Une abondance de talents du Moyen-Orient au festival d'Avignon 22

18 juillet 2022 -
MILK de Bashar Murkus, avec Firielle Al Jubeh, Eddie Dow, Samera Kadry, Shaden Kanboura, Salwa Nakkara, Reem Talhami, Samaa Wakim (photo Christophe Raynaud de Lage).

 

Nada Ghosn

 

La 76e édition du Festival d'Avignon présente cette année une riche programmation théâtrale, avec la participation exceptionnelle d'un certain nombre d'artistes du monde arabe, d'Iran et d'Afghanistan. Entre ceux qui vivent à l'étranger et ceux qui se sont réfugiés en France ou qui ont choisi de s'y installer, tous ont en commun leur engagement sur des thèmes similaires : les femmes et les minorités dans un monde globalisé et migratoire dans lequel nous luttons tous pour avancer.

"Transit" d'Amir Reza Koohestani (photo Christophe Raynaud de Lage, courtoisie du Festival d'Avignon).

Les migrants, symbole de l'absurdité du monde

Librement adaptée du roman Transit d'Anna Seghers, la nouvelle création de l'Iranien Amir Reza Koohestani En transit, produite par la Comédie de Genève, s'inspire de la mésaventure du dramaturge et metteur en scène, arrêté et détenu dans un aéroport européen il y a quelques années. Très actif en Allemagne et en France depuis 2006, Koohestani, 43 ans, vit au moins six mois par an en Iran, où il est très apprécié et où il poursuit son travail critique, dénonçant à la fois les travers de la mondialisation et les maux de la société iranienne.

Amir Reza Koohestani est né en 1978 à Shiraz, en Iran. Il a 16 ans lorsqu'il commence à publier des nouvelles dans des journaux locaux. Attiré par le cinéma, il suit des cours de réalisation et de cinématographie ; après une brève expérience d'interprète, il écrit ses premières pièces pour le Mehr Theatre Group : Et le jour n'est jamais venu (1999) et The Murmuring Tales (2000). Avec sa troisième pièce Danse sur les verres (2001), Koohestani a acquis une notoriété internationale et a obtenu le soutien de plusieurs directeurs artistiques et festivals de théâtre européens. Depuis, il a écrit et produit de nombreuses pièces. Depuis 2006, Koohestani a travaillé fréquemment en Allemagne où il a monté plus de 10 productions.

En 2018, alors qu'il se rendait au Chili pour assister à l'une de ses pièces de théâtre, Koohestani a été placé en garde à vue par la police des frontières à l'aéroport de Munich, puis renvoyé à Téhéran, au motif d'avoir dépassé de cinq jours son visa pour la zone Schengen. "Ce que j'ai pu comprendre, dans cette salle d'attente où je n'ai été gardé que quelques heures, c'est un système assez effrayant qui sait parfaitement qu'il n'est pas surveillé et qui utilise le mot déportation pour parler du sort des personnes qu'il refoule à la frontière", dit-il.

En lisant le roman de Seghers, Koohestani a reconnu le point douloureux, dont la racine se trouve exactement dans le cul-de-sac d'une zone de transit. De cette coïncidence entre son expérience et la matière du roman, il a décidé de créer une pièce de théâtre. L'histoire chevauche deux zones temporelles dans lesquelles un personnage nommé Amir, un réalisateur iranien, se retrouve parqué en 2018 dans ce qu'on appelle la "salle d'attente" d'un aéroport européen, où apparaissent d'autres personnages du roman d'Anna Seghers - déserteurs, juifs, écrivains, artistes, opposants allemands au nazisme - en transit, qui, en 1940, attendent eux aussi d'embarquer pour un voyage vers un ailleurs pour survivre.

 

"Told by My Mother", performance et chorégraphie d'Ali Chahrour (photo Candy Welz).

Les mères omniprésentes sur scène

Deux artistes libanais, Hanane Hajj Ali et Ali Chahrour, sont également présents cette année. L'effondrement économique et le soulèvement populaire du Liban en octobre 2019, suivis de la pandémie de Covid-19, puis d'une série de confinements, et enfin de l'explosion meurtrière dans le port de Beyrouth le 4 août 2020, qui a dévasté une grande partie de la ville et rendu les conditions de vie et de travail presque impossibles, occupent une place importante dans l'exposition.

Malgré cette interminable série de contretemps, depuis mars 2021, la troupe du chorégraphe Ali Chahrour est de retour dans l'espoir de sauver ce qui reste de son projet : danser les histoires intimes et les victoires des mères. Après une trilogie sur les rituels funéraires, le spectacle actuel parle d'amour. Il réunit une première pièce intitulée Layl-Night et maintenant une seconde, Du temps où ma mère racontait.

