Le Caire 1941 : Extrait de « Ce pays qui te ressemble »

27 décembre 2020 -

 


Un roman sur l'Égypte, A Land Like You, chez Seagull Books.

Un roman sur l'Égypte, Ce pays qui te ressemble, tiré de Seagull Books.

Le roman historique de Tobie Nathan, A Land Like You, , dont l'action se déroule au Caire dans la première moitié du XXe siècle, juxtapose des personnages historiques décrits avec réalisme - dont le roi Farouk, Gamal Abdel Nasser et Anwar Sadat - et des personnages de fiction imaginés avec brio. Le principal d'entre eux est Zohar Zohar, une jeune fripouille aux formes changeantes, née de deux résidents pauvres de l'ancien quartier juif de la ville, Haret al-Yahud. Dans le passage extrait ici, Zohar réunit ses deux amis les plus proches pour préparer ce qui deviendra d'abord une aventure amoureuse, puis un partenariat commercial improbable.

De la déclaration Balfour en 1917 à la révolution des officiers libres en 1952, Ce pays qui te ressemble explore les forces et les tensions qui transformeront le Moyen-Orient. Et dans les trois personnages de Joe, Nino et Zohar, Tobie Nathan suggère trois possibilités pour les Juifs égyptiens dans les années 1940 : Sioniste ; nationaliste égyptien ; et survivant apolitique, fidèle uniquement à un maître spirituel inconnu. Bien que, comme le dira plus tard Zohar : « L'Égypte est ma mère, la matrice de toutes mes pensées ». —Joyce Zonana, traductrice

Khamis al-Ads Cul-de-Sac

Extrait de A Land Like You, un roman de Tobie Nathan
Seagull Books, 2020
traduit par Joyce Zonana

1941. TROIS ANS AVAIENT PASSÉ. Les cheveux d’un noir profond, méticuleusement séparés par une raie sur le côté à la mode anglaise, de grands yeux noirs, un peu exorbités, toujours étonnés…À seize ans, Zohar était devenu un beau jeune homme à l’élégance raffinée. Il était vêtu de ces pantalons à fronces, montant bien plus haut que le nombril et dont la mode avait été lancée par les films d’Hollywood, et de légères chemisettes au col ouvert, toujours immaculées. Aux pieds, ses chaussures bicolores, qui ne le quittaient guère, cliquetaient leurs fers sur les pavés de la ‘hara. Car même si nul ne savait où il passait ses nuits et ses journées, il lui arrivait certains soirs de rentrer dormir dans l’épicerie de l’oncle Élie, sur ce petit lit que ses parents avaient installé près du leur.

Il avait continué à fabriquer et à vendre ses cigarettes ; son commerce devenait de jour en jour plus florissant, surtout depuis qu’il avait étendu son offre, ajoutant au tabac des produits moins licites. Une nuit… Une nuit de travail où il parcourait la ville à la recherche de clients, il fit une rencontre qui allait se révéler décisive pour son existence.



Le Caire central en 1941 (photo avec l'aimable autorisation de Micky Salem)

Le Caire central en 1941 (photo avec l'aimable autorisation de Micky Salem)


Non loin de ‘Haret el Yahoud, dans le quartier karaïte de Khoronfesh, filait une minuscule impasse aux petits immeubles insalubres appelée Khamis-el-‘Ads… Là, dans la maison du karaïte Samouel, vivait la famille Cohen, qui n’était pas karaïte, pourtant, mais aussi pauvre que les autres locataires, musulmans, coptes, karaïtes ou rabbanites. Le père, Gaby Cohen, qui travaillait chez l’horloger Moussa Farag, s’était usé les yeux sur les mécanismes des montres de tout le quartier pendant près de cinquante ans. Il était décédé au tout début de la guerre, le jour où l’Allemagne avait envahi la Pologne, le 1er septembre 1939, au petit matin. Il était mort trop jeune, sans doute, à peine âgé de soixante ans, laissant une femme éplorée, cinq enfants d’un premier mariage, déjà adultes, et trois d’un second. Le plus âgé des trois s’appelait Abraham ou Albert – mais cela n’avait pas d’importance puisque tout le monde l’appelait Nino.

