L'art algérien à l'occasion du 60e anniversaire de l'indépendance de l'Algérie

9 mai, 2022 -
"La dernière phrase/The Last Word", hommage à Hélène Cixous, par Tarek Benaoum pour l'Institut des cultures d'islam au 19 rue Léon à Paris (photo courtoisie de Thea Yazli).

 

Alors que l'année 2022 marque le 60e anniversaire de la fin de la guerre d'Algérie et de l'indépendance du pays, au moins trois musées français et de multiples galeries célèbrent l'histoire du pays et les artistes algériens ce printemps, parmi lesquels l'Institut du monde arabe (IMA) et l'Institut des cultures d'islam à Paris, ainsi que le Mucem à Marseille. Notre chroniqueur a vu les expositions à Paris et à Marseille.

 

Melissa Chemam

 

De l'exposition de l'IMA, "Algérie mon amour", par Baya, "Musique" (1974) © Donation Claude et France Lemand, 2019 (courtoisie de l'IMA).

"Algérie mon amour - Artistes de la fraternité algérienne, 1953-2021" à l'Institut du Monde Arabe (IMA) à Paris est sûrement l'une des expositions les plus riches et les plus médiatisées du pays. Elle a ouvert ses portes le 18 mars et sera visible jusqu'au 31 juillet 2022. Les œuvres exposées sont issues de la collection algérienne du musée de l'IMA, composée de 600 œuvres d'art moderne et contemporain, encore enrichie en 2018, 2019 et 2021 par les dons des collectionneurs Claude et France Lemand. Claude Lemand a lui-même coordonné l'exposition avec deux autres commissaires, Nathalie Bondil et Éric Delpont.

Selon eux, cette exposition est "un chant de douleur de la terre et du peuple algérien colonisé et martyrisé." Pour Claude Lemand en particulier, c'est "le chant de la culture et de l'identité algérienne niée et déracinée. C'est aussi le chant de la liberté et de l'espoir, le renouveau de la créativité artistique et littéraire et l'annonce d'une renaissance, nécessaire et tant attendue. 'Algérie mon amour' est l'expression de l'amour que tous les artistes portent à l'Algérie, les artistes de l'intérieur et plus encore ceux de l'extérieur, tous ces créateurs de la diaspora qui peuvent dire, avec Abdallah Benanteur : 'L'Algérie est en moi, seuls mes pieds l'ont quittée ; mon esprit rôde en permanence parmi mon peuple'."

L'exposition rassemble 300 œuvres de 18 artistes, la plupart actifs au 20e siècle et certains jusqu'à aujourd'hui. Parmi eux, on retrouve Baya Mahieddine, Zoulikha Bouabdellah, Kamel Yahiaoui, Rachid Koraïchi, Abdallah Benanteur, Abderrahmane Ould Mohand, ou encore Halida Boughriet. "Algérie mon amour" comprend principalement des peintures, mais aussi quelques sculptures, dessins, livres, photographies et vidéos. La plupart des artistes exposés ont vécu principalement en Algérie ; d'autres ont également vécu en France, comme Denis Martinez, né en Algérie en 1941 de parents français, et installé en France depuis 1994. L'aîné est le peintre non-figuratif Louis Nallard, né en 1918, et le plus jeune, El Meya, n'a que 34 ans.

De tous les peintres exposés, peu sont connus du grand public français, ce qui rend l'exposition riche et unique. Le plus reconnu est sans doute Baya Mahieddine, dit simplement Baya, dont les œuvres auraient influencé jusqu'à Henri Matisse et Pablo Picasso.

"Femmes d'Alger" de Souhila Belbahar, inspiré par Delacroix, ca 1962, techniques mixtes sur papier, 54 x 88 cm. Donation CFL (courtoisie de l'IMA).

Née Fatma Haddad en 1931, orpheline à l'âge de cinq ans, elle a dû très tôt travailler comme domestique à Alger. Artiste totalement autodidacte, elle peint dès l'adolescence des paysages, des portraits, des illustrations florales et animalières aux couleurs et aux formes flamboyantes, qui la font rapidement remarquer. En 1943, le sculpteur Jean Peyrissac montre ses peintures au collectionneur français Aimé Maeght, qui décide d'organiser sa première exposition dans sa galerie parisienne, avec un catalogue préfacé par le poète surréaliste André Breton. "Je parle, non pas comme tant d'autres pour déplorer une fin mais pour promouvoir un commencement et sur ce commencement Baya est reine", écrit-il. "Le début d'un âge d'émancipation et de concorde, en rupture radicale avec le précédent et dont l'un des principaux leviers est pour l'homme l'imprégnation systématique, toujours plus grande, de la nature." Baya n'a alors que 16 ans. Elle rencontre Georges Bracque et Picasso, avant de retourner en Algérie où elle épouse le musicien El Hadj Mahfoud Mahieddine. La naissance de leurs six enfants lui impose une pause dans sa carrière, mais elle reprend la peinture dans les années 1960. Trois de ses tableaux figurent dans l'exposition, au centre de la salle principale, rayonnant de créativité.

Une autre femme artiste se distingue par la qualité des œuvres présentées : Souhila Bel Bahar. Née en 1934 à Blida, dans une famille de brodeurs, elle a d'abord été formée à la couture à Alger, entre 1949 et 1952, puis est devenue une artiste autodidacte. Elle commence la peinture de chevalet à l'âge de 17 ans, inspirée par les œuvres de Delacroix, Renoir, Corot et Picasso.

Parmi les autres artistes à la carrière internationale, citons le peintre et graveur non figuratif Mohamed Khadda (1930-1991) et Abdallah Benanteur (1931-2017), imprégné de culture arabe, connaisseur de la peinture européenne, également nourri de l'imaginaire des poètes du monde entier.