Cette dernière pièce s'enracine dans des chroniques intimes et sincères, des histoires emblématiques de mères et de leurs familles, dont certains membres sont perdus ou disparus. "Nous racontons leurs histoires pour la survie de la mémoire. Certaines familles restent pour raconter et chanter sur scène, pour préserver ce qui reste. Elles dansent pour survivre", explique-t-il.

Initialement prévu dans le cadre du 74e Festival d'Avignon de 2020 - annulé bien sûr en raison de la pandémie de Covid - le spectacle réunit Laila Chahrour la mère avec son fils Abbas, 18 ans, qui a décidé de rejoindre les rangs des combattants pour la Syrie en 2017. A leurs côtés danse Ali Chahrour dans une œuvre où sa parenté avec Laila se mêle à l'histoire de sa tante Fatima, et de son parcours pour retrouver son fils, Hassan, disparu en Syrie depuis 2013.

Hanane Hajj Ali dans "Jogging" (photo Marwan Tahtah).

Elles sont rejointes par l'actrice syrienne Hala Omran, ainsi que par les musiciens Ali Hout et Abed Kobeissy, dont l'approche musicale fait référence à l'héritage culturel des chants populaires arabes, principalement les chants des familles dans les moments de joie et de peine. Le spectacle met ainsi en scène le réseau intime des difficultés et des tragédies familiales bravées par les mères à travers leurs corps et leurs voix, leurs micro-guerres logées dans les maisons de Beyrouth et de sa banlieue.

"Je ne veux pas être enterré. Maman, je ne veux pas pourrir dans le sol. Je ne veux pas que mes yeux et mon cœur soient couverts de poussière. Je ne veux pas que quelque chose me lie à ce pays..... Je le renie",déclare le fils de Hanane, interprété par l'actrice et auteure Hanane Hajj Ali, figure de proue de la scène culturelle libanaise, dans son spectacle Jogging, choisi pour le programme In comme une consécration de sa carrière.

 

 

Hanane, une femme d'une cinquantaine d'années, fait un jogging quotidien dans les rues de Beyrouth pour lutter contre l'ostéoporose, l'obésité et la dépression. En courant, elle revisite ses rêves, ses désirs, ses désillusions. Les effets de ce quotidien sont contradictoires, car il stimule deux hormones dans son corps : la dopamine et l'adrénaline qui, tour à tour, se révèlent destructrices et constructives au cœur d'une ville qui détruit pour construire et construit pour détruire. Seule sur scène, Hanane, l'épouse et la mère, révèle son identité en incarnant différents visages de Médée, l'un dans l'autre, comme des poupées russes.

 

MILK de Bashar Murkus, avec Firielle Al Jubeh, Eddie Dow, Samera Kadry, Shaden Kanboura, Salwa Nakkara, Reem Talhami, Samaa Wakim (photo Christophe Raynaud de Lage).


Esthétique de l'après-catastrophe

Milk, une œuvre en cours du réalisateur et auteur palestinien Bashar Murkus en collaboration avec le collectif Khashabi, traite de la catastrophe. Non pas des causes d'une catastrophe, ni de son type, ni de ses conséquences, mais de la façon dont elle divise le temps en deux : l'avant et l'après. Milk se déroule dans cette faille temporelle où le temps lui-même s'effondre, s'étendant sur une période de temps indéfinie.

"Comment une catastrophe se produit-elle ? En un instant. Comment se termine-t-elle ? Jamais, ça se plie."

Bashar Murkus, né en 1992 à Kufer Yasif dans le nord de la Palestine occupée, est un metteur en scène de théâtre et écrivain palestinien basé à Haïfa. Il est membre fondateur du Khashabi Ensemble et, depuis 2015, directeur artistique du Khashabi Theatre de Haïfa, un théâtre palestinien indépendant. Ses œuvres ont été mises en scène à Bruxelles, Genk, Gand, Anvers, Berne, Dublin, Marseille, Paris, Tunis, Berlin, Hanovre et New York. Il enseigne également le théâtre et la mise en scène dans diverses institutions académiques et artistiques à Haïfa et en Europe. Depuis 2011, Murkus a dirigé près de 20 productions théâtrales, exprimant sa profonde vision artistique, politique, sociale et humaniste, offrant un aperçu théâtral intense de la culture palestinienne contemporaine.

Ainsi dans Milk, le spectateur voit d'abord une pièce vide à l'intérieur de laquelle les images s'accumulent dans un silence noir. Soudain, des corps entrent, des corps se précipitent, des corps sont transportés, des cadavres sans défense remplissent l'espace. Des hommes perdus, des femmes desséchées qui réclament le lait de leurs seins, un excès de lait que personne ne boit, des soldats qui volent le lait.

