Alger, Algérie dans le roman "Nos richesses".

14 décembre, 2020 -


L'écrivaine franco-algérienne Kaouther Adimi<

L'écrivaine franco-algérienne Kaouther Adimi

Nos richesses, un roman de Kaouther Adimi
Traduit du français par Chris Andrews
New Directions 2020
ISBN


Nos Richesses
célèbre la dévotion chimérique et l'amour des livres en la personne d'Edmond Charlot, qui, à l'âge de vingt ans, a fondé Les Vraies Richesses, la célèbre librairie/éditeur/bibliothèque algérienne. Il a plus que respecté sa devise "par les jeunes, pour les jeunes", en découvrant en 1937 le jeune Albert Camus, âgé de vingt-quatre ans. Ses archives entières ont été détruites à deux reprises par les forces coloniales françaises, mais malgré les difficultés financières (il était désespérément généreux) et les vicissitudes des guerres et des révolutions, Charlot (souvent comparé à la légendaire libraire Sylvia Beach) a fait des Vraies Richesses un pôle culturel d'Alger.....

Née en 1986 à Alger, Kaouther Adimi vit à Paris. « Nos richesses », son troisième roman, bien que son premier en anglais, a été sélectionné pour le Goncourt et a remporté le Prix Renaudot, le Prix du Style, le Prix Beur FM Méditerranée et le Choix Goncourt de l'Italie. Adimi consacre son roman aux « gens de la rue Hamani » à Alger.

Alger, 2017

Un extrait de « Nos richesses »

Par Kaouther Adimi

Dès votre arrivée à Alger, il vous faudra prendre les rues en pente, les monter puis les descendre. Vous tomberez sur Didouche-Mourad, traversée par de nombreuses ruelles comme par une centaine d'histoires, à quelques pas d'un pont que se partagent suicidés et amoureux.


Un roman de 2020 publié par New Directions de Kaouther Adimi .<

Un roman de 2020 publié par New Directions de Kaouther Adimi .

Descendre encore, s'éloigner des cafés et bistrots, boutiques de vêtements, marchés aux légumes, vite, continuer, sans s'arrêter, tourner à gauche, sourire au vieux fleuriste, s'adosser quelques instants contre un palmier centenaire, ne pas croire le policier qui prétendra que c'est interdit, courir derrière un chardonneret avec des gosses, et déboucher sur la place de l'Émir-Abdelkader. Vous raterez peut-être le Milk Bar tant les lettres de la façade rénovée récemment sont peu visibles en plein jour : le bleu presque blanc du ciel et le soleil aveuglant brouillent les lettres. Vous observerez des enfants qui escaladent le socle de la statue de l'émir Abdelkader, souriant à pleines dents, posant pour leurs parents qui les photographient avant de s'empresser de poster les photos sur les réseaux sociaux. Un homme fumera sur le pas d'une poste en lisant le journal. Il faudra le saluer et échanger quelques politesses avant de rebrousser chemin, sans oublier de jeter un coup d'œil sur le côté : la mer argentée qui pétille, le cri des mouettes, le bleu toujours, presque blanc.

1

Il vous faudra suivre le ciel, oublier les immeubles haussmanniens et passer à côté de l'Aéro-habitat, barre de béton au-dessus de la ville.

Vous serez seul, car il faut être seul pour se perdre et tout voir. Il y a des villes, et celle-ci en fait partie, où toute compagnie est un poids. On s'y balade comme on divague, les mains dans les poches, le cœur serré.

Vous grimperez les rues, pousserez les lourdes portes en bois qui ne sont jamais fermées à clé, caresserez l'impact laissé sur les murs par des balles qui ont fauché syndicalistes, artistes, militaires, enseignants, anonymes, enfants. Des siècles que le soleil se lève au-dessus des terrasses d'Alger et des siècles que nous assassinons sur ces mêmes terrasses.

