoup échangé. En peignant son portrait, je voulais qu'il soit toujours avec moi."


Rapport au monde et position politique

"L'idée principale de cette exposition est celle de la présence et de notre rapport au monde, explique Tatah. Il nous confronte à la pure présence de corps qui nous interpellent. Les œuvres crient cette incommunicabilité d'êtres qui ne peuvent se rencontrer. Les foules solitaires, les chœurs de femmes antiques, les figures répétées, semblent universels, et la manière dont l'art peut incarner le monde, à l'image du mythe grec du sculpteur Pygmalion amoureux de sa création, Galatée, une statue rendue vivante grâce à la déesse de l'amour Aphrodite.

Tatah tente de "trouver une forme d'universalité dans le langage pictural, au-delà de nos origines", en prenant pour exemple les Hittites (du mot "hit" qui signifie "mur" en arabe), de jeunes hommes des banlieues françaises et algériennes qui passent leur journée oisifs, adossés aux murs de la ville. Tête basse, mains dans les poches, ils composent une frise de figures répétées des dizaines de fois sur un ensemble de toiles. Leur destin est multiplié à mesure que Tatah les rend visibles : "Mon histoire vient de l'immigration et du prolétariat dont mes parents sont issus", explique-t-il. "J'ai voulu rendre hommage à la jeunesse algérienne et à la tragédie qui est la leur, comme l'Intifada en Palestine."

On comprend maintenant pourquoi Tatah exulte dans la répétition de la forme et de la pensée, pour faire face au racisme, à la guerre et à l'oppression, la répétition pour exacerber et accentuer l'idée, le sentiment, comme pour illustrer ce qui est au cœur de la vie, un dépouillement subtil pour représenter l'Homme de manière universelle. Ses personnages dégagent une présence puissante qui secoue le spectateur jusqu'au plus profond de lui-même.

" Ma peinture est silencieuse ", conclut l'artiste. Imposer le silence face au bruit du monde, c'est en quelque sorte adopter une position politique. Elle nous incite à prendre du recul et à observer attentivement notre relation aux autres et à la société.

 

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