Et les corps s'entassent, emportés par les vivants qui sont épuisés. Les femmes embrassent les corps des morts et les transforment ensuite en terre. La terre s'enfonce et remplit la scène qui devient un champ, son herbe est jaune, les femmes l'arrosent de leur lait, il devient un paradis. Plus tard, le paradis sera détruit.

Une mère refuse de laisser son fils sortir de son ventre car elle a peur pour lui. Il atteint la puberté dans le ventre de sa mère, mais finit par en sortir et, dans ses premiers pas, enterre sa mère. Une mère réclame le cadavre volé de son fils, les soldats déchirent sa chair et la lapident avec, tandis que le chagrin la transforme en chien, son langage devient hurlement.

Les morceaux noirs s'empilent et deviennent une montagne, une montagne qui résiste à l'ascension, sur laquelle il est impossible de se tenir debout. Des corps descendent de sa pioche, et au-dessus, les jambes des femmes fondent et se dilatent. L'incapacité déforme les femmes. Le lait déborde de tous les côtés, le lait de la mort, pas de la naissance. Le blanc peint sur le noir, le blanc efface le noir, le blanc efface tout.


Le patriarcat à la barre

Kubra Khademi (photo Julien Pebrel).

Parallèlement aux pièces et performances d'Avignon, la Collection Lambert présente, comme chaque année, une exposition temporaire au Musée d'art contemporain d'Avignon, jusqu'au 31 août, avec Kubra Khademi, peintre et performeuse féministe afghane réfugiée en France depuis 2015, qui expose sa nouvelle série First but not Last Time in America.

Né en 1989 en Afghanistan, Kubra Khademi développe une œuvre pluridisciplinaire dont l'esthétique se nourrit autant de la poésie et de l'iconographie persanes médiévales que des pratiques artistiques les plus contemporaines, abolissant les frontières spatio-temporelles avec une extraordinaire jubilation.

Dans cette nouvelle série, Khademi crée un monde qui ressemble à une fresque, dans lequel émergent les batailles des tapisseries ancestrales, menées cette fois par des femmes. Leurs gestes héroïques sont parés de mots singuliers : La poésie persane, épique et moderne, la poésie populaire dite " sous le nombril ", mais aussi les slogans brandis aujourd'hui dans la rue par les femmes afghanes contre les talibans. Ces femmes évoluent au sein de récits mythologiques dévolus aux hommes, ou de situations qui, avec beauté et humour, s'affranchissent du patriarcat.

"Land Mine, Grenade" de "First but not Last Time in America", Kubra Khademi (courtoisie de l'artiste).

Toujours à la Collection Lambert, le festival projette Focus Iran, un film documentaire sur cinq jeunes artistes, dont quatre femmes, qui propose une rencontre parallèle avec la photographie de création, et l'image d'un pays aussi complexe qu'inattendu.

 

Femmes poètes arabes contemporaines

Le projet Shaeirat , qui signifie "poétesses" en arabe, est un programme modulaire de performances, chacune interprétée par la poétesse arabe qui l'a écrite. Ces lectures, d'une durée d'environ une heure chacune, sont finement travaillées dans leur dimension scénique et intègrent, souvent dès leur conception, la traduction française des poèmes, des versions anglaises étant également disponibles.

Soukaina Habiballah (photo Hind Alilich).

Shaeirat est envisagé comme un activisme dont la vocation est de faire entendre de nouvelles voix poétiques arabes des deux côtés de la Méditerranée. Si chacun des spectacles a sa propre vie autonome et une histoire singulière, avec des représentations réparties sur la saison dans les pays arabes, l'invitation au Festival d'Avignon 2022 constitue la naissance collective du projet.

Dans Dodo ya Momo do, Soukaina Habiballah entremêle les voix d'une grand-mère et de sa petite-fille qui se parlent à travers l'absence de la mère, et deux thèmes obsédants : le traumatisme post-colonial de la grand-mère et la dépression post-partum de la petite-fille.

Dans sa lecture, Soukaina Habiballah, parfaitement bilingue, entremêle les versions arabe et française du cycle de poèmes : comme si les deux voix alternaient dans son propre corps, sa propre psyché de poète. L'artiste sonore Zouheir Atbane crée pour cette lecture un environnement à partir d'enregistrements de berceuses marocaines immémoriales que Soukaina Habiballah a enregistrées auprès de vieilles femmes marocaines en plusieurs langues : Amazigh, Darija, Sahraoui...

Celle qui habitait la maison avant moi, Rasha Omran, 2022 (photo Mostafa Abdel Aty).

