L'Algérie et Albert Camus

6 juin, 2022 -
Le 5 juillet 2022, l'Algérie a célébré le 60e anniversaire de son indépendance vis-à-vis de la France. En ce qui concerne l'Algérie, l'écrivain et prix Nobel Albert Camus reste une figure problématique qui est aujourd'hui à la fois revendiquée et rejetée par les intellectuels et les artistes algériens.

Oliver Gloag

 

Camus a toujours été ambivalent vis-à-vis du colonialisme en Algérie et cette ambivalence l'a beaucoup affecté. En 1943, il a écrit dans son journal : "Algérie. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Mais j'ai le même sentiment en revenant en Algérie que celui que l'on éprouve en regardant le visage d'un enfant. Et malgré cela, je sais que tout n'est pas pur."

Pour Camus, le nationalisme algérien ne pouvait pas s'exprimer formellement aux dépens de la France ; l'indépendance de l'Algérie était hors de question.

À la fin des années 1930, Camus avait plaidé pour l'adoption du projet de loi Blum-Viollette, qui aurait accordé la citoyenneté française à une très petite minorité d'hommes arabes (quelques milliers). Tous les efforts déployés pour faire passer ce projet de loi avaient échoué dans les années 30, mais la Seconde Guerre mondiale a tout changé. Pendant l'occupation allemande, les dirigeants de la résistance française, qui cherchaient désespérément un soutien arabe, ont accepté une proposition - le Manifeste du peuple algérien - émanant de dirigeants nationalistes arabes, dont Messali Hadj, représentant le Parti du peuple algérien (PPA), le cheikh Bachir al-Ibrahimi, pour les érudits religieux musulmans, et Ferhat Abbas, pour les partisans de l'autonomie. L'objectif du Manifeste était la création d'un État algérien autonome.

Albert Camus d'Oliver Gloag : A Very Short Introduction" est publié par OUP.

Bien qu'en mars 1943, le gouverneur de l'Algérie française ait accepté le Manifeste comme base des négociations à venir, il a ensuite retiré son soutien. L'octroi initial du Manifeste avait suscité l'espoir des nationalistes algériens. Ce retrait, combiné au désespoir du peuple algérien, qui souffrait gravement des restrictions alimentaires de la guerre, a créé une situation explosive.

Au début de 1944, Charles de Gaulle, désormais à la tête du Gouvernement provisoire de la République française, le gouvernement intérimaire de la France, propose de faire passer la loi Blum-Viollette en loi. Mais, sentant la faiblesse, les dirigeants nationalistes algériens refusent. Les autorités françaises continuent à souffler le chaud et le froid : le 7 mars 1944, de Gaulle abroge unilatéralement le code de l'indigénat (bien qu'il n'y ait toujours pas d'égalité des droits de vote), mais le 25 avril 1945, il fait déporter à Brazzaville, au Congo, Messali Hadj, le leader nationaliste algérien le plus charismatique, le plus radical et le plus courageux. C'est dans ce contexte que se déroulent les émeutes du jour de la Victoire en Europe qui se terminent par les massacres de Sétif et de Guelma.

Une population algérienne qui a plus souffert des restrictions de la guerre que les Français métropolitains, une direction nationaliste qui a cru que l'indépendance était proche, un peuple qui a contribué par des milliers de ses jeunes hommes aux premières victoires françaises sur le front italien - ne peut maintenant brandir son propre drapeau pour célébrer le VE Day. La réaction des Français et des pieds-noirs est un véritable massacre qui dure des semaines ; des milliers d'Algériens sont massacrés. Elle a fait reculer de dix ans le mouvement pour l'indépendance de l'Algérie, mais elle a aussi assuré qu'à sa réapparition, les acteurs seraient plus déterminés que jamais. Le contexte de cette répression d'un mois est celui d'un État français affaibli, qui cherche désespérément à conserver son empire colonial par tous les moyens.