Prenez le temps de vous asseoir sur une des marches de la Casbah. Écoutez les jeunes musiciens jouer du banjo, devinez les vieilles femmes derrière les fenêtres fermées, regardez les enfants s'amuser avec un chat à la queue coupée. Et le bleu au-dessus des têtes et à vos pieds, le bleu ciel qui plonge dans le bleu marine, tache huileuse s'étirant à l'infini. Que nous ne voyons plus, malgré les poètes qui veulent nous convaincre que le ciel et la mer sont une palette de couleurs, prêts à se parer de rose, de jaune, de noir.

Oubliez que les chemins sont imbibés de rouge, que ce rouge n'a pas été lavé et que chaque jour, nos pas s'y enfoncent un peu plus. À l'aube, lorsque les voitures n'ont pas encore envahi chaque artère de la ville, nous pouvons entendre l'éclat lointain des bombes.

Mais vous, vous emprunterez les ruelles qui font face au soleil, n'est-ce pas ? Vous parviendrez enfin rue Hamani, l'ex-rue Charras. Vous chercherez le 2 bis que vous aurez du mal à trouver car certains numéros n'existent plus. Vous serez face à une inscription sur une vitrine : Un homme qui lit en vaut deux. Face à l'Histoire, la grande, celle qui a bouleversé ce monde mais aussi la petite, celle d'un homme, Edmond Charlot, qui, en 1936, âgé de vingt et un ans, ouvrit la librairie de prêt Les Vraies Richesses.

1

LE MATIN du dernier jour. La nuit s'est retirée, mal à l'aise. L'air est plus épais, le soleil plus gris, la ville plus laide. Le ciel est encombré de lourds nuages. Les chats errants sont à l'affût, les oreilles piquées. Le matin d'un dernier jour, comme un jour de honte. Les plus timides d'entre nous passent en hâte, faisant semblant de ne pas savoir ce qui se passe. Les enfants qui s'attardent curieusement sont arrachés par leurs parents.

Il y a d'abord eu un grand silence rue Hamani, l'ex-rue Charras. C'est rare, un tel calme dans une ville comme Alger, toujours agitée et bruyante, perpétuellement en train de vibrer, de se plaindre, de gémir. Et puis, le silence a fini par se briser lorsque des hommes ont abaissé le grillage sur la vitrine de la librairie Les Vraies Richesses. Oh, il ne s'agit plus d'une librairie depuis les années 1990 et depuis sa reprise par l'État algérien à madame Charlot, la belle-sœur de l'ancien propriétaire. C'est une simple annexe de la Bibliothèque nationale d'Alger. Un lieu sans nom devant lequel les passants s'arrêtent rarement. Nous continuons tout de même à l'appeler la librairie des Vraies Richesses, comme nous avons longtemps continué à dire la rue Charras au lieu de la rue Hamani. Nous sommes les habitants de cette ville et notre mémoire est la comme de nos histoires.

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Librairie Les Vraies Richesses, 2 bis, rue Hamani, Alger.