She Who Lived in the House Before Me est une série de monodrames sur le "je" d'une femme célibataire qui vit dans un appartement du centre-ville d'une mégalopole, hanté par la femme célibataire qui y vivait avant elle.

Solitude, isolement, échecs amoureux, sentiment de perte, le spectacle est un oratorio à trois voix : la voix arabe de la poétesse Rasha Omran, la voix française de la comédienne syrienne Nanda Mohammad et, dans un idiome non identifié, la voix inouïe de l'improvisatrice Isabelle Duthoit.

La poétesse Carol Sansour (photo Dirk-Jan Visser).

In the Season of Apricots de Carol Sansour est un tour de force : le cycle de poèmes semble embrasser toute l'expérience de vie d'une femme poète qui se trouve être palestinienne. On y retrouve, sans pouvoir les démêler, la vie quotidienne et la politique, les désirs, les souvenirs d'enfance, la maternité. Le souvenir insistant de la mère est comme le refrain de ce long chant finement ciselé.

(Extrait)

Je vais labourer partout et puis je vais m'en aller.
A la pression de ton âme
Et à la taverne de ton corps
Je m'enivrerai
Je m'abandonnerai à tes mains
Le temps passera
Toi et moi
Partout où nous serons

Conscient de notre profonde tristesse
Nous forçons nos corps à traverser des tunnels infinis
où le monde travaille à parfaire ses plans pour exterminer nos enfants.
Q : Êtes-vous un artiste arabe ?
R : Moi ? Dieu m'en garde ! Dieu merci, je suis un criminel. Sur moi la miséricorde et la grâce de Dieu.

Matinées avec des tons verts, jaunes et miel
A la saison des abricots
L'odeur du sucre caramélisé
Les enfants jouent dans la poussière
Et ma mère fait du café
du lait, du thé
Ma mère
A la saison des abricots
Toujours ma mère

"Ne me croyez pas si je vous parle de la guerre" (photo Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon)

Don't believe me if I tell you about the war est une performance poétique à trois voix où la voix profonde, presque masculine, d'Asmaa Azaizeh, dont la puissance fait écho à la force de ses propres poèmes, dialogue avec la voix et la mélodie de guitare et d'électro de Haya Zaatry. Les poèmes sont travaillés comme des chansons et les deux jeunes femmes, qui ressemblent à des jumelles, se détachent sur des plans vidéo fixes fascinants. La mère du poète assise sur son diwan, les vagues de la Méditerranée palestinienne, la vieille ville de Haïfa créent une intimité paradoxale avec les interprètes et offrent une acoustique idéale pour l'intensité des voix.

(Extrait)

Il y a des millions d'années, les créatures ailées n'existaient pas.

Pour aller quelque part, nous rampions tous sur le ventre et sur nos petites jambes.

Nous ne sommes allés nulle part, mais nos ventres étaient irrités par la dureté du sol. Puis nos jambes ont commencé à pousser comme des montagnes. Et chaque fois que nous nous arrêtions à l'ombre d'un arbre, l'un d'entre nous criait : "Nous y sommes !" Mais ce n'était qu'une illusion, plus haut que les montagnes.

Il y a des millions d'années, les libellules ont émergé d'affreuses petites rivières. L'eau pesait sur leur dos comme un chagrin d'amour, alors elles ont demandé à l'univers des ailes, pour pouvoir distinguer l'angoisse aussi clairement que les pierres du lit de la rivière.

Depuis lors, nous volons tous.

Des millions d'ailes et d'avions obscurcissent le ciel et rugissent comme des sauterelles affamées.

Mais personne n'a demandé à l'univers de nous délivrer de l'illusion de l'arrivée.

Et nos cœurs continuent de se serrer.

L'intellectuel et traducteur palestinien Elias Sanbar et Franck Tortiller et son groupe se produiront également pour mettre en musique les poèmes de Mahmoud Darwish, le grand poète palestinien de la terre et de la patrie. Oratorio jazz plein d'entrain, le morceau Et la terre se transmet comme la langue évoque la douleur de l'exil, et résonne frontalement avec la situation actuelle. Vous pouvez découvrir l'intégralité de la saison 76e du Festival d'Avignon ici.

 

Nada Ghosn est basée à Paris et a vécu aux Émirats, au Yémen, en Syrie, au Liban et au Maroc, où elle a travaillé pour la presse et diverses institutions culturelles. Elle travaille actuellement comme traductrice et journaliste indépendante. Elle a traduit de l'arabe vers le français plusieurs essais, livres d'art, romans, scénarios de films, pièces de théâtre et recueils de nouvelles et de poésie. Elle écrit régulièrement sur la culture et la société pour des publications telles que al-Nahar, Grazia ou encore Diptyk, et participe à des projets artistiques, des conférences et des performances.

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