Bien qu'il n'ait jamais abordé en détail les massacres de Sétif et de Guelma, Camus s'est montré enthousiaste quant à l'abolition du code des indigènes et à l'adoption de facto de la loi Blum-Viollette, bien que les massacres sanglants aient montré que c'était trop peu, trop tard. Camus a fait pression pour que davantage de droits soient accordés aux Algériens après la guerre. Il souhaite que davantage d'Algériens aient accès à l'éducation et que tous les diplômés de l'école primaire obtiennent la citoyenneté française, mais il ne demande pas le droit de vote pour tous. Camus se fait l'avocat de la paix et du compromis, avec un objectif en tête : que l'Algérie reste française. Il s'adresse principalement aux autorités métropolitaines, écrivant dans la presse que le maintien de l'Algérie dans le giron de la France exige une "seconde conquête", c'est-à-dire qu'il faut gagner le cœur et l'esprit des Algériens.

Cependant, la situation exigeait de plus grandes concessions, ce dont Camus était parfaitement conscient. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il n'est plus possible d'ignorer les revendications des colonisés pour leurs droits ; ces revendications se manifestent à tous les niveaux : politique, culturel et dans la rue. Pendant cette période, la réalité coloniale longtemps refoulée a commencé à émerger lentement dans la fiction de Camus, jusqu'à ce qu'elle finisse par occuper le devant de la scène.

 

L'exil et le royaume

Dernier ouvrage de fiction publié par Camus de son vivant, L'Exil et le Royaume est un recueil de nouvelles, dont beaucoup sont imprégnées du contexte nord-africain. Certaines de ces histoires font écho à la colère de Camus contre Sartre et aux conséquences de leur querelle. Mais dans d'autres, son inquiétude croissante face à la montée du nationalisme en Algérie est omniprésente, bien qu'elle ne soit jamais abordée directement avant "L'hôte".

Photo d'archive du massacre de Sétif.

La première nouvelle, "La femme adultère", est l'histoire de Janine, la femme d'un vendeur de tissus pied-noir. Ils voyagent dans le désert - à 200 miles au sud d'Alger - afin qu'il puisse vendre ses marchandises à la population locale. Camus raconte l'histoire du point de vue de Janine - ses impressions à mesure qu'ils s'enfoncent dans ce qui semble de plus en plus être une terre étrangère. Au début, Janine décrit les Arabes comme un groupe indistinct. Elle a l'impression qu'ils font semblant de dormir ; elle n'aime pas leur silence et leur indifférence. Tout au long du récit, elle se sent éloignée des Arabes et commente leur langue, qu'elle a entendue toute sa vie mais qu'elle ne comprend pas. Elle déteste "l'arrogance stupide" d'un Arabe qui la regarde, ce à quoi son mari ajoute : "ils se croient tout permis maintenant." Ces remarques soulignent que l'abolition du code des indigènes en 1944 est une source de la peur des pieds-noirs. Il y a aussi la crainte des troubles à venir. Pendant tout ce temps, la femme a l'impression que tous les Arabes l'entourent, comme s'ils représentaient une force oppressive.

Dans la scène finale, Janine se réveille au milieu de la nuit, monte sur le balcon, regarde l'horizon et est fascinée par les forces de la nature - un moment de bonheur camusien par excellence, un moment "parfait" où "le temps s'arrête". Simultanément, les bruits de la ville arabe s'arrêtent. (Selon les mots de Camus : "Un nœud que l'habitude, l'ennui, les années avaient noué, se défaisait, lentement.") Symboliquement, les Arabes sont partis. Dans une communion intense avec la nature, Janine transcende le froid, le poids des autres, l'angoisse de vivre et de mourir. Enfin, à son retour, face à son mari dans leur petite chambre d'hôtel, elle fond en larmes. Elle a vécu un moment cathartique.

Pour Camus, ces moments symboliques de fusion avec la nature représentent un puissant rejet de l'histoire humaine. C'est le fantasme d'une Algérie atemporelle dépourvue de la plupart de ses habitants indigènes, un fantasme inchoatif qui est la seule source de félicité - ou de bonheur - véritable et intense pour le personnage, et pour Camus lui-même.

