Pourquoi l'arabe suscite-t-il une telle controverse en France ?

15 novembre 2020 -

 

 

Melissa Chemam

 

À la lumière des récents événements tragiques en France, au cours desquels de jeunes musulmans de Tchétchénie et de Tunisie ont commis des attaques mortelles à l'arme blanche contre un enseignant de Conflans-Sainte-Honorine près de Paris et trois paroissiens dans une église de Nice, les discours stéréotypés sur les musulmans et les arabophones ne font qu'attiser le feu.  

#Séparatisme: le renforcement de l'apprentissage de l'arabe à l'école divisehttps://t.co/qE21a91IgM

- CNEWS (@CNEWS) 7 octobre 2020

Il semble toutefois évident que si davantage de Français apprenaient et parlaient l'arabe, les échanges interculturels et le dialogue entre la France et le monde arabe seraient grandement facilités, même s'il est difficile de dire si cela signifierait un changement social en profondeur qui pourrait dissuader les islamistes radicalisés.

Le sujet de l'enseignement de la langue arabe dans les écoles a été âprement débattu dans les médias français ces dernières semaines, des commentateurs d'extrême droite décrivant l'arabe comme une menace pour la France. Sur les chaînes de télévision comme CNews et sur la radio France Inter ou encore dans le quotidien local Le Parisien, des experts xénophobes font pression contre la langue arabe.

Pourquoi tant de résistance à une langue ?

Nada Ghosn est une traductrice née en France, de l'arabe vers le français. Ses parents sont venus du Liban en France au début des années 1980, mais son père ne lui a pas appris l'arabe. Elle a appris quelques notions de shami avec sa mère mais a surtout acquis une certaine aisance à l'université, inspirée par une amie française qui n'avait aucun lien avec le monde arabe. Ghosn a ensuite passé un an en Syrie pour améliorer ses compétences. "C'est une mission très difficile d'apprendre l'arabe en France", avoue-t-elle. "Les écoles ne l'enseignent que dans certains quartiers, on conseille aux meilleurs élèves d'apprendre d'autres langues. Et c'est encore plus difficile de devenir professeur d'arabe : il n'y a que trois à quatre postes par an pour des centaines de candidats. Mais aussi, la langue n'a jamais été rendue attractive à l'école, on nous disait qu'elle ne servait à rien, alors qu'il y a 200 millions de locuteurs dans le monde. Pour moi, cela vient d'une vieille croyance coloniale selon laquelle les cultures arabes sont en dessous des cultures occidentales."

Traductrice Nada Ghosn
Traductrice Nada Ghosn

Nous ne pouvons pas produire de statistiques sur les origines ethniques en France car un recensement national basé sur la race ou la nationalité est interdit et qualifié de discriminatoire, de sorte que l'on ne peut trouver que des informations non scientifiques sur la composition de la population du pays. Selon ces estimations, il pourrait y avoir plus de six millions de citoyens français d'origine arabe, qui formeraient ainsi le deuxième groupe ethnique le plus important du pays, après les Français "d'origine française" (souvent mélangés à des origines espagnoles, italiennes et portugaises).

Compte tenu de l'importance de la population originaire des pays arabophones, il serait raisonnable que les enfants des premières et deuxièmes générations puissent apprendre correctement la langue de leur famille et, s'ils l'apprennent à la maison, utiliser leurs compétences à l'école. Depuis des années, certains parents, universitaires et enseignants demandent une augmentation du nombre de cours d'arabe dans les écoles primaires et les collèges en France.  

Pourtant, les meilleurs endroits pour apprendre la langue en France sont en fait les institutions culturelles, comme l'Institut du Monde Arabe et l'Institut des Cultures d'Islam, et certaines des meilleures universités, comme l'INALCO et Sciences Po à Paris, Aix et Strasbourg, ainsi qu'à l'Université de Montpellier. Alors que la France a passé des décennies à créer des relations économiques avec le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, il est déplorable que le pays compte actuellement très peu d'experts dans ce domaine, et trop peu d'arabophones.

Parce que l'arabe est associé à l'Islam en France, trop de gens pensent qu'il ne devrait pas être promu et encore moins enseigné dans les écoles, car cela ne ferait qu'encourager le terrorisme. Pourtant, un rapport de l'Institut Montaigne de 2018 intitulé La fabrique de l'islamisme a encouragé le ministère de l'Education nationale à relancer l'apprentissage de la langue arabe.

