La migration a toujours inspiré Imed Alibi, et les modèles politiques à frontières fixes que les puissances impériales européennes ont imposés par leur présence en Afrique du Nord ne correspondent pas bien aux réalités sociales et culturelles de la région.
Melissa Chemam
L'une des productions les plus excitantes à sortir de Tunisie cette année est le résultat d'un groupe de deux hommes et de leur nouvel album, Frigya, qui mélange percussions traditionnelles et électronique. Pour mettre en place Frigyale percussionniste et réalisateur tunisien Imed Alibi a collaboré avec le compositeur et multi-instrumentiste Khalil Epi (alias Khalil Hentati), également d'origine tunisienne.
Sorti sur Shouka Records, ce projet percutant combine la musique traditionnelle nord-africaine avec des sons électroniques, d'une manière si novatrice qu'il a frappé mes oreilles dès la première écoute. Plein d'énergie, rapide et avant-gardiste, l'album - qui reste essentiellement instrumental mais intègre également un remix de voix arabes - donne au travail d'Imed Alibi une direction fraîche et jeune.
Après une tournée française au début de l'été, Imed Alibi est revenu dans le sud de sa Tunisie natale, où j'ai pu le joindre par téléphone, malgré la canicule et les problèmes de connexion internet qu'elle induit dans la région. "Ce projet est né lors d'une résidence en musique occitane au Silo, que j'ai entreprise dans la région Occitanie", explique-t-il. Imed vit entre Montpellier et Tunis. "J'ai proposé cette collaboration avec Khalil, que j'avais rencontré à Paris, à l'ICI (Institut des cultures d'islam), pour entreprendre une recherche autour des sons africains. Cela a donné lieu à ce duo électro-percussif. Puis le Covid est arrivé et nous avons dû continuer à travailler à distance. J'ai enregistré à Tunis de mon côté, puis nous avons pu nous retrouver pour enregistrer ensemble à Lyon, en France, et le disque est sorti le 3 décembre 2021. L'objectif était alors de pouvoir se produire sur scène avec Frigya."
Ces sonorités percussives méditerranéennes et africaines, Imed les a acquises très tôt en Tunisie, d'abord en autodidacte à l'âge de 12 ans, sur des derboukas nord-africaines, puis sur des instruments du Moyen-Orient. À 22 ans, il a pu venir en France pour étudier la littérature anglaise à Montpellier, où il dit avoir exploré le métissage ou la fusion culturelle, en côtoyant des musiciens sénégalais, cubains et autres. Après s'être installé en France, il a ensuite essayé les percussions du monde entier. En 2019, il est invité à retourner en Tunisie pour diriger les Journées musicales de Carthage, dédiées au soutien des jeunes talents. Il est ensuite nommé directeur du Festival international de Carthage.
"Quand je dis "Afrique", je sais que c'est un mot très large", dit-il. "Je pense surtout aux percussions nord-africaines et à la Tunisie en particulier, qui est souvent absente de ce genre de mélange de sons du Moyen-Orient et de musique électronique. C'est souvent l'Égypte qui est présente. Mais je sais par expérience que la percussion tunisienne est très riche. Comme Khalil est aussi d'origine tunisienne, cela nous a aidé pour le paysage sonore ; il a travaillé de manière très délicate."
Alibi est loin d'être un néophyte avec ces mélanges sonores. C'est plutôt un maître, qui collabore depuis des années avec le groupe de rock arabe les Boukakes, mais aussi avec la chanteuse tunisienne Emel Mathlouthi, le regretté franco-algérien Rachid Taha, la chanteuse belge d'origine égypto-anglaise Natacha Atlas, le groupe de rock touareg belge d'origine nigériane Kel Assouf et le groupe réunionnais Ziskakan.
Pour son précédent album solo, Safar, Imed a travaillé avec les musiciens Stéphane Puech et Zied Zouari, et comme producteur du guitariste britannique Justin Adams (lui-même collaborateur de Robert Plant et des Touaregs maliens de Tinariwen, et musiciens du projet de jazz fusion JuJu).
"Là-bas, l'objectif n'était pas tant de viser l'authenticité", explique Imed. "Mais j'entends beaucoup de clichés dans les productions musicales occidentales sur la musique dite 'orientale', qui est évidemment un terme très vague pour un corpus musical très prolifique et varié. D'ailleurs, le mot 'Orient' change de sens selon qu'on l'utilise en Grande-Bretagne, en France, au Pakistan, en Afrique de l'Ouest... Et musicalement, toutes ces influences s'y retrouvent pour des raisons historiques et culturelles. L'Orient, c'est la Palestine, le Liban mais aussi des groupes mythiques avec de très bons mélanges basés aux Etats-Unis, au Canada ou en Angleterre, comme le Transglobal Underground."