"L'hôte" est sans doute l'histoire la plus puissante du recueil. Le héros est Daru, un enseignant pied-noir. Il vit dans les montagnes d'Algérie, dans une maison qui fait office d'école. Un froid matin d'hiver, Daru est accueilli par l'arrivée sur un âne de Balducci, un policier local coriace au cœur d'or - la version de Camus du pied-noir sel de la terre qui apparaît fréquemment dans ses romans. Avec Balducci, à pied et attaché à l'âne par une corde, se trouve un Arabe local accusé d'avoir tué un parent. (Comme dans L'Étranger, l'Arabe n'est jamais nommé.) Daru est sommairement chargé d'amener l'homme aux autorités, ce qu'il répugne à faire. Mais Balducci fait de la loyauté et de l'honneur une question d'essayer de forcer la main de Daru, de le mettre sur la sellette. Camus a ressenti la même chose pendant la guerre d'indépendance algérienne, coincé entre deux parties belligérantes sans pouvoir exprimer son propre point de vue. Ainsi, le héros Daru peut être considéré comme une doublure de Camus.

Bien que Daru accepte la version de Balducci sur la culpabilité de l'Arabe, il ne veut pas le livrer aux autorités. Il ne veut pas non plus contrarier le vieil homme. Pour faire pression sur Daru, Balducci dit que la guerre se prépare, que les Arabes pourraient se soulever et qu'alors "nous serons tous impliqués". Daru ne veut pas être impliqué, mais les événements historiques le rattrapent. Daru et Balducci se disputent et finalement, à contrecœur, Daru accepte de signer une note confirmant qu'il a reçu le prisonnier, mais il ne promet pas de le livrer. Cela crée un fossé entre les deux hommes. Une fois Balducci parti, Daru se sent coupable d'avoir laissé tomber Balducci. Daru, comme Camus, est pris entre le désir d'éviter les conflits et son allégeance et sa proximité avec la communauté pied-noir.

Furieux contre l'Arabe qui a commis un meurtre et contre Balducci qui lui a ordonné de livrer le prisonnier aux autorités, Daru est pris entre deux allégeances contradictoires. Finalement, Daru fait un compromis. Il amène l'Arabe à mi-chemin de la ville et de la prison et lui dit qu'à l'est se trouve la prison et qu'au sud se trouvent les nomades qui le prendraient comme l'un des leurs. Après avoir hésité, l'Arabe part vers l'est, et Daru retourne chez lui.

Camus dépeint Daru comme un homme pris entre deux factions, mais un homme bon qui essaie d'être juste. Nous sommes censés ressentir de l'empathie pour lui, ce qui, délibérément, ne nous prépare pas au choc du dernier paragraphe. En retournant dans sa classe, Daru trouve écrit sur le tableau noir les mots de menace suivants : "Vous avez livré notre frère. Vous allez payer." Gentil, juste, mais incompris de tous, seul, pressé par les siens, menacé par les Arabes, voilà comment Camus se voyait au milieu de la lutte pour l'indépendance de l'Algérie.

Les commentateurs sont partagés quant à l'interprétation de la fin de l'histoire : l'accent est mis soit sur le fait que Daru est une figure véritablement noble (après tout, il refuse d'envoyer l'homme arabe en prison), soit sur le fait qu'il est étrange, pour un récit se déroulant à l'époque coloniale, qu'un colon soit dépeint comme une victime et le seul personnage sympathique.

 

Albert Camus, le 13 juin 1947, lorsqu'il a appris qu'il avait remporté le Prix des Critiques pour son roman La Peste.

Une trêve civile

La guerre d'Algérie, qui débute à la Toussaint 1954, affecte Camus non seulement en tant qu'écrivain, citoyen français et pied-noir, mais aussi en tant que personnage public. Deux ans après le début de la guerre, Camus se rend à Alger pour donner une conférence, un plaidoyer passionné pour la paix. C'est ce qu'on appelle son "Appel à la trêve civile en Algérie".

Il ne se faisait aucune illusion sur l'arrêt de la guerre ; son objectif était de parvenir à un accord entre les deux parties belligérantes pour mettre fin au massacre d'innocents. L'atmosphère entourant l'intervention de Camus était marquée par une hostilité provenant de milieux inattendus : le maire pied-noir d'Alger avait refusé d'accueillir la conférence, et lorsqu'un lieu a été trouvé - grâce aux organisations algériennes modérées, qui ont également organisé la sécurité - il a pu entendre les cris hostiles de la foule pied-noir dans la rue : "Mort à Camus ! Mort à Mendès-France (premier ministre français, 1954-5, qui était en faveur de la fin des guerres coloniales) ! Vive l'Algérie française !" Finalement, la conférence est écourtée par crainte de violences de la part des groupes pieds-noirs.