Selon l'auteur du rapport, Hakim El Karoui, universitaire à l'Université de Lyon, "Il est essentiel de mobiliser le ministère de l'Éducation nationale pour former les cadres et les enseignants à la laïcité qu'ils ne connaissent pas toujours. Leur apprendre à interpréter aussi les signes de l'extrémisme religieux. Comprendre ce qui est admissible au nom de la liberté de croyance et ce qui ne l'est pas parce qu'il viole cette même liberté de croyance...Relancer l'apprentissage de la langue arabe est essentiel car les cours d'arabe dans les mosquées sont devenus le meilleur moyen pour les islamistes d'attirer les jeunes dans leurs mosquées et leurs écoles."

berrakkarakas - Apprendre l'arabe

Journaliste Sophie Claudet
Journaliste Sophie Claudet

Nationalité française Sophie Claudet est une journaliste internationale, trilingue en français, anglais et arabe, une rareté en France. Elle a été basée en Palestine, a voyagé en Irak et en Égypte parmi de nombreux autres pays arabes. Pourtant, elle a appris l'arabe parce qu'elle a passé beaucoup de temps au Maroc dans son enfance, principalement en écoutant les gens parler l'arabe dialectal local, ou darija. "Les lycées français n'enseignent pas bien l'arabe", dit-elle. "Les langues en général ne sont pas valorisées en France, elles sont très mal enseignées. Le système français ne vous aide pas à maintenir une autre culture. Il ne fonctionne que si vous êtes fils ou fille de diplomates. Mais l'arabe n'est pas enseigné à cause d'un racisme latent", ajoute-t-elle.

Sophie a ensuite appris l'arabe classique et écrit non pas en France, mais aux États-Unis, où elle s'est installée pour étudier après le lycée. Elle estime que, contrairement aux États-Unis et le Royaume-Uni qui ont tendance à valoriser les travailleurs issus de milieux multiculturels, ce n'est pas le cas en France, par crainte du séparatisme. "En France, l'arabe est automatiquement associé à l'Islam, et non à une culture ou une littérature très diversifiée", estime-t-elle, "et l'Islam est considéré comme une menace pour les valeurs occidentales".

A son avis, la plupart des politiciens des partis de droite estiment qu'un éventuel renforcement de l'arabe à l'école alimenterait le séparatisme de la population franco-arabe, dans un pays déjà considéré comme l'un des plus islamophobes au monde.  

Un certain nombre de ministres de l'Education et certaines personnalités des médias français, tant de droite que de gauche, ont décrit l'arabe comme la langue d'une seule religion : l'Islam. Comme si le latin n'était que la religion du christianisme et non un véhicule historique de connaissance long et mouvementé. Ils affirment également que l'Islam n'a pas sa place en France et qu'il ne doit donc pas être promu.

"Mais l'arabe est tout simplement une belle langue", dit Sophie, "et un atout culturel dans un monde globalisé, ainsi qu'une langue très utile pour les affaires. La France pense souvent qu'elle n'a pas besoin des cultures étrangères".

Nada Ghosn partage le même point de vue. "Il est presque impossible d'être accepté en France si vous avez une double culture ; c'est considéré comme une trahison des valeurs républicaines. Et les cultures arabes sont plus stigmatisées que toutes les autres. Mais pour moi, c'est une idée fasciste, qui va à l'encontre des valeurs de tolérance et d'ouverture. Elle vient d'une croyance coloniale supérieure". Elle dit par exemple que ses propres nièces ne veulent pas apprendre l'arabe et qu'on leur demande souvent à l'école si elles sont musulmanes, ce à quoi elles répondent par "non", de façon à se sentir plus en sécurité.

J'ai grandi en banlieue parisienne dans les années 1990, à une époque où presque aucune école ne proposait de cours d'arabe. Aujourd'hui, à Paris, en banlieue et dans les grandes villes comme Lyon, Marseille, Montpellier et Aix, de plus en plus d'écoles proposent des cours d'arabe, surtout depuis 2003, lorsque le président Jacques Chirac a lancé une commission sur la laïcité et la manière dont l'arabe et la religion étaient enseignés dans les cours privés. Des lycées internationaux, comme le Lycée Balzac à Paris, enseignent l'arabe depuis plus de deux décennies. Actuellement, environ 400 collèges et lycées en France métropolitaine ainsi que dans les territoires d'outre-mer, proposent l'arabe comme première, deuxième ou troisième langue, dont 10 à Paris et 14 à Marseille. On compte cette année près de 15 000 étudiants en arabe sur le territoire national.