"Anzar, prince berbère sous la pluie", Denis Martinez, 2001, acrylique sur toile, 200 x 300 cm, (courtoisie de l'IMA).

Les photographies de Halida Boughriet, née en France en 1980, se distinguent également, offrant des portraits de femmes kabyles matriarches dans des intérieurs familiaux très familiers aux Algériens. Et au septième étage, on trouve une installation monumentale de Kamel Yahiaoui.

L'ensemble de "Algeria My Love" forme une collection éclectique, et une belle présentation historique du groupe d'Alger des années 1930, des artistes de l'entre-deux-guerres et de l'après-indépendance, ainsi que de quelques grands noms contemporains, même si les grands noms algériens qui ont émergé en Europe depuis les années 2000 - Djamel Tatah, Bruno Boudjelal, Zineb Sedira, Kader Attia, Adel Abdessemed, Mohamed Bourouissa ou Neïl Beloufa - brillent par leur absence.

L'ensemble met en évidence les liens transméditerranéens de ces artistes, mais leurs œuvres les plus politiques et anticolonialistes ne sont malheureusement pas représentées.

L'exposition est accompagnée d'un riche cycle de conférences et de rencontres, intitulé "2022. Regards sur l'Algérie à l'IMA". Et l'IMA expose également ce printemps l'excellent travail en Algérie du photographe français Raymond Depardon, des clichés datant principalement de 1961 et 2019, dans une exposition réalisée en collaboration avec l'écrivain algérien Karim Daoud, intitulée "Son œil dans ma main." 

 


 

Pendant ce temps, à Marseille, le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (Mucem) propose une exposition unique avec "Abd el-Kader" (du 6 avril au 22 août), consacrée au héros de la résistance anticoloniale algérienne et à l'histoire de 130 ans de colonisation.

Portrait d'Abd el Kader à cheval par J. Delton, vers 1865 (avec la permission du Mucem/ANOM, Aix en Provence).

L'exposition, artistique mais surtout historique, retrace les étapes de la violente conquête française de l'Algérie, lancée en 1830 par la Monarchie de Juillet, et qui rencontra à l'époque l'opposition des troupes d'Abd el-Kader jusqu'en 1847, et ce notamment à travers les peintures d'Emile-Jean-Horace Vernet, dit Horace. L'exposition montre également comment la France a trahi sa promesse de libérer l'émir après sa défaite, et de le laisser se réfugier en terre d'Islam, ainsi que les différentes controverses nées en France de ces événements. 

Plusieurs textes et enregistrements relatent l'admiration de plusieurs écrivains français pour le courage et l'honnêteté de l'émir, dont Victor Hugo, qui le surnomme "l'émir réfléchi, farouche et doux", Arthur Rimbaud, qui le surnomme dans un poème peu connu "le petit-fils de Jugurtha", et Gustave Flaubert, qui écrit que le mot "émir" ne doit être utilisé "que lorsqu'on parle d'Abd el-Kader".

Près de 250 ouvrages et documents sont réunis pour mettre en contexte la grandeur et la popularité croissante de l'émir à travers l'Europe, jusqu'à son départ définitif pour la Syrie. On y trouve des documents provenant de collections publiques et privées françaises et méditerranéennes, dont les Archives nationales d'outre-mer, la Bibliothèque nationale de France, les Archives nationales, le château de Versailles, le musée de l'Armée, le musée d'Orsay, le musée du Louvre, la Chambre de commerce et d'industrie d'Aix-Marseille et la Piscine de Roubaix.

Selon les commissaires, Camille Faucourt et Florence Hudowicz, "le Mucem a depuis longtemps manifesté la volonté d'explorer et d'exposer l'histoire des relations entre les différentes rives de la Méditerranée, et c'est évidemment le cas pour ce qui concerne le Maghreb et particulièrement l'Algérie", comme l'exposition précédente du Mucem "Made in Algeria" (2016), ou le cycle de rencontres "Algérie-France, la voix des objets", qui se tient depuis cinq ans.

L'idée de cette exposition sur l'émir est née il y a quelques années, lors d'une rencontre entre le père catholique Christian Delorme, qui nourrit depuis longtemps un intérêt pour la figure d'Abd el-Kader, et le président du Mucem, Jean-François Chougnet. "Ils se sont vus à Amboise, le lieu de captivité de l'émir, en 2019", expliquent les commissaires de l'exposition, et "le projet est né à ce moment-là."

L'exposition tombe à point nommé pour les Marseillais, qui commémorent l'anniversaire de l'indépendance de l'Algérie, et pour les passionnés d'histoire. 

Du 5 au 7 mai, le Mucem a également proposé un programme intitulé "Algérie - France, la voix des objets", avec un concert en plein air du groupe Acid Arab et Benzine, et des rencontres et débats avec la participation d'auteurs, d'historiens ou de personnalités franco-algériennes tels que Benjamin Stora, Salem Brahimi, Lyes Salem, Ahmed Bouyerdene, Raphaëlle Branche, Christian Phéline, Faïza Guène, Magyd Cherfi, Slim, et Jacques Ferrandez.

Avec ces deux expositions, l'IMA et le Mucem consacrent de beaux espaces à l'histoire culturelle algérienne, dans une année particulière, marquée par de nombreux débats sur le passé commun de la France et de l'Algérie. Ces deux institutions culturelles françaises sont bien sûr attendues sur cette question, puisqu'elles sont spécialisées dans le monde arabe et la Méditerranée. Les artistes algériens n'ont pas encore conquis les grands espaces culturels français, tels que le Louvre ou le Musée d'Orsay, mais ces deux événements, denses et largement produits, pourraient bien susciter un plus grand intérêt pour les artistes algériens à travers le pays.

 

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