Camus a commencé son discours en condamnant immédiatement les manifestants qui voulaient le faire taire. C'était une évocation émouvante de ses motivations et de sa détresse : "depuis 20 ans, j'ai fait ce que j'ai pu pour aider à la concorde entre nos deux peuples." C'était aussi un aveu d'échec : vous pouvez me chahuter, vous pouvez même vous moquer de moi, a laissé entendre Camus, mais à ce stade, l'urgence est d'éviter des souffrances inutiles.

Il tente de séparer le combat des Algériens pour la justice de leur combat pour l'indépendance, qu'il qualifie d'"ambitions étrangères" qui ruineraient définitivement la France. S'agit-il d'une référence à l'Union soviétique ? Dans le contexte de la guerre froide, le spectre de la prise de pouvoir par l'Union soviétique était un argument classique des partisans des puissances coloniales pour justifier le maintien du contrôle sur une colonie. Le cœur du discours était le suivant : pour Camus, le nationalisme algérien ne pouvait pas être autorisé à s'exprimer formellement aux dépens de la France ; l'indépendance algérienne était hors de question. Continuez, et ce sera la guerre perpétuelle, a dit Camus à son auditoire majoritairement algérien. Son message de paix comprenait également un avertissement indirect : si vous ne négociez pas, les combats se poursuivront à l'infini.

Camus conclut en félicitant les membres de la communauté musulmane d'avoir organisé la conférence et dit à l'auditoire mixte que ce qui les anime est l'humanisme, pas la politique. Camus fait ici preuve d'une naïveté presque attachante ; en fait, le Front de libération nationale algérien (FLN) est à l'origine de la conférence. Amar Ouzegane, ami de Camus et compagnon de route du parti communiste dans les années 30, était l'un des organisateurs de la conférence. Il était également, à l'insu de Camus, membre du FLN. L'objectif était de revendiquer Camus, de le convaincre que la révolution était justifiée.

Bien des années plus tard, Ouzegane expliquera que "la trêve civile était un moyen pour nous [le FLN] d'aider les honnêtes gens, ennemis de l'injustice mais hostiles à la violence, à ouvrir les yeux et à réaliser progressivement que le FLN avait raison." Le FLN avait-il une chance de convaincre Camus ? C'était très peu probable, mais il est certain que le fait que Camus ait prononcé son discours pour la paix entouré de centaines de pieds-noirs réclamant sa mort était un pas dans la bonne direction en ce qui concerne le FLN ; pour eux, c'était un coup de relations publiques.

Ce moment est emblématique de la position ambiguë de Camus qui résulte de la combinaison de son désir sincère de paix et de son incapacité à percevoir l'ampleur de l'injustice subie par les Algériens tout au long de l'occupation française. Camus oscille entre nationalisme et humanisme, tentant désespérément l'impossible combinaison des deux.

Dans une lettre adressée à un ami proche après la conférence, Camus écrit : "Je suis revenu d'Algérie assez déprimé. Ce qui se passe renforce ma conviction. Tout cela est pour moi unmalheur personnel". Le malheur étant en français le contraire du bonheur, il s'agit pour Camus d'une tragédie, et d'un désastre personnel.

La danse (ou Femme aux instruments de musique) de Baya, 1968 gouache et aquarelle sur papier, 75 x 110 cm.

Tout au long de sa vie, Camus a refoulé ses modestes origines pied-noir de diverses manières : par le style de sa tenue vestimentaire à partir de l'adolescence, par le style et le sujet de ses trois premières œuvres majeures (thèmes universels), voire par sa focalisation sur l'Espagne, le pays qui, extérieurement, le concernait le plus d'un point de vue politique (plutôt que l'Algérie), et qui lui servait d'espace idéalisé où il pouvait combiner ses racines espagnoles avec une cause progressiste. Mais, à la fin des années 1950, alors que l'existence même de l'Algérie française est en jeu, Camus n'a d'autre choix que de s'attaquer à ses racines et de prendre parti dans le conflit en cours, comme il le fera dans son roman posthume, Le Premier Homme. C'est peut-être pour cette raison qu'il s'agit de la meilleure introduction à son œuvre, car elle fait apparaître clairement ce qui est à l'origine de son refus de l'histoire et ce qui motive sa vénération de la nature.

