Censure du milieu artistique soutenant la Palestine

12 avril, 2024
Six mois après le début de cette maudite guerre, les voix pro-palestiniennes sont toujours censurées. L’auteur affirme que « La Palestine est devenu le plus grand défi de notre ère pour la liberté d'expression et ses limites. ».

 

Hassan Abdulrazzak

 

« L’histoire de la persécution des écrivains est aussi longue que l’histoire de la littérature elle-même. Tout ces efforts pour nous censurer, nous affamer, nous contrôler et nous anéantir prouvent que quelque chose d’important se passe. Les forces culturelles et politiques peuvent balayer tout ce qui n'est pas 'sûr', tout art non approuvé par l'État". Toni Morrison a écrit ces mots dans Burn This Book, un recueil d’essais sur la censure auquel elle a contribué et qu’elle a édité. Son essai semble aujourd'hui plus pertinent que jamais face à la censure à laquelle fait face le génocide à Gaza.

Human Rights Watch a publié un rapport en décembre 2023 dans lequel ont été identifiés six formes de censure de la Palestine utilisées par Meta (Facebook), dans au moins 100 cas : suppressions de contenus, suspension ou suppression de comptes, défense d'interagir avec le contenu, interdiction de suivre ou d'identifier des comptes, restrictions sur l’utilisation de fonctionnalités telles qu’Instagram/Facebook Live, et le « shadow ban », un terme qui désigne une diminution soudaine de la visibilité des publications, des stories ou du compte d’un individu. Dans plus de 300 cas, les utilisateurs n’ont pas pu trouver de solution et n'ont pas eu de réponses de la part de Meta.

Une enquête menée par Business for Social Responsibility et commandée par Meta a révélé que la modération du contenu de l’entreprise en 2021 (c’est-à-dire deux ans avant le début du massacre actuel) « semble avoir eu un impact négatif sur les droits humains des utilisateurs palestiniens », affectant directement « la capacité des Palestiniens à partager des informations et des idées sur leurs expériences».

Cette censure s’est également étendue au domaine artistique.  J’ai eu le privilège d'écrire une pièce intitulée And Here I Am, sur la vie de l’acteur et metteur en scène palestinien Ahmed Tobasi, qu’il a lui même interprétée. La pièce raconte l’histoire d'Ahmed,né à Jénine en Cisjordanie,et son passage à l’âge adulte.  Lors de la deuxième Intifada alors qu’il n'est qu'un jeune homme, il se fait emprisonner par Israël. C'est après sa libération, qu'il trouva sa véritable vocation d’acteur et d’interprète. Lorsqu'il rencontra Juliano Mer-Khamis, le fondateur du Freedom Theatre qui lui enseignera le pouvoir de la résistance à travers l’art. Juliano sera ensuite été assassiné devant son théâtre.

La pièce a été jouée dans de nombreux pays, faisant face à plusieurs reprises à la censure. Celle-ci a récemment été annulée par le maire de Choisy-le-Roi, dans la banlieue sud-est de Paris. Elle avait été annulée juste avant à Singapour. Et lors de la première au Caire, un censeur du gouvernement s'était déplacé en moto pour nous exiger très poliment d'effacer certaines lignes juste au moment où Ahmed montait sur scène. Comme Ahmed Tobasi n’est pas non plus autorisé à entrer aux États-Unis, la pièce n’y a pas encore été jouée.

Cela semble presque banal à dire, mais les histoires peuvent sauver des vies. En racontant leurs histoires, on a souvent reussit à changer le regard des sociétés sur beaucoup de communautés marginalisées et méprisées.


Ahmed Tobasi en concert dans And_Here_I_Am avec l’aimable autorisation Freedom_Theatre
Ahmed Tobasi jouant dans And Here I Am in Jenin (avec la permission du Freedom Theatre).

Ahmed Tobasi est aujourd’hui le directeur artistique du Freedom Theatre. Le théâtre est victime de nombreuses attaques israéliennes, destructions de leurs biens et détentions du personnel. Malgré tout, il resiste et fonctionne toujours, nominé récemment au prix Nobel de la paix.

Plus récemment à Manchester, le lieu culturel HOME a annulé un événement intitulé « Voices of Resilience : Celebration of Gazan Writing », sous pretexte de « problèmes de sécurité ». Ils ont déclaré être un « espace politiquement neutre ». Mais nous avons rapidement su que l'annulation faisait suite à une lettre qu’ils avaient reçue du Conseil représentatif juif du Grand Manchester et de la région (JRC). La lettre, que le CCR a fait circuler sur X, niait qu’un génocide ait lieu à Gaza et que seuls les événements du 7 octobre doivent être qualifiés de génocide. La lettre visait ensuite l’un des orateurs de l’événement : Atef Abu Saif, le ministre de la Culture de l’Autorité palestinienne, qui, selon la lettre, « s’est engagé dans une négation choquante et antisémite de l’Holocauste ». Ils écrivent : « Le 22 août 2022, Atef Abu Saif écrivait dans Al Ayyam, le deuxième plus grand journal palestinien, une chronique défendant le négationnisme de l’Holocauste auquel le président palestinien Abbas s’était livré le 16 août 2022 en Allemagne comme étant la vérité. »

