Notre correspondant à Tunis a rencontré l'auteur tunisien du nouveau roman francophone Bel Abîme, un plaidoyer contre une société injuste. Le précédent roman de Manaï et le premier à paraître en anglais, The Ardent Swarm, a été salué dans une traduction de Lara Vergnaud.
Sarah Ben Hamadi, Tunis
"J'ai appelé de mon cœur mon pays et je vous ai plaints. Je lui ai racontais qu'on était maudits, qu'on était perdus. Je lui murmurais que l'un comme l'autre, nous étions un bel abîmedans lesquels les rêves se sont échoués."
Bel Abîme de l'auteur tunisien Yamen Manaï est un roman qui se lit d'une traite, un roman court qui vous emporte par son style simple et puissant. Il contient un condensé d'émotions (haine, colère, injustice, amour, espoir) et est un cri de colère et de révolte contre une société injuste. Publié par l'éditeur tunisien Elyzad, ce quatrième livre de Manaï a déjà reçu plusieurs prix, dont le Prix 2022 de littérature arabe et le Prix Orange du livre en Afrique.
L'histoire se déroule à Tunis. Manaï donne la parole à un adolescent de 15 ans dont le prénom n'est pas révélé. Il est arrêté pour un délit et placé en garde à vue. Au fil des pages, on comprend peu à peu les raisons de son arrestation, et surtout la révolte qui l'anime face à un père qui n'a cessé de l'humilier, et à une société qui déteste les faibles.
Lors de notre conversation, Manaï a expliqué le succès du roman de la manière suivante : "La littérature rend l'intime public. Ce personnage, un adolescent dans un environnement autoritaire, incarne le quotidien de nombreux jeunes, c'est pourquoi il trouve un écho auprès des lecteurs."
Dans un monologue haletant, le jeune affronte avec agressivité, mais aussi avec beaucoup d'humour et d'ironie, son avocat commis d'office et le psychiatre chargé d'évaluer son état. "Nous [les Tunisiens] sommes les champions de l'autodérision", déclare Manaï pour expliquer ce récit apparemment contradictoire. "À côté de ce trait connu des Tunisiens qu'est l'humour, il y a le patriarcat, la rage, l'agressivité, le pessimisme, la morosité qui sont nouveaux dans le paysage. La rage vient d'une grande frustration post-révolutionnaire avec l'héritage de la dérision. Le livre porte cette antinomie.
Porté par la seule voix d'un adolescent, l'auteur a utilisé le monologue comme un long cri de rage et d'impuissance face à l'injustice et aux rêves brisés. "Le monologue s'est imposé à moi. La première phrase a donné le ton, elle m'a ouvert la voie", explique Manaï, qui avoue avoir terminé l'écriture du manuscrit en une semaine. "La voix de l'adolescent est une voix brute, sans concession. Une seule voix peut ouvrir les vannes d'une jeunesse qui n'a pas le droit de donner son avis". Et c'est précisément par la voix de l'adolescent que l'auteur fait parler cette jeunesse, et résonner son mal-être.
"J'ai appelé de mon cœur mon pays et je vous ai plaints. Je lui ai raconté qu'on était maudits, qu'n était perdus. Je lui murmurais que l'un comme l'autre nous étions un bel abîme dans lequels les rêves se sont échoués", peut-on lire dans le livre. Les mots sont déchirants et le constat est sévère, même si l'auteur nuance cet aspect au cours de notre échange. "Je fais parler un adolescent, le personnage n'est pas forcément le romancier, pour qui tout est sombre."
Malgré la volonté du romancier de se détacher de son personnage, le regard de Manaï sur la société reste franc et sans concession : "J'ai vécu en Tunisie, dit-il, où l'on m'a dit que sa seule richesse était sa jeunesse, mais rien n'a été fait pour donner des moyens et libérer cette jeunesse pour qu'elle devienne un atout.
Dans Bel Abîme, nous sommes confrontés à la violence physique et morale, aussi bien celle subie dans la maison du garçon que celle rencontrée dans la rue. En lisant le livre, on ne peut s'empêcher de faire un parallèle entre la situation de l'adolescent et celle de la société tunisienne. Manaï centre carrément le roman sur une Tunisie post-révolutionnaire rongée par ses démons : la peur, la brutalité, les inégalités et les rêves brisés. "C'est un roman qui pose des questions mais qui n'apporte pas de réponses", dit-il. Le romancier se montre nostalgique : "Lorsque nous regardons la Tunisie d'avant [la révolution], nous nous demandons comment et quand nous nous sommes égarés. Personne n'a la réponse. Nous avons eu une trajectoire pleine d'inertie, avec de multiples facteurs. Nous ferions bien d'étudier l'histoire récente, car sans recul, nous retombons dans le même schéma."
Auteur de quatre romans, distingués par plusieurs prix. Manaï est l'un des auteurs tunisiens francophones les plus prometteurs de sa génération. Ingénieur de formation, toujours en exercice, il estime que "la littérature vient combler certaines frustrations qu'aucun travail ne peut combler". Pour lui, chaque livre est "son propre catalyseur".
Son précédent roman, L'Amas ardent, a remporté de nombreux prix, mais bien que tous ses romans soient écrits en français, Manaï ne cache pas son amour pour sa langue maternelle, l'arabe. Élevé dans le bilinguisme, il a grandi en Tunisie et a été influencé par de grands auteurs tels que les Égyptiens Najuib Mahfouz, Taoufik El Hakim et Ihsen Abdel Koddous, et les Tunisiens Ali Douaji et Mustapha Kheraief, ainsi que par le grand poète Abou Al Kacem Chebbi, dont il avoue être un grand admirateur. Interrogé sur le choix de la langue française malgré son attachement à la littérature arabe, il avoue : "Je n'ai jamais vraiment choisi d'écrire en français, mais je m'interroge sur les raisons de cette impulsion, pourquoi mon inconscient m'a poussé vers cette langue ? Peut-être parce que l'arabe est empreint de tristesse, que le monde arabe va mal, ou peut-être parce que le livre est marginalisé dans cette région du monde. Les raisons sont profondes, mais difficiles à expliquer".
Ayant cru en la révolution tunisienne de 2011, Yamen Manaï ne cache pas sa déception aujourd'hui, arguant que "la situation pourrait être meilleure à bien des égards". Comme beaucoup, les récents développements politiques dans son pays ne semblent pas le rassurer. "J'espère que l'expérience récente nous a appris que les tyrans sont des tigres de papier", dit-il, avant d'ajouter une note d'espoir : "Il y a encore des gens très actifs et convaincus de la noblesse de la lutte sociale. Je ne désespère pas de mon pays".