Ce qui émerge dans sa fiction, mais qui était jusqu'alors toujours implicite ou caché, c'est une défense émotionnelle sans fard des colons français, de l'Algérie française - c'est un coming out, un masque qui tombe : rien n'est plus important pour Camus que la présence de la France en Algérie. C'est l'histoire de la genèse cachée de ses œuvres, de ses engagements, de sa vision du monde, voire de son amour de la nature. Son dernier livre, Le Premier Homme, est le cri sincère d'un homme qui sent qu'il n'a plus rien à perdre, plus rien à cacher. C'est la clé de toutes ses œuvres.

Ce roman inachevé se déroule principalement pendant la guerre. On y sent clairement que les Algériens vont reconquérir leur pays, et des sentiments omniprésents d'anxiété, de peur et de colère de la part des colons au centre de l'histoire. Camus tente de justifier la présence française en Algérie : il fait face à la situation coloniale depuis une position sans précédent, depuis un lieu de faiblesse. La guerre est la pire crainte de Camus qui se réalise. Le roman lui-même est fortement autobiographique ; c'est l'histoire d'un pied-noir nommé Jacques Cormery, qui vit maintenant en France. (Dans le manuscrit, il s'appelle parfois Albert et Cormery était le nom de famille de la grand-mère paternelle de Camus). Un récit à la première personne de Jacques alterne avec des dialogues entre les colons et les souvenirs d'enfance de Jacques. Lorsque Jacques, qui vit à Paris, retourne dans son pays natal, il est confronté à la colère, à la peur et au ressentiment des colons face à la montée du nationalisme arabe. Le roman comporte de longs dialogues entre un colon mécontent et un colon moins intransigeant et anti-arabe, ainsi qu'un narrateur qui tente de nous faire comprendre la colère des colons.

L'un de ces dialogues a lieu lorsque Lévesque, un ami du père de Jacques, se souvient de leur service en 1905 dans l'armée française contre les Marocains. En découvrant le corps mutilé d'un soldat français - qui est longuement décrit - le père de Jacques dit à propos des combattants marocains :

"Un homme s'arrête de lui-même. C'est ce qu'un homme fait, sinon..." Et puis il s'est calmé. ...Et soudain il a crié : "Sale race, quelle race, tous, tous..."

Ce passage est conforme à de nombreux autres du roman, où la plupart des dialogues nient l'humanité des Arabes. Les actions des Arabes contre les envahisseurs français sont décrites en détail, tandis que les crimes des Européens ne sont que suggérés. La fin de ce passage est également emblématique, car elle se termine par un jugement définitif sur la race émanant de la figure du père, qui est idéalisé tout au long du roman. Son cri raciste est présenté au lecteur comme la réaction "compréhensible" d'une victime. Camus tente également d'expliquer ce que le narrateur appelle la xénophobie des colons :

Le chômage... était le mal le plus redouté [par les pieds-noirs]. Cela expliquait que les ouvriers, qui dans la vie quotidienne étaient toujours les plus tolérants des hommes, étaient toujours xénophobes quand il s'agissait du travail, accusant successivement les Italiens, les Espagnols, les Juifs, les Arabes et enfin le monde entier de leur voler leur travail - une attitude déconcertante certes pour les intellectuels qui théorisent sur la classe ouvrière, mais pourtant bien humaine et très excusable.

Camus ne conteste pas le racisme des pieds-noirs en Algérie française mais le justifie. Il utilise les préoccupations de classe (le chômage) pour expliquer la réaction xénophobe des colons. Par l'intermédiaire du narrateur, le racisme apparaît ici comme faisant partie de la nature humaine, comme une réaction compréhensible de personnages finalement sympathiques. Camus utilise ici aussi ses origines modestes comme une arme, laissant parfois entendre que ces origines lui confèrent une conscience et une authenticité qui font défaut à certains de ses autres interlocuteurs issus de milieux plus privilégiés. Il s'agit là d'une autre allusion à Sartre.