Cela a piqué ma curiosité et j’ai décidé de rechercher l’article incriminé et de le traduire (avec l’aide de l’actrice, dramaturge et activiste Yasmeen Audisho Ghrawi). Il est vrai que l’article s’ouvre et se termine par la mention de Mahmoud Abbas. Cependant, l’article contient également ce paragraphe crucial :

Les crimes d'Hitler contre l’humanité ne peuvent être pardonnés ou tolérés. Bien que l’histoire ait été témoin de nombreux incidents douloureux, ces crimes sont sans précédent dans l’histoire. Ce qui a été fait aux Juifs, les brûler sur la base de la religion est l’une des pires atrocités de l’histoire, tout comme chaque génocide commis dans différentes époques de l’histoire occidentale. C’est un fait que nous, palestiniens, n’avons pas nié et que nous ne nierons jamais. Nous sommes un peuple qui souffre d’injustices, de massacres, de meurtres et de déplacements. Nous ne pouvons pas accepter quelque chose de semblable et le dire est quelque chose de juste.

D’après la lettre du JRC, on n'aurait jamais cru que l’article d’Abou Saïf contenait un tel paragraphe. Après avoir partagé la traduction de l’article d’Abu Saif, un journaliste de Middle East Eye m’a demandé d’écrire un article sur cet incident. Cependant, lorsque ce journaliste a présenté l’histoire à son rédacteur en chef, celui-ci a répondu : " Le problème c'est que l’article [d’Abu Saïf] défend les déclarations de Mahmoud Abbas... Ce serait un plaisir qu’Hassan écrive quelque chose, mais pas sur cette question en particulier."

Ce qui n’a pas été mentionné par le rédacteur en chef de Middle East Eye ou du JRC, c'est qu'après tout ces commentaires sur Abbas, y compris de la part d'intellectuels palestiniens, il s'est excusé d'avoir tenu des propos antisémites. Dans un reportage de la chaîne Al Arabiya à ce sujet, des Palestiniens se demandent quand est-ce qu'ils recevront des excuses de la part d'Israël pour tout ce qu'ils ont fait subir.

Comma Press, l’un des organisateurs de l’événement et éditeur du nouveau livre d’Abu Saif, Don’t Look Left : A Diary of Genocide, a publié sur son site Web :

Comma Press et l’auteur réfutent absolument les allégations d’antisémitisme. Dans une interview récemment, Abou Saïf avait reconnu que : « L’Holocauste fut l’un des moments les plus sombres de l’histoire de l’humanité. » Ni Comma Press ni l’auteur n’ont été approchés ou n’ont eu l’occasion de se défendre par le MEN (Manchester Evening News) ou le CCR.

HOME a pris la décision d’annuler l’événement sans consulter Comma Press. Mais ce ne fut qu'un détonnant qui témoignera par la suite la puissance de la résistance.

Une lettre ouverte rédigée par le dramaturge James Harker avec le soutien d’Artists for Palestine UK a été diffusée le 1er avril 2024 condamnant l’annulation. Il a été signé par de nombreux praticiens du théâtre, y compris moi-même. La lettre indiquait : « HOME prétend être « un espace politiquement neutre ». Mais rester neutre face à un génocide, nommé ainsi par des experts juridiques, y compris des spécialistes de l’Holocauste. Permettre la violence de l’occupation, de l’oppression et du meurtre. Annuler un événement en raison de l’origine ethnique et de la nationalité de ses participants est une discrimination, contredit directement l’engagement de HOME en faveur de la lutte contre le racisme, de l’égalité et de la diversité. Parmi ceux qui ont signé cette lettre, se trouvait l’actrice Maxine Peake qui participait à cet évènement, attirant l’attention de la presse.

Des artistes visuels exposés chez HOME dans le cadre de l’Open Exhibition 2024, ont retiré leurs œuvres le 3 avril. Des photos et des vidéos postées sur X montraient des artistes enroulant des peintures et parlant devant une grande banderole sur laquelle on pouvait lire « HOME Manchester : stop à la censure des Palestiniens ». Les artistes exposants ont écrit une lettre ouverte qu’ils ont lue : « Si la neutralité politique est la position avec laquelle HOME souhaite aller de l’avant, alors nous envisageons que les murs de votre galerie soient nus, vos écrans de cinéma et vos scènes vides. L’expression artistique est intrinsèquement politique. Il suffit de regarder le travail de l'Open pour s’en convaincre.

Le Arab British Centre, dont le festival de cinéma SAFAR devait avoir lieu à HOME, a contacté l’organisation et a exprimé sa profonde déception face à l’annulation de l’événement pour Gaza et a informé HOME que leur partenariat pourrait être rompu si ils ne revenaient pas sur leur décision.