Quatre-vingt ans qu'elle résistait ! écrit sur un carnet à la couverture noire un jeune journaliste plein de zèle dépêché sur place. Il a des yeux de fouine, pensons-nous, et cela ne nous rassure pas. Cette librairie mérite mieux que ce garçon qui sent l'arriviste à plein nez. Peu de monde, ciel triste, ville triste, rideau de fer triste sur les livres, ajoute-t-il dans son carnet avant de se raviser et de barrer ville triste. Il réfléchit et son visage se plisse presque douloureusement. Il début dans la profession. Son père, propriétaire d'une grosse entreprise de plastique, a passé un marché avec le rédacteur en chef : l'embauche de son fils contre l'achat d'encarts publicitaires. Depuis nos fenêtres, nous suivons des yeux ce journaliste un peu gauche. Coincée entre une pizzeria et une épicerie, il y a l'ancienne librairie des Vraies Richesses, qui fut fréquentée par d'illustres écrivains. Il mâchouille son stylo, griffonne dans la marge. (Il y avait Camus mais qui sont les autres dont les photos sont punaisées à l'intérieur de la librairie ? Edmond Charlot, Jean Sénac, Jules Roy, Jean Amrouche, Himoud Brahimi, Max-Pol Fouchet, Sauveur Galliéro, Emmanuel Roblès… Aucune idée. Faire des recherches). Dehors, sur la petite marche où s'installait le jeune Albert Camus pour corriger des manuscrits, une plante est posée. Personne ne pense à l'emporter. Ultime survivante (ou ultime témoin ?). Cette librairie/bibliothèque était parfaitement entretenue : sa belle façade vitrée brille de mille feux (vérifier si briller de mille feux est un cliché). Il met un point et va à la ligne : Le ministère de la Culture a refusé de répondre à nos questions. Pourquoi céder une bibliothèque municipale à un acheteur privé ? Cela ne dérange donc personne que nous ne puissions plus lire, plus nous instruire ? Un homme qui lit en vaut deux. C'est ce qui est marqué en français et en arabe sur la façade vitrée de la librairie, mais un homme qui ne lit pas ne vaut rien. Il barre cette dernière phrase et continue : En ce temps de crise économique, l'État croit bon de vendre de tels lieux aux plus offrants. Depuis des années, il dilapide l'argent du pétrole et maintenant, les ministres crient : « c'est la crise », « nous n'avons pas le choix », « ce n'est pas grave, le peuple a besoin de pain, pas de livres, vendons les bibliothèques, les librairies ». L'État brade la culture pour construire des mosquées à tous les coins de rue ! Il y a un temps où les libres étaient si précieux que nous les regardions avec respect, que nous les promettions aux enfants, que nous les offrions aux êtres aimés !

Content de son ébauche d'article, le journaliste s'éloigne, carnet noir à la main, stylo dans la poche, sans un regard pour Abdallah, le préposé au prêt des Vraies Richesses que nous appelons le libraire. Ce dernier est seul sur le trottoir, rue Charras. Il mesure presque deux mètres, et même s'il doit prendre appui sur une canne en bois, il reste imposant. Il porte une chemise bleue et un pantalon gris. Un drap blanc, et coton égyptien épais, propre quoiqu'un peu jauni, est posé sur ses épaules. Le visage de l'homme est ridé, son teint pâle, sa bouche bien dessinée. Il ne dit rien. Il se contente de fixer la grande vitrine de ses immenses yeux noirs, pénétrants. C'est un taiseux Abdallah, un être plein de fierté qui a grandi en Kabylie, à une époque et dans un pays où on ne parle pas de ses sentiments. Pourtant, si le journaliste avait pris le temps de l'interroger, le vieil homme lui aurait peut-être raconté de sa voix à l'intonation grave, apaisante, ce que représente ce lieu pour lui et pourquoi il a aujourd'hui le cœur brisé. Oh, il n'emploierait pas cette expression de « cœur brisé », il utiliserait d'autres mots. Il privilégierait des émotions teintées de colère, tout en tenant bien serré autour de lui ce drap blanc qu'il ne quitte jamais. Mais le journaliste est déjà loin. Il sifflote dans son bureau et tape frénétiquement sur son clavier. Il ne se rend pas compte que ses sifflotements agacent ses collègues qui échangent des regards entendus.

