Parfois le sauvage plonge dans la démence Le mois de mars célèbre deux événements : La journée internationale de la femme et la journée internationale de la francophonie. Bien que le français se perde de plus en plus au profit du tunisien et de l'anglais lors de ces événements, ce mois de célébration est propice à un questionnement sur le rôle que cette langue a joué depuis l'indépendance de la Tunisie dans les mobilisations des femmes. Féminisme et francophonie croisent des paradigmes liés à une histoire coloniale légitimée par une mission civilisatrice. Historiquement, en Tunisie, la présence du français est associée à la colonisation française, ainsi qu'aux processus économiques et diplomatiques entre les deux pays. Pendant la colonisation et au lendemain de l'indépendance, le français a été utilisé lors des réunions de mouvements féministes tels que l'Union nationale des jeunes filles tunisiennes (1944) et le Club des filles zeitouniennes (1954), ou dans les discours publics de féministes telles que Manoubia Ouertani en 1924 lors de l'une des premières conférences féministes organisées par le Parti socialiste français en Tunisie (pour une histoire des mouvements féminins en Tunisie au 20e siècle, voir le livre de Noura Borsali Tunisie : le défi égalitaire. Écrits féministes, Arabesques, 2011). Il est intéressant de noter que le français est encore largement utilisé plus de 50 ans après l'indépendance du pays. Les articles académiques et journalistiques écrits par des féministes, ainsi que la langue publique choisie par de nombreuses associations de femmes, montrent que le français est encore une langue privilégiée d’énonciation du féminisme en Tunisie. Le féminisme dans les pays d’Afrique et du monde arabe anciennement colonisés par la France ne peut-il se penser que dans, et à travers cette langue ? Pour dépasser ces interrogations quasi-romantiques, il incombe de prendre ses distances vis-à-vis de toute forme d’essentialisme linguistique conférant aux langues des attributs de sexisme, d’obscurantisme, ou encore de modernité et de liberté. L’histoire complexe de la francophonie ne peut ignorer les dimensions idéologiques et politiques liées à son exercice. Cela requiert un point de vue sociolinguistique critique, prenant en compte les représentations des locuteurs et l’hétérogénéité de leurs pratiques. L’imposition de la langue est constitutive de techniques d’acculturation propres aux colonisations française et britannique. La francophonie nécessite aujourd’hui d’être appréhendée comme un élément des (re)compositions identitaires postcoloniales. Les travaux postcoloniaux réalisés par des chercheur.euse.s issu.e.s des nouvelles générations arabes en France, met certes en évidence des nouvelles formes d’impérialisme dans l’usage du français, mais également des échanges et soutiens réciproques entre militantes féministes du Nord et du Sud [1]. Plusieurs auteur.e.s [2] montrent par exemple que la langue française peut être un outil de domination en même temps que d’émancipation. La francophonie n’est donc pas une problématique langagière : il s’agit d’une praxis qui met en évidence des enjeux économiques, et des inégalités d’accès à l’éducation, à la culture ainsi qu’au savoir. En Afrique [3] et dans quelques pays arabes, la francophonie est le théâtre des distinctions sociales ; c’est un espace où se jouent des rapports de classes et de races, entre instruits et non-instruits. En Tunisie, la francophonie représente des marchés linguistiques, autant que des stratégies politiques nationales et transnationales, articulées autour de la tension entre une politique économique néolibérale et une volonté de construction d’un Etat-Nation moderne. Après l’indépendance, le projet bourguibiste voit dans la francophonie une voie nécessaire afin d’entrer dans la « modernité ». Les idéologies linguistiques de la modernité et de l’universalité de la langue française relèvent d’une historicité particulière liée à la révolution française. Cependant, leur retentissement dans la période postcoloniale doit être mis en lien avec l’histoire des circulations Nord-Sud, faite de commerces, de migrations, de points de greffes et de traductions[4]. Le 8 mars dernier, un événement organisé par l’Institut français de Tunis – organisme omniprésent dans l’espace associatif et culturel tunisien depuis la fuite du président Ben Ali – célébrait les femmes de plus de cinquante ans, à travers un défilé de mode où les corps de Tunisiennes étaient contemplés par l’œil attentif d’une élite, parmi laquelle l’Ambassadeur de France. Bien que l’évènement fut conçu comme un espace de valorisation des femmes tunisiennes, il n’est pas sans réactiver une mémoire historiquement marquée par