Le Tara Theatre, dont la production Silence, sur l’impact dévastateur de la partition de l’Inde, doit être présentée à HOME à la fin du mois d’avril, a publié cette déclaration : « Nous avons contacté HOME pour avoir plus de détails sur leur décision et avons proposé d'accueuillir l'événement. Nous avons déjà organisé un événement en solidarité avec le Freedom Theatre et mis en scène des monologues de Gaza avec Ashtar Theatre en 2023. »

La déclaration de Tara Theatre est intervenue après que HOME ait finalement cédé et annulé sa décision le 4 avril 2024. Ils ont présenté des excuses sur leur site Web, déclarant : « Nous regrettons que cela ait eu des répercussions d’une telle portée. » Il s’agit d’une victoire importante dans la lutte contre la censure palestinienne au Royaume-Uni.

Malheureusement, la liste des œuvres artistiques en lien avec la Palestine censurées est beaucoup trop longue pour que nous puissions toutes les citer. La censure a été particulièrement flagrante en Allemagne, où la culpabilité pour l’Holocauste a abouti à un terrible amalgame entre la critique d’Israël et l’antisémitisme. Parmi les événements annulés, se trouvent : la Foire du livre de Francfort qui a reporté indéfiniment une cérémonie de remise de prix à Adania Shibli, une écrivaine palestinienne acclamée qui vit à Berlin. Ainsi que le Théâtre Maxim Gorki, l’un des théâtres les plus prestigieux de la ville, qui a annulé une pièce primée sur les Israéliens et les Palestiniens à Berlin, ce qui a conduit plusieurs intellectuels et artistes à annuler à leur tour leurs collaborations. Le théâtre a declaré :« L’attaque de l’organisation terroriste Hamas contre Israël nous place du côté d’Israël ».

Peut être que cette victoire avec HOME inversera la tendance au Royaume-Uni. Arcola Theatre a eu le courage de programmer des œuvres qui critiquent la censure, comme le prochain spectacle Cutting the Tightrope : the divorce of politics from art, auquel je contribuerai dans une courte pièce. Un producteur basé au Royaume-Uni rassemblera des archives pour documenter tous les cas de censure sur la Palestine. Peut-être que le fait de rassembler tous ces éléments dans un seul endroit incitera les institutions à réfléchir à deux fois avant de censurer un travail. La Palestine est devenu le plus grand défi de notre ère pour la liberté d'expression et ses limites.


J.M. Coetzee, romancier et essayiste sud-africain-australien, avait raison d'écrire dans Giving Offense : Essays on Censorship que « dans la pratique... ce sont les mêmes censeurs qui patrouillent les frontières de la politique et de l’esthétique.

Il a poursuivi : « Au début des années 1990, un changement instructif s’est produit dans le discours public en Afrique du Sud. Les Blancs, qui pendant des siècles avaient ne s'étaient jamais soucier de ce que les Noirs pensaient d’eux ou comment ils les appelaient, commencèrent à réagir avec susceptibilité et même avec indignation d'être appellés colon. L’un des chants de guerre du Congrès panafricaniste a touché une corde particulièrement sensible : « UN COLON, UNE BALLE ». Les Blancs ont souligné la menace pour leur vie contenue dans le mot « balle », mais c’est « colon », je crois, qui les a le plus dérangé. 

Il n'en est pas moins de l'indignation autour de la phrase « De la rivière à la mer, la Palestine sera libre ». Prononcée depuis bien longtemps lors de manifestations sans commentaires ni censure, elle suscite maintenant beaucoup trop d'engouement. Il est peut-être trop optimiste de penser que le régime sioniste est à bout de souffle, comme l'était le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Mais reprenons ces mots de Toni Morrison, « les efforts pour nous censurer, nous affamer, nous contrôler et nous anéantir sont des signes clairs que quelque chose d’important s’est produit. » Et cela signifie que nous avons le devoir de ne pas abandonner.

 

Hassan Abdulrazzak, d'origine irakienne, est né à Prague et vit à Londres. Sa première pièce, Baghdad Wedding (2007) a été mise en scène à Londres et diffusée sur BBC Radio 3. The Prophet (2012) est basée sur des entretiens approfondis au Caire avec des révolutionnaires, des soldats, des journalistes et des chauffeurs de taxi. Dhow under the Sun (2015), avec 35 jeunes acteurs, a été mis en scène à Sharjah, aux Émirats arabes unis. La même année, Love, Bombs and Apples a été créée au théâtre Arcola dans le cadre du festival Shubbak. And Here I Am, l'histoire de la vie d'un combattant palestinien devenu artiste, a également fait partie du Festival Shubbak 2017. Abdulrazzak a interviewé d'anciens détenus et des experts en droit de l'immigration et en droit pénal pour The Special Relationship (2020). Il a récemment terminé une comédie musicale sur l'industrie de l'armement. Il est titulaire d'un doctorat en biologie moléculaire et travaille actuellement à l'Imperial College de Londres.

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