"Océan", une nouvelle de Salar Abdoh

4 février 2024 -
La guerre est finie. Un homme en Iran part alors en quête de sens et d'amour tout en se heurtant à une histoire de baleine.

 

Salar Abdoh

 

Le troisième jour, le gamin, qui avait réussi à descendre cette satanée colline aux côtés d’Ebadi, ne voulait pas encore renoncer. Il ne voulait pas risquer sa vie en allant voir si du raisin poussait sur la vigne de l’autre côté du ruisseau. La nuit précédente, Ebadi avait lui-même tenté la traversée. Cela lui avait demandé un gros effort. Il s’était foulé les deux chevilles en descendant la colline et sa blessure au poignet gauche avait commencé à empirer. Malgré la douleur, il avait rampé jusqu’à arriver à une vingtaine de mètres du ruisseau avant que les fusées ennemies éclairent la plaine et le forcent à retourner précipitamment sous le couvert des arbres. C’était vraiment un beau gâchis. Ils avaient pris la Colline 2319 à l’ennemi pour qu’ils la leur reprennent aussitôt. Ce serait comme ça pendant encore quelques années encore. Et pendant ces quelques années, Ebadi continuerait de se demander silencieusement ce à quoi, au juste, servait la Colline 2319.

Peut-être que tout ça avait à voir avec l’eau. A l’époque, il y avait parfois eu trop d’eau. Mais la plupart du temps, il n’y en avait pas assez. Il aimait la pluie et il commençait à ne pas aimer l’université. A présent, assis dans une salle de classe, se remémorant les 11 jours où il avait dû se cacher dans les bois, alors combattant volontaire au cours de l’été 1983, il arrêta de prêter attention à ce que disait le professeur. Il ouvrit son Coran de poche et relut les mots qu’il connaissait par cœur : Est-ce que les gens pensent qu'ils pourront somplement dire "Nous croyons !" sans être mis à l'épreuve ?

Ebadi referma le livre et examina rapidement la femme qui donnait cours dans cet amphithéâtre, dont les murs étaient nus. Elle parlait d’eau depuis quatre séances. Elle avait une certaine vigueur dans la manière dont elle marchait qui le mettait mal à l’aise. Elle était passionnée. C’était sans doute cela. Elle était passionnée par l’histoire de quelques hommes qui se lançaient à la poursuite d’une baleine en haute mer. Il n’aimait pas le titre : Moby Dick. Il n’aimait pas grand-chose de ce livre. Après un début prometteur, toute cette histoire lui semblait n’être que du gâchis.

La Colline 2319 n’avait été que du gâchis. Il n’avait pas osé partager cette analyse avec qui que ce soit. Tout ce qu’ils étaient parvenus à faire, c’était de se laisser 48 heures pour observer les positions avancées irakiennes. Ce qui ne voulait rien dire. A quoi bon pouvoir observer les positions avancées du camp adverse ? Pour tenir 2319, il aurait aussi fallu qu’ils tiennent 2320 et 2318. Ebadi réfléchit à ces nombres et s’en trouva désorienté le temps d’une seconde. Il s’agita. Il souhaita que la femme s’arrête pour toujours. Lors de son deuxième cours surMoby Dick, elle leur avait dit que l’eau se trouvait être un symbole de mort. Elle avait semblé pousser les étudiants à la contredire. Comment l’eau aurait-elle pu être synonyme de mort alors que, sur 2319, une goutte de cette même eau aurait pu maintenir un homme en vie une heure de plus ? Et une heure pouvait faire la différence. Même cinq minutes pouvait faire la différence. Ebadi se vit se lever de son siège pour lui apprendre deux ou trois choses à celle-là. Mais que lui dire ? Pour commencer, il ne pouvait pas affirmer avec certitude que les deux collines entourant 2319 avaient en fait été 2320 et 2318. Il y avait de fortes chances que non, mais les nombres collaient. Les nombres aussi étaient infinis, de la même manière que l’eau était infinie quand il y en avait trop, et même quand il n’y en avait pas assez. Il se rappela comment Frère Samanpur, qui avait été le commandant chargé de tenir 2319, lui avait donné la dernière gourde qu’il avait pu trouver, et lui avait ordonné de ne donner que quelques gouttes aux blessés toutes les heures. Ce n’était pas une bonne idée, car il suffisait de quelques gouttes sur les lèvres desséchées d’un homme pour qu’il en réclame davantage. Mais Ebadi avait fait ce qu’on lui avait demandé et s’était limité à sa tâche. Frère Samanpur avait été limpide : il était hors de question de rouvrir la gourde avant que soixante minutes se soient complètement écoulées.

