Benjemy : L'inclassable DJ tunisien

16 janvier 2023 -

Dans lequel Sarah Ben Hamadi rencontre une figure clé de l'underground culturel tunisien.

 

Sarah Ben Hamadi

 

Parmi les DJ les plus acclamés de la scène underground tunisienne, DJ Benjemy mêle piano, électro, percussions orientales et textes poétiques. Il est en même temps auteur-compositeur et prépare un doctorat en littérature moderne. Benjemy, de son vrai nom Ahmed Ben Jemia, est un artiste aux multiples facettes.

Benjemy est tombé amoureux de la musique dès son plus jeune âge. "Ce sont ces rencontres qui ont nourri mon amour pour la musique", confie-t-il. Sa cousine lui fait écouter The Prodigy (groupe britannique de musique électronique) à l'âge de huit ans. "J'ai eu le coup de foudre, littéralement. C'était certainement ma première rencontre avec la musique." D'autres découvertes ont suivi, entre autres grâce à sa mère : "Elle me faisait écouter Stevie Wonder et Charles Aznavour tous les matins, en allant à l'école, se souvient-il, et cela a dû nourrir en moi l'amour de la musique."

Ahmed Ben Jemia alias DJ Benjemy, à Tunis.

D'une enfance baignée d'influences multiples, on le ressent dans sa musique aujourd'hui. "C'est un peu cliché de dire que j'écoute de tout, mais je peux vous assurer que je n'ai aucun problème à me réveiller avec du Booba et à dormir avec du Wagner. Et cet éventail de styles, aussi varié soit-il, a certainement un impact sur ma musique."

Et de fait, la musique de Benjemy est inclassable. Son spectacle "Sinouj", par exemple, est une fusion instrumentale éclectique entre musique populaire et musique soufie. Commencé en solo par un spectacle original dans une mine abandonnée de Djerissa (nord-ouest de la Tunisie), il l'a enrichi en invitant des artistes de genres différents, donnant ainsi lieu à un spectacle aussi original qu'envoûtant.

Pour son premier album sorti en 2020, Incipit, il multiplie les collaborations en explorant des genres et des univers différents. On retrouve entre autres un beau numéro de "Kont Ghalet" ("Je me suis trompé"), avec le rappeur Kaso. "L'idée principale était d'évoluer entre différents genres musicaux", explique-t-il. "Le rap a souvent été une musique dans ma vie et l'idée d'inviter un rappeur sur mon disque me semblait essentielle."

 

 

Durant l'été 2022, Benjemy a présenté son nouvel album Sueurschaudes sur la scène du prestigieux festival de Hammamet. " Participer à un festival qui a plus de 50 ans, être aux côtés de Marcel Khalifa ou Lotfi Bouchnak, c'est avant tout un honneur pour moi " déclare Benjemy avec fierté, tout en avouant son anxiété avant le spectacle. "J'avoue que les semaines précédant le concert ont été assez stressantes, mais j'ai vraiment eu la chance de travailler avec une équipe très talentueuse. Cela rend le travail plus facile."

Sur la scène en plein air de l'amphithéâtre romain surplombant le golfe de la ville côtière de Hammamet, et devant près de 1000 personnes, Benjemy a lâché son spectacle ; une odyssée sonore futuriste en 13 parties, se déroulant en 2089. Avec un format hybride, incluant vidéo et texte, il a transporté un public majoritairement jeune - des Tunisiens venus assister à une escapade sonore hors du temps.

 

 

Conscient que son succès dans les clubs renforce bien plus son image de DJ que celle d'auteur-compositeur et de musicien, l'artiste de 33 ans espère que cette performance contribuera à changer la perception. "Les gens confondent parfois mon travail de DJ et mes créations en tant que compositeur. Je préfère les séparer, honnêtement... J'espère que ce concert aura permis aux gens de remettre en question les clichés que l'on peut faire de la musique électronique en Tunisie ; qu'au-delà du clubbing, la musique électronique peut offrir bien plus : un récit, une immersion."

Une immersion non seulement musicale, mais aussi littéraire. Doctorant en lettres modernes, Benjemy a travaillé sur le dramaturge, essayiste et poète français Antonin Artaud. Attiré par son texte "Pour en finir avec le jugement de Dieu", l'artiste a senti "qu'il y avait une brèche possible ; quelque chose à découvrir." Intrigué par ce personnage à la fois "fascinant et un peu enfant maudit", il y travaille pendant son séjour artistique au Centre Intermondes de La Rochelle, en France. Le résultat est un spectacle musical et littéraire intitulé "En chair et en sons", qui retrace le parcours d'un poète qui ne peut exister que par la création.

 

 

Avec ses créations musicales, Benjemy réussit à associer les deux univers qui l'animent. "Je garde toujours un lien avec la littérature à travers les spectacles que je crée. C'est très important pour moi de renouer avec la littérature sous une nouvelle forme", affirme-t-il. "Ces tentatives sont pour moi une manière de faire vivre une certaine littérature qui me passionne - non pas pour la vulgariser en soi, mais pour lui donner un moulage accessible et la rendre plus contemporaine."

 

 

Alternant musique traditionnelle et électronique, mêlant poésie et techno, avec des textes en arabe et en français, tissant musique et arts visuels, Benjemy ne cesse d'innover dans ses créations, et de faire évoluer sa musique. " Ce n'est pas toujours facile de trouver le mélange parfait. La cohérence, quand on utilise des éléments divers et variés, n'est pas simple mais j'essaie quand même. Je pense qu'au-delà de ça, que j'utilise le Chaâbi, la musique soufie, le Mezwed (folklore tunisien), ou la techno, celui qui prête l'oreille saura toujours déceler la fine ligne qui dynamise toute ma musique ", explique-t-il.

De plus en plus sollicité dans son pays et à l'étranger, le musicien n'a pas cédé à la tentation de quitter son pays, malgré la vague de départs de jeunes que connaît la Tunisie dans un contexte économique et politique difficile. "Le projet de m'installer ailleurs ne m'a jamais vraiment charmé", dit-il. "Je pense que j'ai trop d'attaches ici, et en plus, mon métier me permet de voyager de plus en plus. C'est un peu l'idéal pour moi ; pouvoir partager ma musique un peu partout tout en gardant un pied ici."

 

Sarah Ben Hamadi est une blogueuse renommée et a collaboré avec divers médias internationaux. Ses écrits portent sur des questions sociétales et culturelles dans son pays, la Tunisie, et dans le monde arabe. Active dans les organisations à but non lucratif, elle a été membre du conseil d'administration du think tank Le Labo Démocratique et membre du Pacte Tunisien. Elle est directrice de la communication basée à Tunis et tweete @Sarah_bh.

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