Rue Hamani, ex-rue Charras, la lumière grise du soleil d'hiver peine à éclairer la rue. Les commerçants ouvrent leurs magasins et prenant leur temps, rien ne presse. Boutique de lingerie, épicerie, restaurant, boucherie, salon de coiffure, pizzeria, café… Nous saluons Abdallah d'un signe de tête ou d'une légère pression sur le bras. Nous savons ce qu'il ressent. Qui n'a pas vécu un dernier jour, ici ? Des enfants traversent la rue sans respecter les passages piétons récemment repeints, peu soucieux des conducteurs de grosses voitures françaises, allemandes, japonaises — défilé international —, qui klaxonnent. Les lycéens portent des sacs à dos tagués par les copains, fument, flirtent. Les petits garçons sont vêtus de blouses bleues boutonnées jusqu'au cou et les petites filles de tabliers roses. Ils crient, s'interpellent, rient, chuchotent. Un écolier bouscule Abdallah, bredouille des excuses et levant bien haut la tête pour tenter de croiser le regard de cet homme si grand, avant de filer vers sa sœur aînée qui lui hurle de se dépêcher s'il ne veut pas une claque. « Vous êtes de sales morveux », vocifère une femme à la grosse tête et aux cheveux attachés à la va-vite sur la nuque. Équipée d'un balai et d'un seau d'eau grise à l'odeur chimique, elle frotte le trottoir. L'un des enfants lui fait un bras d'honneur. « Tu vas voir », répond-elle et vlan, elle lui balance son seau d'eau sale. L'enfant tente de l'éviter mais le bas de son pantalon en toile beige est tout de même éclaboussé. Il clame, menaçant : « Je le répéterai à ma mère ! », et s'enfuit en direction de l'école. La rue est de nouveau calme, étrangement sombre. Les commerçants scrutent le ciel, anxieux. Nous ne sommes pas habitués à l'absence du soleil. « L'hiver sera dur, il emportera beaucoup de miséreux avec lui », affirme Moussa, le gérant de la pizzeria, voisin des Vraies Richesses. Il est connu dans tout le quartier pour sa générosité et sa tache de naissance en forme de continent africain sur le visage.

Appuyé sur sa canne, Abdallah pense que c'est le premier matin depuis vingt ans où Moussa ne le rejoindra pas avec un café noir. Abdallah lui a toujours interdit l'accès aux Vraies Richesses avec une boisson, effrayé à l'idée qu'il puisse tacher les livres. Il sait qu'en fin de journée une petite fille accompagnée de sa mère viendra choisir des livres pour la semaine. Jupe rose, gilet blanc, chaussures vernies, une couette sur le côté. Elle trouvera porte close.

Avant, nous pouvions apercevoir Abdallah, à travers la vitrine éclatante de propreté, s'affairant, se battant contre des fourmis rouges. Parfois, des adolescents du quartier attendait qu'il ait le dos tourné pour lui chaparder des livres, mettant le bazar dans son rangement. Il laissait faire, déclarant à Moussa en haussant les épaules : « Bah, si ça leur permet de lire, ces gamins… » Son ami savait que les jeunes revendaient les livres sur un marché aux alentours mais n'osait pas en parler à Abdallah.

Dans le quartier, nous aimons bien ce vieil homme solitaire. Que pouvons-nous raconter sur lui ? Nous ignorons son âge. Il ne le sait pas lui-même. Il est présumé né. Lorsque Abdallah est venu au monde, son père était en France où il travaillait comme ouvrier dans une usine du Nord. Personne n'est allé déclarer sa naissance. Depuis, le libraire trimballe des papiers avec « présumé né » en guise de date d'anniversaire. Son âge, on le devine à sa canne, à ses mains qui tremblent plus qu'avant, à sa manière de tendre l'oreille, à sa voix qui est devenue plus forte.

Sa femme est morte, pendant la décennie noire, juste avant l'arrivée d'Abdallah rue Hamani. Quand ? Où ? Nul ne peut répondre à ces questions. Il n'est pas d'usage, ici, d'interroger un homme sur sa femme qu'elle soit vivante ou morte, belle ou laide, aimée ou haïe, voilée ou non. À notre connaissance, il n'a qu'un enfant, une fille qui s'est mariée en Kabylie.