Plus tard, quand Ebadi se serait rendu compte que le gamin et lui seraient sans doute les seuls à sortir vivants de 2319, il aurait tout loisir de réfléchir à sa fascination pour les nombres : 11 jours, par exemple, jusqu’à ce que la contre-attaque arrive enfin mais ne sauve pas Frère Samanpur. Sept, durant sept de ces 11 jours, Ebadi avait monté la garde et compté les heures, alors que le gamin pleurait de désespoir à chaque fois que le soleil se couchait. Le gamin pleurait alors jusqu’à ce que l’obscurité soit complète, puis il venait demander à Ebadi s’il pensait que le moment était enfin venu de prendre le risque de traverser la plaine ouverte. Et il y avait encore plus de nombres : 48 heures qu’on avait donné l’ordre à leur section de tenir leur position sur 2319. 63 heures qu’ils la tenaient dans les faits. Son poignet avait commencé à sentir le troisième jour. Après la mission de sauvetage, les docteurs à l’arrière avaient regardé sa main, incrédules, et lui avaient dit qu’une blessure aussi ancienne aurait normalement dû nécessiter une amputation. Il était resté assis sur son siège, écoutant d’une oreille, alors qu’ils arguaient sur la possibilité que cela constitue un record du monde. Onze jours ! Il avait alors voulu leur dire que non, en fait, c’était 14 jours, parce qu’il s’était blessé peu de temps après la prise de 2319. Cela faisait donc 11 jours plus 63 heures.

Les nombres bouillonnaient encore un peu plus dans la tête d’Ebadi alors que la femme était en train d’expliquer à la classe qu’il fallait vraiment qu’ils améliorent leurs compétences de lecture en anglais s’ils voulaient mieux comprendre le roman. Ce n’était pas sa faute à elle si certains d’entre eux étaient en difficulté. C’était un cours de littérature universitaire, après tout, pas un cours de langue, leur disait-elle.

Ebadi garda la tête baissée. Il restait neuf minutes et demi avant que le cours ne finisse. Il ne reviendrait pas. Il venait de le décider. Lors de ces 11 jours au pied de 2319, il avait plus ou moins lutté avec le même dilemme : retourner à la guerre ou non. S’il en réchappait, retournerait-il à ses études d’ingénieur, ou resterait-il jusqu’à ce que la guerre soit finie ? Il avait eu plus que suffisamment de temps pour y réfléchir. Tous les matins, les Irakiens, qui profitaient de leur position en surplomb récemment retrouvée, lançaient quelques mortiers dans la vallée, juste histoire de montrer à ces quelques traînards en bas qui était le patron. En revanche, aucun des soldats ennemis ne s’était aventuré en bas de la vallée. Ils n’en avaient pas besoin. Pourquoi risquer de se faire tirer dessus alors qu’ils pouvaient continuer de lancer des mortiers ? Ebadi se souvint du sourire sur les lèvres du gamin la première fois qu’il était rentré du ruisseau en courant, une chemise pleine de feuilles de vigne. Il n’y avait pas de raisin, mais les feuilles aigres étaient comestibles, même si elles vous donnaient les pires crampes d’estomac du monde. Après que le gamin eut pleuré pour la dernière fois au coucher du soleil, et après qu’Ebadi eut considéré la possibilité de pleurer lui-même, à cause de la douleur constante qu’il ressentait à l’estomac et de la découverte d’œufs de mouche en train d’éclore dans son poignet, il avait appelé le gamin ce soir-là et lui avait rappelé la Patience de Job et récité les mots qu’il se récitait depuis : Est-ce que les gens pensent qu'ils pourront simplement dire "Nous croyons !" sans être mis à l'épreuve ?