l’exhibition et l’exotisation des corps indigènes. Et par un effet dialogique, ces images s’inscrivent dans un processus institutionnel plus général d’assujettissement et de violence symbolique. Le récit national mettant en avant « l’exception tunisienne » en matière de droits des femmes s’appuie sur des réformes juridiques concrètes, telles que l’interdiction de la répudiation et de la polygamie, le droit à l’avortement, au divorce, à la garde des enfants, ou encore au vote. Pourtant, ce qui a été qualifié comme du « féminisme d’État » est à placer dans une mouvance politique plus globale de modernisation sélective néolibérale [5]. Car le féminisme d’État est un projet de distinction sociale qui relève de choix économiques et politiques autoritaires. Aussi, dès les années 1970, le « féminisme d’État » imprègne les luttes féministes au sein des collectifs militants ou des associations le plus souvent portées par des francophiles. C’est notamment le cas de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). Souvent qualifiée de féminisme mainstream, elle a néanmoins joué un rôle crucial dans l’articulation des théories féministes avec les luttes politiques de gauche. Plusieurs membres, comme Ahlem Belhadj qui a occupé le rôle de présidente de l’Association, étaient affiliées à des partis marxistes et syndicalistes. L’ATFD a privilégié le français au sein de ses diverses actions, notamment liées à la ratification de traités internationaux sur les droits humains. Elle a exercé plusieurs actions dans les milieux populaires et les zones rurales, mais toujours en inscrivant son discours dans un féminisme universaliste aujourd’hui contesté. Ce féminisme, parfois qualifié de « blanc », conçoit la lutte pour les droits des femmes comme un mouvement monolithique contre le patriarcat. De ce fait, il s’oppose à un féminisme décolonial et « intersectionnel », qui prend en compte les différentes formes de la domination (raciale et coloniale, notamment [6]) et les identités spécifiques de celles qui en font l’expérience. Bien que l’ATFD ne soit pas un bloc homogène et englobe une diversité d’approches idéologiques, l’Association se caractérise néanmoins par une tendance générale à l’imposition d’«actions émancipatrices», qui ne tiennent pas toujours compte de l’agentivité des concernées. En juillet 2019, à l’occasion de ses 30 ans, l’association a d’ailleurs organisé une université d’été, à laquelle était conviée une personnalité connue pour ses positions islamophobes, provoquant ainsi la désapprobation d’un grand nombre de jeunes militants de la mouvance intersectionnelle. En Tunisie, le choix de la langue n’est pas un simple habitus langagier relatif aux associations féministes. Il est à comprendre au travers du prisme d’une historicité des mouvements féministes qui se sont définis dans la continuité d’un corpus occidental de la seconde vague reposant sur une lutte matérialiste contre la domination masculine. Il ne s’agit pas ici d’opposer l’usage des langues, toutes traversées par des mécanismes reproducteurs du pouvoir, mais de s’intéresser aux conditions et aux effets de leur usage. On peut notamment s’interroger sur les conséquences dans le champ associatif féministe de l’imposition par les bailleurs de fonds de templates écrits en français ou en anglais. La maîtrise de ces deux langues devient une condition implicite pour obtenir des fonds de la part des ONGs internationales, excluant d’emblée les groupes de femmes issues des classes populaires [7]. Ces compétences techniques entraînent aussi à terme une « professionnalisation » des associations de femmes, et ont un effet sur l’autonomie et l’identité collective de leurs membres, surtout depuis la révolution de 2011, avec la libéralisation croissante des organisations de la société civile. Ces pratiques langagières participent au maintien des ressources potentielles du féminisme dans des sphères d’élites et par conséquent les éloigne des problématiques plus englobantes telles que les violences des appareils répressifs de l’Etat qui s’exercent sur tous les corps, hommes et femmes . On peut en outre s’interroger sur les effets de la francophonie dans la réception des discours féministes énoncés en arabe. Constatons ici la mise à l’écart de nombreuses féministes du monde arabe telles que Bahithat al-Badiya, Huda Shaarawi, Jamila Bouhired, Nawal El Saadawi, Fatima Mernissi, Fadwa Touqan ou encore Nazik al-Malaika, et de leurs écrits militants, académiques ou littéraires, mais aussi l’absence d’une kyrielle de jeunes chercheuses dont les travaux liés au genre en langue arabe se retrouvent exclus des espaces intellectuels et militants. Plus généralement, la standardisation du français comme langue d'expression