Ce dernier est en effet un groupe anglais de musique "électro-world", spécialisé dans la fusion des styles musicaux occidentaux, asiatiques et africains.
La carrière d'Alibi s'est nourrie de toutes ces rencontres créatives, des Boubakes (que Rachid Taha appelait "les dignes héritiers de Carte de Séjour", son groupe phare des années 1980), avec lesquels Imed Alibi a joué et tourné pendant neuf ans, à Emel Mathlouthi et au superbe groupe nantais de trip-hop/world music Orange Blossom, dont les chansons hypnotiques en arabe ont fait le tour du monde au cours de la dernière décennie.
"Pour mon premier album solo, Salhi, ajoute Imed, en 2014, j'avais déjà collaboré avec de nombreux musiciens, dont Justin, et créé des sons cinématographiques dans ce genre, augmentés de percussions, et des sons issus du jazz soufi, en travaillant avec le chanteur de jazz tunisien Michel Troudi et le trompettiste français Michel Marre."
Pour Frigya, il a donc voulu remettre son Afrique sur le devant de la scène. "Frigya est l'un des anciens noms du continent en Tunisie, dans un dialecte ancien, révèle-t-il, ainsi que le nom d'une des régions de Tunisie. Tous les titres mentionnent une partie de notre patrimoine et de nos cultures, comme 'Hattaya', qui est le nom d'une de nos tribus bédouines, un titre qui renvoie à la notion de transhumance, symbole des migrations et de ces échanges de rythmes qui ont fait notre musique."
En fait, ce titre me rappelle profondément la cassette de percussions kabyles que mon père aimait nous faire écouter chaque fois qu'il nous conduisait, ma sœur, ma mère et moi, hors de Paris...
Imed admet que la migration l'a toujours inspiré, et que les modèles politiques aux frontières fixes que les puissances impériales européennes ont imposés par leur présence en Afrique du Nord ne correspondent pas bien aux réalités sociales et culturelles de la région. Heureusement, la création musicale lui permet de retrouver ce sentiment de voyage, de déplacement et de mélange. "Avec ma musique, ajoute-t-il, je peux me rendre dans de nombreux festivals, de Berlin à Londres, et même me produire dans des clubs, ce qui permet de décoller l'étiquette "musique du monde" et d'évoluer authentiquement."
Quels sont maintenant ses projets pour les prochains mois ? "La vie a repris très tard pour nous, musiciens, insiste-t-il à juste titre, seulement en mars 2022 ! Avant cette date, les concerts debout n'étaient pas possibles pendant les deux années de Covid, et des restrictions pourraient être imposées à nouveau... Donc, nous devons y aller doucement. Nous voulons plus de dates live pour Frigya. Ensuite, à la fin du mois d'octobre, je prévois de lancer un nouveau projet, avec un musicien afghan et un Iranien, à la Cité de la Musique à Marseille. Il s'agira d'une résidence avec l'Afghan Ibrahim Ibrahimi et des musiciens déplacés par les conflits. Bien sûr, le principal obstacle pour ce genre de musique est de ne pas avoir de maison de disques stable, ni de tourneur, donc on se lance projet par projet et puis on voit. La question des limitations de visa est également un problème : de nombreuses structures d'enregistrement et de représentation se trouvent en Europe, mais un véritable visa 'artiste' doit encore être mis en place pour permettre aux musiciens d'y accéder."
Imed, qui peut retourner à Montpellier, où il vit la moitié de l'année, a l'intention de continuer à essayer d'emmener ses musiciens, et de faire voyager sa musique.
Avec le spectacle créé pour lancer l'album, les deux musiciens se sont produits à la Flèche d'Or à Paris en mars, puis à la Sucre à Lyon, à Marseille le 10 juin et le 21 juin à Tunis, pour la Fête de la Musique. Et ils comptent bien continuer à donner vie à ce projet passionnant, notamment à Bordeaux le1er octobre, puis à Lisbonne le 22 octobre, dans le cadre du festival WOMEX (Worldwide Music Expo) qui se tiendra du 19 au 23 octobre dans la capitale portugaise.