“La patience ne s’achète pas dans la rue”, avait-il dit au gamin avec un ton qu’il avait voulu aussi profond que possible, tout en chassant de ses pensées les œufs en train d’éclore dans son poignet. Puis il avait marché au clair de lune, en toute négligence car on aurait facilement pu lui tirer dessus. Il avait fait le serment d’oublier l’école d’ingénieur jusqu’à ce qu’il ait été jusqu’à la fin de la guerre. Mais c’était arrivé dix ans auparavant, la guerre était finie, il n’était plus un étudiant de l’école d’ingénieur, et il ne s’intéressait ni à Moby Dick ni au professeur qui faisait son cours dessus.

Il jetta un œil à la classe à la dérobée. L’université était située sur un campus construit récemment, à plus d’une heure de route de Téhéran. Le premier jour des cours, des piles de briques jaunes étaient empilées au fond de chaque salle de cours. Mais les jours suivants, les piles se firent de moins en moins hautes. Quelqu’un volait les briques. Dans le même temps, la plupart des bâtiments restaient à moitié finis, on disait que l’université n’avait plus d’argent et ne pouvait pas mener la construction à terme. Même les dortoirs de l’université étaient encore à Téhéran. Ebadi dormait là-bas, il partageait sa chambre avec trois autres étudiants d’au moins dix ans de moins que lui. Il leur parlait rarement. Le soir, allongé sur son lit, il se demandait pourquoi il était venu ici pour étudier ce qu’il étudiait. Il se rappelait alors qu’il ne méritait pas de ne pas être là. C’est-à-dire qu’il méritait de pas être chez lui, à Qom, où il devait encore affronter le regard de son père et lui expliquer pourquoi il avait abandonné ses études d’ingénieur. Pourquoi ? Parce qu’avec les nombres, on pouvait encore rêver, alors qu’avec des formules aussi précises et des manuels, c’était impossible. Mais il ne l’avait jamais dit à personne. De la même manière qu’il n’avait jamais dit à personne qu’il pensait que 2319 avait été un gâchis, une perte de temps et de vies. Il ne parlait pas beaucoup, point. Après 2319 il y avait eu d’autres collines à prendre et à perdre. Mais Ebadi n’avait jamais parlé comme il avait parlé au gamin durant ces 11 jours et 11 nuits. Il n’avait jamais plus parlé de patience. Il n’avait jamais plus essayé de prodiguer un peu de sagesse.

Et pourtant, le problème, c’était que tout le monde chez lui voulait qu’il parle. Mais plus que tout, ils voulaient qu’il se marie. Son père lui disait qu’il y avait au moins 20 filles tout à fait convenables, et que tout ce que lui, son seul et unique fils, avait à faire, c’était d’arrêter de se plaindre et de commencer à vivre. On ne faisait pas sa vie et on ne fondait pas une famille en restant sur une chaise à prendre des cours de langue étrangère par correspondance. Soit il se mariait et commençait à aider son père à la boulangerie, soit il devait partir. Ebadi avait choisi de partir. Il avait repassé les examens d’entrée à l’université, et, même s’il n’avait pas eu les notes suffisantes pour les mathématiques, il avait reçu une bourse pour étudier l’anglais.

Il avait sauté sur l'occasion.

Peut-être que c'était trop précipité. Peut-être qu'il s'était trompé.