féministe témoigne d'un manque de remise en question des mécanismes reproductifs du pouvoir au sein même du champ féministe. Tout cela est aujourd'hui remis en cause par une jeune génération. Dans la période post-révolutionnaire, de nouveaux mouvements sont créés par de jeunes militantes qui s'inscrivent dans une mouvance intersectionnelle. Ces collectifs sont hétérogènes et il est difficile aujourd'hui de leur attribuer une identité politique particulière. Certains militants sont mobilisés pour les droits des personnes queer et LGBTQI+, d'autres sont impliqués dans la lutte contre le harcèlement sexuel et se réfèrent à des collectifs féministes et des flashmobs comme El violador eres to [8]. Ces collectifs non institutionnalisés s'appuient largement sur les réseaux sociaux et les processus de solidarité directe. Cependant, les positions de certains d'entre eux vis-à-vis des institutions Très peu d’études de terrain ont été menées à ce sujet, cependant des premières observations menées durant des actions au sein de ces groupes permettent de les considérer comme de nouvelles formes de contestation et de réflexion féministes, portées par une jeune génération de femmes citadines, instruites pour la plupart. Un intérêt théorique pour le féminisme décolonial apparaît dans les différentes discussions avec ces collectifs, même s’il ne se traduit pas toujours dans des modes d’actions. Leurs noms, Chaml, Chouf, Falgatna [9], sonnent comme une possible rupture face à un ordre politique établi et des habitus langagiers. Les nouveaux habitus langagiers pourraient présager des processus d’émancipation postcoloniale annonçant un féminisme arabe et tunisien ancré dans les luttes contre toutes les formes de répression économiques et institutionnelles. Notes [1] On peut notamment citer les ouvrages collectifs d'Abir Kréfa et Sarah Barrières 2019, "Genre et révolution" et Zahra Ali, 2011, "Féminisme islamiques" de Zahra Ali), ou la thèse de Hanane Karimi "Assignation à l'altérité radicale et voies d'émancipation : étude de l'agence des femmes musulmanes françaises", soutenue en 2019 à Strasbourg. [2] Harchi, Kaoutar, je n'ai qu'une seule langue et ce n'est pas la mienne. Les candidats à l'examen. 2016, Paris. Fayard. [3] Canut, Cécile. "À bas la francophonie !" "De la mission civilisatrice du français en Afrique à sa mise en discours postcoloniale", Langue française , vol. 167, no. 3, 2010, pp. 141-158. [4] Dakhlia, Jocelyne. "Mémoire des langues", La pensée de midi , vol. 3, no. 3, 2000, p. 40-44. [5] D. Mahfoudh, A. Mahfoudh, "Mobilisations des femmes et mouvement féministe en Tunisie". Nouvelles Questions Féministes(vol. 33), p. 14-33. DOI : 10.3917/nqf.332.0014. [6] A ce sujet, voir Bentouhami-Molino, Hourya. Race, Cultures, Identités. Une approche féministe et postcoloniale. Presses Universitaires de France, 2015. [7] A ce sujet, voir les travaux de Hela Yousfi sur les mouvements sociaux et son article "Utopian sovereignty for Arab countries ? Monde Diplomatiquedu 12 février 2019 [8] El violador eres to, "The rapist is you", collectif féministe chilien. [9] Chaml, "inclusion", Chouf, "regarde", Falgatna, "on en a marre", Ena zeda, "moi aussi". Mariem Guellouz est maîtresse de conférences en sociolinguistique à l'Université de Paris, performeuse/danseuse et directrice des Journées chorégraphiques de Carthage à Tunis. Son travail porte sur les pratiques linguistiques (discours féministes/haineux) et les esthétiques liées aux pays arabes, plus particulièrement à la Tunisie. Elle travaille sur la construction du corps des interprètes arabes et musulmans, en particulier le corps des femmes artistes dans les discours nationalistes, coloniaux et postcoloniaux. Elle est également active dans les luttes féministes et LGBTQI en Tunisie. Sélima Kebaïli est docteure en sociologie et chercheuse au Centre d'études sur le genre de l'Université de Lausanne. Elle a publié plusieurs articles dans des revues scientifiques sur la mobilisation sociale et le féminisme dans le monde arabe. Elle a également donné des cours à l'EHESS sur le genre et l'intersectionnalité et a participé et organisé plusieurs conférences sur ces thèmes et d'autres dans les domaines de la sociologie politique et de la sociologie du droit.
Dans sa rage, il peut réduire un être humain en pièces
Mais le passage du fouet le ramène au silence. Mariem Guellouz et Sélima Kebaïli
aux institutions internationales restent ambivalentes. Le récent partenariat entre Asswat Nissa et l'Institut français de Tunisie - qui a offert ses murs à une fresque lors d'un événement autour de #MeToo - est un exemple des enjeux de pouvoir et de légitimation des mouvements féministes à travers les organisations internationales.