Curieusement, le principal adversaire dans cette défense de l'Algérie française n'est pas le rebelle arabe, mais la gauche anticoloniale française. Dans un autre passage révélateur, un colon propriétaire d'un vignoble arrache les vignes de sa propriété pour s'assurer que les Arabes ne pourront pas en profiter lorsqu'ils auront repris leurs terres. Lorsque Cormery lui demande ce qu'il fait, le colon répond avec ce qui se veut une ironie amère : "jeune homme, puisque ce que nous avons fait est un crime, nous devrions l'effacer".

Camus dépeint le propriétaire terrien comme un personnage tragique : un admirable travailleur, un vieux pied-noir, un de ceux "qu'on insulte à Paris". Pourtant, cette destruction des vignes renvoie à l'une des heures les plus sombres de la conquête française de l'Algérie : en 1840, lorsque les amis d'Alexis de Tocqueville, le général de La Moricière et le futur gouverneur général de l'Algérie Bugeaud, s'entendent pour faire de la destruction systématique des cultures arabes une politique visant à "empêcher les Arabes de jouir des fruits de leurs champs." Cet arrachage des oliviers et la destruction ou la confiscation des champs constituent un moment crucial de la conquête de l'Algérie par la France. Contraints de quitter ce territoire conquis, les Français détruisent à nouveau les terres cultivées, mais cette fois-ci, Camus les décrit comme les victimes d'une injustice.

Ce dernier roman inachevé, Le Premier Homme, devient une plate-forme pour l'expression du ressentiment des colons blancs. En particulier, le ressentiment contre la métropole (l'autorité centrale parisienne, mais aussi la France métropolitaine en général) est présent tout au long du roman, par exemple dans cet échange entre le personnage principal - l'alter ego de Camus, Cormery - et un fermier pied-noir qui lui dit : "J'ai envoyé ma famille à Alger [pour la sécurité] et je vais mourir ici. Ils ne comprennent pas ça à Paris". La haine du fermier envers la métropole est telle qu'il exprime plus de respect pour les Arabes qui s'opposent violemment à sa domination. Le fermier conseille à ses ouvriers arabes de rejoindre la résistance algérienne car "il n'y a pas d'hommes en France" - c'est-à-dire que les pieds-noirs perdront à cause de la faiblesse des Français métropolitains. C'est le désespoir du colon blanc, qui se sent abandonné par Paris et qui, par conséquent, se résigne à la montée de la résistance algérienne.

Un autre leitmotiv de cette œuvre est l'idéalisation d'une époque antérieure à l'existence humaine. Car Camus se voit, à travers Cormery, comme déchiré entre deux univers, l'Europe et l'Algérie, séparés par la Méditerranée :

La Méditerranée délimitait avec moi deux univers, l'un où dans des espaces mesurés les souvenirs et les noms étaient préservés, et l'autre où le vent et le sable effaçaient les traces des hommes sur de grands espaces.

C'est-à-dire que l'Algérie est le lieu sans souvenirs, sans traces d'hommes. Ici, Camus assimile une fois de plus la notion d'anonymat à l'Algérie (et donc aux Algériens) mais aussi, à l'échelle morale, à un lieu où l'histoire humaine est insignifiante - ce qui permet la négation non seulement du passé des indigènes, mais aussi du passé récent du colonialisme.

Le titre du livre est également un appel à un passé d'un autre genre. Les connotations bibliques sont évidentes, et il est intéressant que Camus ait pensé à nommer le premier personnage Adam. Cela fait partie d'un fantasme pieds-noirs ou colonialiste inexprimé mais présent : l'idée qu'aucun homme n'était présent sur cette terre avant lui - un peu comme Adam et Ève. Il s'agit d'une vision du monde qui place les colons européens et le mythe européen respectivement au centre de toutes choses. Par exemple, Camus décrit le personnage principal comme étant né "sur une terre sans ancêtres et sans mémoire ... où la vieillesse n'a trouvé aucun des secours contre la mélancolie qu'elle reçoit dans les pays civilisés ...".