Il entendit le son de l’anglais. Il était toujours aussi étonné de pouvoir assister à un cours d’université et de comprendre l’anglais qu’on lisait à voix haute. Avec les livres les plus faciles, il n’avait même pas besoin de suivre avec le texte pour comprendre. Il savait qu’il avait suivi ses cours par correspondance avec application, mais il n’avait jamais imaginé que cela le mènerait là, à un vrai cours. Il essaya alors de se concentrer et de garder ses pensées fixées sur cette autre langue. La voix qui lisait était douce et assurée. Elle s’arrêtait souvent, prenant soigneusement en compte les creux et les crêtes d'un style qu'aucun d'entre eux n'avait jamais vu auparavant. La voix venait d'une étudiante assise derrière Ebadi. Le professeur ne demandait jamais aux hommes de lire. Une seule fois, au début du semestre, elle avait demandé à un des garçons assis au premier rang, mais il lui avait jeté un regard maussade avant de quitter rapidement la salle. Plus tard, Ebadi avait appris que ce camarade n’était en fait pas du tout un étudiant, mais un des “surveillants” missionnés pour s’assurer que la jeune professeure étrangère cultivée ne dispense rien qui ne soit obscène à ses élèves. Peut-être qu’elle l’avait senti et avait voulu le confronter à ce sujet. Mais, après ce jour-là, elle ne s’était plus donné la peine de demander aux autres hommes de lire. De toute façon, contrairement aux cours d'ingénierie, les femmes étaient majoritaires dans les cours de littérature. Elles avaient généralement le même âge que les colocataires d’Ebadi. Et il avait remarqué combien ces femmes étaient pressées de laisser tomber leur voile dès qu’elles sortaient du campus. Elles se coloraient les cheveux. Voilà ce qu’elles faisaient. Elles coloraient tout. Leur monde était un monde de couleurs, pensait Ebadi. Elles n’avaient peur de rien et elles se moquaient de lui. Plus tôt dans le semestre, il les avait entendues en train de s’entraîner à parler anglais en parlant de lui. Pourquoi était-il dans le Département d’anglais de toute façon ? Il devait faire partir du système de quotas pour ces vétérans stupides et les familles des martyrs. Il ne devait sûrement pas comprendre un mot d’anglais. Il devrait se tailler la barbe. Oui, il devrait. Il devait avoir des poux dans la barbe. Quelqu’un savait-il ce qu’il avait au bras ? Pourquoi tenait-il son stylo comme un robot ?

Était-ce donc pour elles que sa section avait pris 2319, puis l’avait perdu ? Elles parlaient de lui comme s’il n’existait pas. Elles étaient entièrement persuadées qu’il ne pouvait pas comprendre ce qu’elles disaient. Était-ce pour elles qu’il avait battu une espèce de record avec son poignet, tout ça pour que maintenant, elles puissent dire qu’il tenait son stylo bizarrement ? Au moins, lui avait encore ses deux mains, c’était déjà plus que ce dont pouvait se vanter le Capitaine Achab dans Moby Dick. Cet homme-là n’avait plus qu’une jambe et il était assez fou pour se lancer à la poursuite d’une baleine blanche. Il aurait été fou de le faire avec deux jambes. Quant à ces femmes, Ebadi était convaincu qu’aucune d’entre elles ne connaissait rien de la véritable douleur. Elles n’avaient rien en commun avec les douces infirmières qui s’étaient occupées de lui après 2319. Ces femmes-là, elles aimaient uniquement lire sur la douleur. Elles aimaient uniquement voir des images de la douleur. Mais comment des images pourraient-elles jamais expliquer l’histoire de 2319 ? C’était comme essayer d’expliquer comment chasser la baleine à quelqu’un qui n’avait jamais mis ne serait-ce qu’un orteil dans la mer.


Quarante minutes après la fin du cours, Ebadi, debout à la toute fin de la queue, attendait toujours de pouvoir prendre la navette pour Téhéran. Il avait neigé, et maintenant une bruine légère tombait. Un après-midi froid. Gris et de mauvaise humeur, les gens se bousculaient à chaque fois qu’un bus arrivait. Étudiants, ouvriers du bâtiment afghans, femmes maintenant leur tchador du bout des lèvres pour garder une main libre pour tenir leur enfant, tous voulaient une place dans le bus. Ebadi n’était pas d’humeur à se battre pour en avoir une. Son poignet lui faisait toujours plus mal lorsque le temps était humide et il ne voulait pas aggraver la situation. Il commença à marcher. Il pouvait toujours trouver un de ces taxis bondés et hors de prix plus haut dans la rue, il gaspillerait son argent du dîner pour se faire ramener au dortoir. Oui, il ferait ça. C’est ce qu’il ferait tant qu’il n’aurait pas à croiser l’un de ces gars de l’Association étudiante des vétérans de guerre de l'école. Ils se comportaient bizarrement avec lui dernièrement, vraiment bizarrement. Ils ne se moquaient pas de lui comme les filles de sa classe, mais ils le considéraient probablement comme une espèce de déserteur parce qu’il avait arrêté de se rendre à leur réunion du jeudi soir. Mais à quoi bon ces réunions de toute façon ? La guerre était finie. La guerre était finie et il n’était pas un déserteur. Il le savait intimement et 2319 l’avait prouvé. Même au cours de cette huitième ou neuvième nuit là-bas, dans les étendues sauvages du Kurdistan, quand le gamin avait eu une énième crise de nerfs et avait demandé à Ebadi si le fait qu’ils aient quitté leur position alors que tout le monde était mort faisait d’eux des déserteurs et les empêcherait d’accéder au paradis. Même à ce moment-là, Ebadi avait su et il s'était obstiné : le gamin et lui n’étaient pas des déserteurs. Parce que… et bien parce que quel aurait été l’intérêt de rester sur la colline et de mourir aux côtés du corps déjà raidi de Frère Samanpur ? N’aurait-ce pas été du suicide ? Et le suicide n’était-il pas le moyen le plus sûr d’échapper au paradis ? Non, avait-il rappelé au gamin, ils avaient eu entièrement raison de tenter leur chance plus bas sur 2319. Leur épreuve n’était pas de rester et de mourir, c’était de vivre et de souffrir, exactement comme ils étaient en train de le faire.