À la mort de son père, alors qu’il était âgé de dix-sept ans, Nino était déjà en deuxième année de médecine, à l’université Fouad-Ier, rue Kasr-el-‘Aini. Un intellectuel, assurément, car, plus encore que par ses études, il était passionné de lecture. Il lisait indifféremment dans trois langues, en arabe surtout, mais aussi en français et en anglais. Dans le même immeuble habitait un jeune homme de grande taille, impressionnant de beauté, le bien nommé Gamal. Cet étudiant en droit, de quatre ans son aîné, lui avait longtemps servi de mentor, lui prescrivant les livres et l’incitant à penser la vie en termes politiques. Militant nationaliste enflammé, il lui avait fait découvrir les biographies de Kamal Atatürk et de Bismarck, les oeuvres de Karl Marx et de Paul Lafargue, mais aussi le poète Ahmed Chawki et les romans de Tewfik el Hakim. Gamal, qui avait rejoint l’École d’officiers, se faisait plus rare, mais il réapparaissait le temps d’une permission, et ils poursuivaient tous deux leur interminable discussion sur l’avenir de l’Égypte.

Gamal était persuadé que d’Égypte, la mère des mondes, naîtrait une ère nouvelle où les Arabes,ces damnés de la terre, reprendraient enfin leur place parmi les nations. Nino, qui partageait ses idéaux, le questionnait sur le rôle qu’y joueraient les Juifs. Gamal répondait qu’en Égypte il n’y avait pas de Juifs, seulement des Égyptiens et des étrangers. Et il reprenait une nouvelle fois l’explication : la pauvreté du peuple provenait de l’exploitation éhontée de ses ressources par les étrangers, les Anglais en premier lieu, mais aussi les Français, les Turcs et tous ces vautours impérialistes qui s’abattaient sur le pays. La nouvelle Égypte serait celle des Égyptiens. Sa voix sortait, puissante ; il parlait bien, il parlait vrai, il parlait pour le peuple. Il émanait de Gamal une telle conviction, une telle autorité, que Nino n’osait lui avouer que lui, égyptien pourtant depuis des temps immémoriaux, n’avait aucune nationalité – ni Égyptien ni étranger : apatride.

Depuis la mort de son père, les revenus de la famille Cohen s’étaient réduits comme peau de chagrin, si bien que Nino trouva à s’employer chez Assiouty, le pharmacien de la rue Nazmi, comme préparateur. Il y travaillait la journée, fabriquant des pommades et des lotions, et étudiait la nuit. Pour se tenir en éveil, il avait pris l’habitude de fumer du haschisch. À la différence de ses condisciples qui fréquentaient les fumeries de la rue Champollion ou de la rue Ma’rouf, il fumait seul, chez lui, des cigarettes qu’il roulait de manière automatique, sans lever les yeux de ses planches d’anatomie. Une nuit, alors qu’il était parti dans les rues à la recherche de l’herbe, il tomba sur Zohar qui patrouillait place Suares, non loin du consulat d’Italie, sous l’immeuble Bentzion. Nino était tellement maigre qu’il semblait atteint d’une maladie grave, ses petits yeux, cachés derrière d’épaisses lunettes, son cou flottant dans une chemise au col trop large. Il faisait peine à voir.

– Qu’as-tu donc, mon frère ? l’aborda Zohar. Ta tête cherche les vapeurs de la nuit, mais tes pieds ne savent où la mener. J’ai ce qu’il te faut, la pâte qui ouvre les chemins de l’esprit, la poudre bleue qui fait scintiller les yeux, ou bien préfères-tu la confiture qui te rend plus amoureux que le lion…

Frappé par le bagout du jeune homme, Nino sourit. Et c’est un autre visage que vit alors Zohar, celui de l’intelligence et de la joie. Nul ne pouvait résister au sourire de Nino.           

– Et qu’est-ce qui me conviendrait, docteur la Fumée ?

– Pour commencer, de la verte, bien fraîche, tout droit venue des champs du Delta, et ta semaine sera verte. Ensuite, tu saupoudreras ta Craven A de bleu et tu vogueras sur un océan de vérité. Lorsque tu fermeras les yeux, une femme nue aux longs cheveux viendra s’asseoir sur tes genoux et ses fesses danseront entre tes cuisses. Voilà ce qu’il te faut, mon frère…