Dans la quintessence de Camus, Cormery se conçoit comme faisant partie de la nature dans un long courant de conscience qui sera la fin du manuscrit :

Comme une vague solitaire, toujours en mouvement dont le destin est de se briser une fois et pour toujours, une pure passion de vivre en face de la mort totale, [il] sentait la vie, la jeunesse, des êtres lui échapper sans pouvoir rien faire pour eux et abandonnés seulement à cet espoir aveugle que cette force obscure qui, depuis tant d'années, l'élevait au-dessus des jours, le nourrissait sans mesure, égale aux plus terribles circonstances, le meublerait aussi, et de la même générosité infatigable dont elle lui avait donné ses raisons de vivre, quelques raisons de vieillir et de mourir avec révolte.

Cette "force obscure" est la pensée de Camus - avec toutes ses forces et ses limites ; cette force est à la fois un refus de l'intelligence et une régression vers la nature : il fait partie d'un tout plus grand, une vague dans la mer. Cette unité avec la nature avait auparavant aidé Camus à transcender et à échapper aux réalités coloniales. Ce n'est plus possible, et Camus plaide avec émotion pour que cette force vienne à son secours, même dans la défaite. Il se rend compte que le rêve d'un retour au "bon vieux temps" est illusoire ; son fantasme colonial des Français comme "indigènes de l'Algérie" est démantelé. La consternation de Camus est écrasante.

L'Algérie aujourd'hui (carte avec l'aimable autorisation de nationsonline.org).

 

Le rêve d'un monde régi par la nature plutôt que par la société a également été brisé dans son tout premier roman publié. En revenant à L'Étranger, nous pouvons voir que l'Arabe a été tué non seulement parce qu'il occupait l'espace privilégié de la communion de Meursault avec la mer et le soleil, mais aussi parce qu'il annonçait l'inévitabilité de la montée de l'"autre" arabe. Le Premier Homme reflète à la fois un désir inchoatif de nier cette nouvelle réalité (l'avènement de l'indépendance algérienne) et un long deuil de l'ancien ordre colonial.

Tout au long de cette œuvre finale, Camus est déchiré entre ses penchants réformistes et sociaux et son désir contradictoire de voir l'Algérie rester à jamais attachée à la France. Le texte tente donc de légitimer la colonisation de l'Algérie par la France de la manière la plus intéressante qui soit. Au lieu d'essayer de parler de la mission civilisatrice de la France (un argument classique utilisé par la France depuis des siècles), ou de la nécessité de la colonisation pour maintenir le statut de grande puissance de la France (une perspective plus nue de Realpolitik que Camus a parfois utilisée), Camus décrit les colons pied-noirs comme des révolutionnaires. Ce nouvel argument, qu'il développe dans Le Premier Homme, va être pour lui la dernière tentative de résoudre cette contradiction.

Camus écrit que les premiers colons d'Algérie ont fait partie de la révolution française de 1848. Plus précisément, il affirme qu'ils ont été victimes de la répression anti-révolutionnaire qui a eu lieu en juin de cette année-là et qu'ils sont partis en Algérie en conséquence. Cependant, les historiens contestent l'idée qu'il y ait eu une classe ouvrière française révolutionnaire en Algérie. Selon la principale autorité en la matière, l'historien Charles-André Julien (1891-1991), les ouvriers français qui ont quitté la France pour l'Algérie à la suite de la répression de juin 1848 sont devenus eux-mêmes des oppresseurs : " les ouvriers et artisans qui avaient survécu aux journées de juin 48 [...] étaient ceux qui étaient les plus impitoyables contre les Arabes. "

Camus tente ici de se réclamer des luttes révolutionnaires de 1848 pour légitimer la présence des colons français en Algérie. Ce point de vue est inhabituel pour Camus, qui rejette généralement l'histoire humaine comme cadre de référence. Cependant, pour la cause des pieds-noirs, Camus est prêt à tout défaire, même ses propres croyances et ses principes anhistoriques.

Le Premier Homme est une ode et une défense des pieds-noirs. C'est une œuvre tragique où Camus affronte pour la première fois sa contradiction et choisit résolument le camp de l'Algérie française, comme il l'écrit dans son journal en mai 1958 :

Mon travail consiste à écrire mes livres et à me battre lorsque ma liberté et celle de mon peuple sont menacées. Rien d'autre.