“Pense seulement à Frère Samanpur entouré de toutes les bonnes choses en ce moment même au paradis. Non seulement lui, mais Dehqan, Taleb, Rezai et tous les autres. Ils sont au paradis parce qu’ils méritent d’y être. Toi et moi, on doit gagner notre passage, comme ils l’ont fait. On doit rester là où nous sommes, apprendre la patience, souffrir.” Mais le gamin continuait de gémir, alors même qu’il machonnait des feuilles de vignes. Maintenant qu’il souffrait vraiment, il voulait savoir : quand seraient-ils dignes de mourir ? Et qui ferait la différence s’ils s’éloignaient juste de l’orée de la forêt et se faisaient tirer dessus par l’ennemi ? Ses mots avaient frôlé le sacrilège. Il était trop jeune. Même pas quinze ans, sans doute. C’est pour ça qu’avant même d'avancer une réponse, Ebadi avait dû pardonner à ce garçon et le laisser se calmer et finir ses feuilles.

Il dit à l'enfant : "Les portes du paradis restent sans aucun doute fermées pour les lâches."

"On serait lâches ?"

"Oui. Parce que se laisser tirer dessus, c'est la porte de sortie la plus simple."

"La sortie de quoi ?"

"De tout."

"Tout ?"

"Écoute, tu n'as pas envie de prendre le risque et de rester bloqué du mauvais côté des portes ? Dieu tient les comptes. Frère Samanpur n'est pas arrivé là où il est en prenant une balle gratuitement."

"Comment le savez-vous ?

"Je le sais. C'est tout."

Peut-être qu'il aurait dû expliquer plus de choses au gamin cette nuit-là. Des mots aussi vagues n'étaient pas d'un grand secours quand on était aussi affamé qu'ils l'étaient.

A présent, il avait aussi très faim et voulait arriver au dortoir. Il marcha plus vite jusqu’à ce qu’il arrive à l’arrêt de bus suivant. Il resta là à regarder les taxis et les navettes bondés qui passaient sans s’arrêter pour lui. Il fouilla dans son sac à dos et trouva une pomme à moitié mangée. A côté, il sentit aussi les 125 pages de la première partie de 250 pages deMoby Dick, la professeure leur avait fait acheter dans un magasin de photocopies hors de prix en ville. Ces 250 pages avaient coûté une petite fortune à Ebadi, et s’il devait continuer à suivre le cours, il y aurait encore un bon nombre de pages à acheter. Pourquoi n’avait-elle pas pu choisir un livre plus court, ou au moins un livre qu’on pouvait trouver à Téhéran sans avoir à le payer sous forme de photocopies ?

Il prit une bouchée du fruit jauni. Une petite Renault blanche s'arrêta devant lui.

La voiture avait ralenti non loin de lui. À l'exception du conducteur, qui s'avérait être une femme, il n'y a personne d'autre à bord. Cela perturba Ebadi. Il glissa tout de même la pomme dans son sac et s'approcha de la voiture.

“J’espère que vous ne vous sentirez pas trop mal à l’aise en vous asseyant à l’avant avec moi.” Elle avait ouvert la porte à l’avant, côté passager, et lui parlait fort pour couvrir le vacarme de la circulation autour d’eux. “Ou vous pouvez vous asseoir à l’arrière et imaginer que vous avez une femme pour chauffeur.”