Ils marchèrent le long du nouveau pont qui s’appelait maintenant Qasr-el-Nil en devisant. Découvrant un garçon intelligent et débrouillard qui n’avait pas fait d’études, Nino entreprit de convaincre Zohar de passer son bachot. L’autre était heureux de rencontrer un jeune homme qui aimait parler, discuter, démontrer, argumenter… Nino parlait de l’Égypte, Zohar des Juifs ; le premier se propulsait dans l’histoire, le second chantait les origines. Nino expliquait à Zohar les raisons de sa pauvreté, quatre-vingt-quinze pour cent des terres appartenaient à quelques familles richissimes, qui les louaient à des fellahs, des paysans qui ne parvenaient même pas à en tirer de quoi payer le loyer exigé. « Regarde ! Je ne suis pas pauvre ! répondait Zohar, qui tirait des liasses de billets de ses poches. – Tu es pauvre ! répondait Nino. Tu es pauvre et tu ne le sais pas. Tu es pauvre parce que tu es tout seul. » Et Zohar éclatait de rire, expliquant qu’il n’était pas seul, bien au contraire ! Il était un éclaireur ; l’explorateur mandaté par la grande famille Zohar pour découvrir la nouvelle société d’Égypte. Et lui, il la saisissait là même où les gens ne pouvaient résister, là où ils étaient devenus les esclaves de leur seul plaisir. « Quelle drôle d’idée, s’insurgeait Nino, le plaisir est le chemin de l’aliénation.» Et Zohar ne comprenait pas le mot. AlorsNino le lui expliqua. Être aliéné, c’est perdre ses forces, ce qui constitue la spécificité de son être, au profit d’un tiers. Les fellahs sont aliénés car toutes leurs forces ne servent qu’à enrichir les riches propriétaires terriens. Les ouvriers sont aliénés, parce que leur travail épuisant ne sert qu’à enrichir le propriétaire de leur usine. Est-ce qu’il avait déjà vu un fellah riche ? Ou bien un ouvrier ?… Non ! Personne n’en a jamais vu ! Ils sont aliénés. Le fruit de leur travail leur est confisqué. Est-ce qu’il comprenait cela ? Et le peuple d’Égypte est aliéné, car les bénéfices de l’activité du pays s’en vont ailleurs, chez les étrangers, les Anglais, les Français…


Yahya al-Hub, réalisé par Mohammed Karim, affiche originale de l'époque, avec Mohammed Abdel Wahab et Leila Mourad.

Yahya al-Hub, réalisé par Mohammed Karim, affiche de film originale de l'époque, avec Mohammed Abdel Wahab et Leila Mourad.

« Moi, je n’ai qu’un seul patron ! » répliqua Zohar… et Nino l’interrompit :

– Tu crois que tu es ton propre patron ? Tu imagines que le bénéfice de ton travail te revient ? C’est cela que tu crois ?

– Non ! trancha Zohar, non ! Je n’ai qu’un seul patron et je ne le connais pas.

Nino resta interloqué devant l’étrange réponse de son compagnon de nuit. Il lui acheta de la verte, le serra contre lui en un geste affectueux et lui dit seulement : « Je t’aime, mon frère ! » Et ils marchèrent côte à côte, se tenant par la main, jusqu’à l’hôtel Shepheard, qui restait ouvert toute la nuit. C’est là qu’ils se séparèrent, se promettant de s’y retrouver une nuit prochaine.

Zohar rencontra souvent Nino la nuit, parfois pour son commerce, parfois pour le seul plaisir de la discussion. Durant cette année 1941, la guerre fit irruption au Moyen-Orient. Conformément à l’accord signé en 1936 avec le jeune roi Farouk, l’Égypte avait été contrainte d’accueillir les contingents britanniques. Le Caire grouillait de militaires, des Anglais, bien sûr, mais aussi des Australiens, des Néo-Zélandais, des Indiens, des Polonais, des Français de la France libre… Dans les quartiers riches, il y avait maintenant plus d’étrangers que d’Égyptiens. Il fallut nourrir, vêtir, loger, distraire tous ces hommes, d’autant plus avides qu’ils étaient séparés de leur famille et confrontés aux angoisses du combat. Les bars surgirent comme des champignons, les night-clubs et les bordels s’abattirent sur la ville en tintinnabulant. Le commerce connut une expansion extraordinaire, les sterlings, les shillings s’accouplaient avec les piastres et les dollars. Tout se vendait, à prix d’or, qui plus est, et en devises !… Des vieux pneus de vélo aux faux bijoux, des casseroles éculées aux automobiles d’un autre âge. Les prix grimpaient plus vite qu’un singe poursuivi par une panthère. Le marché officiel en faillite, le marché noir explosait.