L'expression emblématique du choix de Camus de privilégier ses racines à la justice fut aussi son cri du cœur lors d'une conférence de presse à Stockholm, à l'occasion de l'obtention du prix Nobel de littérature. Attaqué par un militant du FLN qui lui reprochait d'épouser la cause des Européens de l'Est mais pas celle des Algériens, il a rétorqué : "Je crois en la Justice, mais je défendrai ma mère devant la Justice". C'était une réponse étrange, car elle reconnaissait implicitement que le système colonial français était injuste. En d'autres termes, la réponse de Camus était une défense de sa mère mais aussi l'admission que la cause du FLN était juste. Camus a été brisé à un niveau personnel par les événements en Algérie, comme il l'a écrit dans son journal : "... L'Algérie m'obsède. Trop tard, trop tard... Ma terre perdue, je ne vaudrai plus rien".

Camus ne pouvait pas concevoir l'indépendance de l'Algérie, ni se concevoir comme séparé de l'Algérie française. C'était sa "ligne rouge dans le sable", la frontière à ne pas franchir, le tabou ultime. L'Algérie était le joyau de l'empire colonial français, si important que les autorités françaises le considéraient comme une région de France. Il ne s'agissait pas seulement d'une conquête militaire, mais aussi d'une conquête administrative. Camus était défini et se définissait lui-même par l'Algérie coloniale et ne pouvait vivre sans elle. Pourtant, le paradoxe est que pour beaucoup d'observateurs et de lecteurs, ce qui demeure est le sentiment que Camus utilise de manière persuasive la rhétorique de l'humanisme tout en soutenant la souveraineté française sur l'Algérie. Cette contradiction a déchiré Camus de son vivant, mais l'illusion qu'il l'avait résolue demeure.

Pourtant, à un certain niveau, Camus a résolu le problème. En 1956, l'indépendance de l'Algérie étant devenue une possibilité très réelle, il a présenté une proposition de compromis plus ambitieuse. Il voulait donner aux Algériens une autonomie quasi-complète avec un système bicaméral. Il y aurait deux parlements, l'un pour les Algériens, l'autre pour les colons français, et le pouvoir serait partagé à égalité, à l'exception de deux domaines - le militaire et l'économique - qui resteraient la chasse gardée des Français. Le résultat aurait permis de déléguer l'administration quotidienne aux Algériens.

Bien que Camus ait sous-estimé l'équilibre des forces entre les parties française et algérienne, ce qu'il proposait pour l'Algérie était un compromis similaire à bien des égards à la situation actuelle de nombreuses anciennes colonies africaines françaises, qui, bien que souveraines, partagent une monnaie contrôlée par Paris, et qui devraient être le lieu d'importants intérêts économiques français ainsi que de bases militaires françaises. Ce parallèle entre la proposition de Camus pour l'Algérie et ce qui a émergé dans la plupart des pays africains francophones aujourd'hui explique en partie pourquoi il est devenu la légitimation intellectuelle de la réalité néocoloniale actuelle, et pourquoi tant de personnalités politiques et culturelles occidentales actuelles le revendiquent comme l'un des leurs.

 

Oliver Gloag est né à New York et a grandi en France. En tant que jeune militant, il s'est rendu au Nicaragua au sein d'une brigade de solidarité, a travaillé avec des familles de victimes de brutalités policières, a fait campagne contre l'expulsion d'un étudiant marocain (Jussieu Paris VII), et a été membre du comité pour la libération d'Abraham Serfaty. En tant qu'avocat à la Nouvelle-Orléans, Oliver a représenté avec succès des demandeurs d'asile d'Irak et de la RD Congo, et a été reconnu pour son travail par le maire de l'époque, Marc Morial. En tant qu'universitaire, son travail se situe à l'intersection de l'histoire, de la littérature et de la politique. Il se concentre sur les relations difficiles de la France avec son passé colonial et son présent néocolonial. Il a beaucoup écrit et parlé sur Albert Camus et Jean-Paul Sartre. Son dernier livre est Albert Camus, a very short introduction, publié par Oxford University Press.

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1 commentaire

  1. Muy buen artículo : veraz, informado, aclaratorio. Tout ce dont nous avons besoin aujourd'hui pour réfléchir sur l'Afrique.

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