Quand Abdallah a commencé à travailler aux Vraies Richesses, nous avons mesuré pour lui la librairie : sept mètres de largeur sur quatre de longueur. Il s'amusait à tendre les bras et disait qu'il pouvait presque toucher les murs. À l'étage, auquel on accédait grâce à un escalier raide, il a installé un matelas de fortune et deux couvertures bien chaudes car les lieux n'ont jamais été chauffés. Il a aussi fait l'acquisition d'un réchaud électrique, d'un minuscule réfrigérateur et d'une lampe d'appoint. Il faisait se ablutions et lavait ses vêtements dans le cabinet de toilette de la librairie.

Auparavant, il avait travaillé dans un bureau de la mairie, où il était chargé de tamponner les papiers. Il apposait son tampon sur toutes sortes de documents, jour après jour. Heureusement, ses collègues l'aimaient bien et prenaient le temps de discuter
. En 1997, après le décès de son épouse, il est transféré, à sa demande, à la librairie et reçoit un document stipulant qu'il y restera jusqu'à l'âge de la retraite. Ce qu'il a finalement fait. Mais il avait été oublié. Personne n'est venu le remplacer. Incapable d'abandonner les lieux et n'ayant aucun projet ni aucun endroit où aller, il est resté sans jamais se plaindre ni dire un mot à personne.

Voilà tout ce que nous savons sur cet homme.

Et un jour, les premiers courriers officiels sont arrivés, l'informant de la vente du local du 2 bis rue Hamani au profit d'un industriel et de la fermeture prochaine des Vraies Richesses. Il a pensé naïvement pouvoir convaincre les représentants de l'État de l'importance de maintenir ce lieu ouvert. Il a téléphoné au ministère de la Culture mais personne ne lui a répondu. Le numéro de téléphone était occupé en permanence et il n'y avait pas moyen de laisser un message car le répondeur était saturé. Il s'est déplacé pour entendre le gardien lui rire au nez. À la bibliothèque nationale, on l'écouta longuement avant de le raccompagner à la porte sans un mot, sans une promesse. Lorsque le nouveau propriétaire est venu visiter Les Vraies Richesses, Abdallah lui a demandé ce qu'il comptait faire de la librairie. « La vider entièrement, virer ces vieilles étagères, repeindre les murs pour permettre à l'un de mes neveux d'y vendre des beignets. Il y aura tous les types de beignets possibles : au sucre, à la pomme, au chocolat. Nous sommes proches de l'université, il y a un gros potentiel. J'espère que vous serez l'un de nos premiers clients. »

Nous avons accouru, alertés par les cris, pour trouver le propriétaire en train de se relever et d'épousseter son costume. Abdallah tonnait, en brandissant le poing, qu'il ne laisserait pas détruire la librairie de Charlot. Le propriétaire a ricané : « C'est toi le Charlot. » Il ne revint pas mais les courriers continuèrent d'affluer, rappelant à Abdallah qu'il devrait bientôt s'en aller. Il les montrait aux jeunes avocats du quartier, ceux qui, le midi, mangeaient des pizzas en forme de carrée dans le restaurant de Moussa. Ces derniers secouaient la tête et tapotaient l'épaule du libraire. « On ne peut rien contre l'État, tu le sais bien, el hadj, et puis ce n'est pas une librairie, juste une petite annexe de la Bibliothèque nationale. Tu reconnais toi-même que personne n'y vient. Combien as-tu d'adhérents ? Deux ou trois, n'est-ce pas ? Pourquoi veux-tu te battre pour si peu ? Tu es vieux, abandonne. Laisse-les prendre ce minuscule local, tu ne peux pas t'y opposer », affirmaient-ils.

« Alors, ils peuvent tout vendre ? Une librairie aujourd'hui, un hôpital demain ? Et moi, je dois juste me taire ? »

Les jeunes avocats, mal à l'aise, ne répondaient pas et se contentaient de commander une autre pizza accompagnée d'une limonade.