Le trafic de Zohar devint florissant, maintenant qu’il avait renoncé aux cigarettes, trop encombrantes, et procurait aux militaires toutes sortes de substances, depuis le haschisch dont le cours avait atteint des sommets jusqu’à des poudres plus rares qu’il se procurait par l’entremise de Nino et de ses relations avec les pharmaciens. Devenu riche du jour au lendemain, Zohar poursuivait son travail solitaire, passant ses nuits à courir les night-clubs et les bars d’hôtel, ici pour se procurer la marchandise, là pour l’écouler. De nombreux officiers britanniques recouraient à ses services ; il eut ses entrées dans les clubs fermés de la capitale, le White’s, le Saint-James ou l’Automobile Club.

Sous la conduite de Gamal, Nino rencontrait des militaires égyptiens de plus en plus hostiles à la présence anglaise. On l’avait admis dans des réunions où l’on complotait… contre les Anglais, contre le roi, aussi ; où l’on préparait diverses formes de révolution, communiste, socialiste, musulmane. Imprégné de leurs idées, Nino en venait à souhaiter la victoire des forces de l’Axe, des Italiens qui occupaient l’Éthiopie, une partie de la Somalie et surtout la toute proche Libye, des Allemands, dont les armées commençaient à débarquer en Cyrénaïque. Et il avait parfois des phrases étranges, qui faisaient sursauter Zohar, des phrases telles que : « Si nous, Égyptiens, nous parvenions à signer un accord secret avec les Allemands, une fois les Anglais chassés, l’Égypte serait enfin indépendante… »

Zohar était profondément opposé à ces idées, en premier lieu parce que le départ des Anglais signerait la chute de son commerce. Et puis il y avait toutes ces histoires qui circulaient, la haine viscérale, animale, délirante des Allemands… Avait-il envie de se retrouver dans un camp de concentration en tant que Juif ? Et Nino lui répondait : « Il n’y a pas de Juifs, rien que des exploiteurs et des exploités… » Et la discussion reprenait, la même, toujours… Zohar aimait cette discussion qui lui rappelait les ratiocinations sur les interdits alimentaires du rav Bensimon.

C’est durant cette même année 1941, en mars, quelques jours après l’annonce des victoires du général Rommel et de son Afrikakorps en Libye, que Zohar présenta Joe di Reggio, son ami de toujours, à Nino Cohen, qu’il surnommait « le Professeur ». « Tu vas voir, lui avait-il dit, son sang est léger, comme le sirop d’orgeat, et il est aussi savant qu’un rabbin. Un professeur… »

Durant ces trois années, Joe avait emprunté un tout autre chemin. L’année qui précédait son bachot, il s’était soudain passionné pour le sport, le tennis et le polo, qu’il pratiquait sur le terrain du Gezirah Sporting Club, mais surtout le basket, pour lequel il avait rejoint le Maccabi, un club sioniste, qui tentait de transmettre ses idéaux à la jeunesse juive. Là, il fit partie d’une équipe de haut niveau, mais il apprit aussi les chants de la résistance juive à l’occupant britannique et commença à rêver de combats pour la création d’une nouvelle patrie. Cette orientation soudaine déplaisait profondément à ses parents – à son père qui détestait les idées socialistes des colons juifs de Palestine ; à sa mère, proche des communistes, du moins en pensée, qui ne pouvait comprendre une lutte de libération pour les seuls Juifs. Elle, qui était plusieurs fois millionnaire en livres sterling, appelait de ses voeux une révolution issue des masses populaires qui instaurerait justice et égalité pour tous les peuples – et non pour un seul ! Les saillies politiques de la baronne provoquaient leur petit effet dans les salons, et autour d’elle planait un parfum de scandale.

Un soir donc, ils se retrouvèrent tous les trois au Shepheard, Joe le sioniste, Nino le communiste et Zohar, qui n’était rien que Zohar, Zohar Zohar.

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Professeur émérite de psychologie à l'Université Paris VIII, Tobie Nathan est l'auteur d'une douzaine de romans et de nombreuses études psychanalytiques. Né dans une famille juive du Caire en 1948, Nathan a dû fuir son pays avec sa famille après la révolution égyptienne de 1957. Formé en France, Nathan est un praticien pionnier de l'ethno-psychiatrie et fonde en 1993 le Centre George Devereux où il travaille principalement avec les migrants et les réfugiés. En 2012, il a reçu le prestigieux Prix femina de l'essai pour son mémoire, Ethno-Roman, sur sa vie d'immigré juif égyptien en France. L'édition originale française de Une terre comme toi a été présélectionnée pour le prix Goncourt en 2015.

 

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