Pourtant, seulement 0,1% des élèves français apprennent l'arabe, alors que 96,4% apprennent l'anglais. Les secondes langues les plus appréciées restent l'espagnol, l'allemand, l'italien et le russe. Le paradoxe est que l'arabe devient de plus en plus une langue élitiste dans certaines universités prestigieuses. En fait, l'arabe tend, comme le mandarin, à se répandre parmi les étudiants français et internationaux, qui n'ont, le plus souvent, aucun lien avec le monde arabe.

Les Nations unies reconnaissent six langues officielles qui sont utilisées dans sa diplomatie et ses opérations, lors des réunions de l'ONU et pour les documents officiels. Il s'agit de l'anglais, de l'arabe, du chinois, de l'espagnol, du français et du russe. La première session de l'Assemblée générale des Nations unies a désigné les cinq premières langues officielles en 1946. L'arabe n'en faisait pas partie. La langue arabe a été reconnue comme langue officielle des Nations unies plus de 25 ans plus tard, le 18 décembre 1973. Puis en 2010, l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) a institué le 18 décembre comme Journée de la langue arabe afin de "célébrer le multilinguisme et la diversité culturelle ainsi que de promouvoir l'utilisation égale des six langues officielles dans toute l'organisation".

À Sciences Po Paris, un millier d'étudiants apprennent l'arabe chaque année, tandis que quelque 300 se consacrent à l'étude des cultures du Moyen-Orient à l'université de Menton. "Depuis environ cinq ans, nous constatons une augmentation constante du nombre d'étudiants qui s'inscrivent en arabe à tous les niveaux proposés dans cette langue", selon Ruth Grosrichard, professeure d'arabe et ancienne responsable du département d'arabe à Sciences Po. Aujourd'hui, Sciences Po est le programme universitaire français qui compte le plus grand nombre d'étudiants apprenant l'arabe, juste derrière l'INALCO, spécialisé dans les langues asiatiques et orientales, loin devant tous les autres établissements d'enseignement supérieur.

Dans un récent entretien avec France Info, Nada Yafi, directrice du Centre de la langue et de la civilisation arabe à l'Institut du Monde Arabe, a déclaré qu'à l'université, l'arabe est un domaine d'excellence alors que "à l'école primaire et secondaire, cette langue suscite la peur".

Comment expliquer cet écart ? Selon Nada Yafi, il s'agit d'un problème spécifiquement français car "dans les autres pays européens, la langue ne fait pas l'objet de débats et ne génère pas de tensions". Deux ans auparavant, elle avait écrit dans la revue Orient XXI que "derrière le débat d'idées, on voit resurgir des passions cachées, de vieilles blessures : celle d'une guerre non assimilée en Algérie ; celle d'une fierté nationale inconsolable à la perte d'un vaste empire".

Le ministre français de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, et le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmarin, ont récemment annoncé qu'ils souhaitaient voir plus d'enfants apprendre l'arabe dans les écoles, au lieu des mosquées par exemple. Ils n'ont pas encore détaillé de plan concret pour former davantage de professeurs d'arabe. Mais les spécialistes de la langue et des cultures arabes insistent sur le fait que l'arabe ne doit pas être considéré comme un moyern de contrecarrer les croyances religieuses extrêmes. La langue existait avant l'Islam, écrit Françoise Lorcerie, chercheuse au CNRS, et elle est utilisée au-delà de la spiritualité.

En attendant, espérons que d'autres éducateurs parviennent à continuer à enseigner la tolérance, ainsi que l'intérêt pour les cultures et les langues étrangères. 

 

Melissa Chemam est journaliste culturelle, conférencière et auteur d'un livre sur la scène musicale de Bristol, Massive Attack - Out of the Comfort Zone. Collaboratrice de TMR, elle rédige une chronique musicale mensuelle dans laquelle elle explore la musique arabe et le grand Moyen-Orient, ainsi que leur influence sur la production musicale dans le monde. Elle tweete @melissachemam.

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