La veille de la fermeture, Abdallah a fait un malaise. Son cœur battait fort et semblait prêt à sortir de son torse, c'était certain. L'homme a réussi à ouvrir la porte de la librairie avant de tomber sur le seuil. Il avait un voile devant les yeux. Il a entendu des bruits de pas qui couraient. Des pas qui s'éloignaient. D'autres qui s'approchaient. Il pensa à la casserole d'eau qui se mettrait bientôt à frémir à l'étage. Il a levé les yeux vers la grande photo du créateur des lieux accrochée au plafond, Edmond Charlot. Abdallah s'est imaginé être en train de mourir. Des enfants l'entouraient et, à en juger par la lueur tremblotante dans leurs yeux, eux aussi pensaient la même chose.

Moussa n'avait pas le téléphone, il s'était toujours méfié de la technologie. Quand il a entendu des cris, il a posé la cafetière chaude sur la table sans se préoccuper de la trace qu'elle laisserait sur la toile cirée. Il a saisi sa canne et est sorti pour découvrir l'attroupement. L'ambulance n'arrivait pas assez vite. Des jeunes du quartier ont porté Abdallah dans la fourgonnette de l'épicier et l'ont conduit à l'hôpital. Ils retenaient comme ils pouvaient ce vieux gardien des livres en invoquant Dieu, le premier et le dernier vers qui on se tourne ici. Abdallah ne réussissait pas à reprendre son souffle. Il était agité par des convulsions et semblait chercher de l'air, les yeux exorbités. La fourgonnette bringuebalante filait à toute allure sur les routes d'Alger, évitant les trous, les dos-d'âne et les chiens errants. Le médecin a soigné le vieil homme comme on le ferait d'un animal qu'on ne va pas tarder à piquer et lui a conseillé de quitter Alger. « Cette ville a ses propres règles, vous ne pouvez pas vous y opposer, cela finira par vous tuer. Partez, vous n'avez plus rien à faire ici. »

Abdallah est retourné à la librairie. Enveloppé dans son drap blanc, il s'est couché sous la mezzanine des Vraies Richesses. Juste avant de s'endormir, il a repensé à sa première nuit ici, à son incrédulité de se retrouver dans un pareil lieu, lui qui n'avait pas pu aller à l'école avant l'indépendance du pays et qui avait appris à lire l'arabe à la mosquée, et le français, oh le français, bien plus tard et difficilement.

Depuis la fermeture, Abdallah dort dans une minuscule loge attenante à la pizzeria voisine. C'est là que sont stockés la farine, la levure, les cageots de tomates, les bidons d'huile et les bocaux d'olives. Maintenant, il y a aussi un matelas en éponge et quelques coussins. Moussa héberge clandestinement son ami à l'insu du propriétaire. Le reste du temps, le libraire est planté sur le trottoir, le drap blanc jeté sur les épaules, la main appuyée sur sa canne en bois. Il a les yeux humides et toute la ville a honte d'avoir saccagé ainsi les dernières années de cet homme.

Nous nous relayons pour faire en sorte qu'il ne manque de rien. Les avocats ne déjeunent plus dans le quartier par peur de tomber sur lui et sur ses nombreuses questions auxquelles ils n'ont pas envie de chercher de réponses.

Et une nuit, alors que des jeunes du quartier refaisaient le monde en bas des immeubles, Ryad, vingt ans, est arrivé avec en poche la clé des Vraies Richesses.

Née en 1986 à Alger, Kaouther Adimi vit à Paris. Nos richesses, son troisième roman, mais le premier publié en anglais, a été sélectionné pour le Goncourt et a remporté le Prix Renaudot, le Prix du Style, le Prix Beur FM Méditerranée et le Choix Goncourt de l'Italie. Elle s'est installée à Paris en 2009. Elle a notamment publié L'Envers des autres, Des pierres dans ma poche, Le Sixième Œuf et Les petits de Décembre.

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