Madame Foruzan, le professeur du cours sur Moby Dick. Ebadi se raidit et entra dans la voiture. Tout au long du semestre, elle avait dû le voir debout à cet arrêt, en train d’attendre le bus ou un taxi. Pourquoi s’était-elle arrêtée aujourd’hui ? L’image d’elle en train de demander à un des surveillants de l’université de lire en anglais lui revint encore une fois en mémoire. Comme il avait été mal à l’aise en quittant son cours ! Aujourd’hui, elle agissait à l'inverse. D’une certaine manière, elle devait avoir compris qu’il voulait abandonner son cours et avait décidé de le ramener chez lui. Peut-être qu’elle se sentait désolée pour lui.

"Merci de vous être arrêté. Je vais en ville, Madame."

"Je sais où vous allez. Où iriez-vous autrement ?" Elle s'engagea dans la voie de circulation qui avançait lentement. Il contemplait le manteau blanc qui recouvrait les montagnes et imaginait toute cette belle neige fraîche finissant dans le lac, plus loin sur la route vers le nord. Quelques mois auparavant, il était allé là-bas et avait vu des hommes faire du ski nautique dans l'eau calme et douce du lac. Cela lui avait brisé le cœur.

Ils étaient sur l’autoroute mais la circulation avançait au ralenti. En quelques instants, ils tombèrent sur un vieux vendeur ambulant dont la charrette s’était retournée sur le bord de la route, ses énormes betteraves ramollies et fumantes avaient roulé sur la route entre les voitures. Ebadi se demanda comment la charrette de cet homme s’était retrouvée ici, au milieu de nulle part, et ce qu’il allait en faire. Les betteraves étaient écrasées et s’étalaient au milieu de la route alors que leur propriétaire détournait le regard. Peut-être n’avait-il pas le courage de regarder ce qu’il avait perdu. Une fois aplaties par les pneus et le temps d’un instant, les betteraves ressemblaient à s’y méprendre à une traînée de sang. Ebadi se demanda quelle odeur elles avaient après ça.

Elle lui demande : "Pourquoi avez-vous crié aujourd'hui après le cours ?"

Il fut surpris. Il n'avait pas vraiment crié. Il ne criait jamais. Il avait seulement un peu élevé la voix.

"Juste une petite dispute entre amis", expliqua-t-il.

Il n’avait jamais parlé à ce professeur avant ce jour-là. Pourtant, peut-être parce qu’il n’avait pas d’autre choix, il cherchait déjà à s’accommoder du mieux qu’il pouvait de cette situation délicate qui se déroulait dans la voiture : elle conduisant, lui se laissait conduire par cette femme dont il prévoyait d’abandonner le cours. Cela n’aurait servi à rien de lui expliquer que ces soit-disant amis contre qui il avait crié étaient les mêmes personnes qui l’avaient critiqué brutalement plus tôt dans la semaine parce qu’il n’allait pas aux réunions des vétérans le jeudi soir. Mais alors, avec une pointe de malice en se rappelant les difficultés que lui causait Moby Dick, il ajouta : "Ils voulaient savoir pourquoi j'étudie l'anglais. Ils m'ont demandé pourquoi j'étudiais la langue du diable."

"C'est ce que vous pensez ?"

"Je leur ai dit que même la langue du diable a besoin d'être apprise".

"Alors vous aussi, vous pensez que l'anglais est la langue du diable ?"

C’était exactement ce qu’il avait voulu lui faire comprendre, même si lui-même n’y croyait pas du tout. Mais il se retrouva alors piégé par sa question, à devoir lui donner une réponse honnête. Si l’anglais était la langue du diable, alors toutes les autres langues l’étaient aussi. Une langue n’était jamais rien de plus qu’un autre code. C’était ce qu’il avait essayé d’expliquer à ces garçons qui lui reprochaient les cours qu’il avait choisis.

“Et bien, qu’en pensez-vous ?”, insista-t-elle. Mais il ne répondit toujours pas. Il avait seulement eu un aperçu rapide mais clair d’elle au volant alors qu’il était monté dans la voiture et il ne voulait pas la regarder à nouveau. Au moins, elle n’avait pas laissé glisser son voile comme ses étudiantes, et quand elle lui parlait, sa voix était ferme, comme si elle avait voulu l’engager dans une discussion animée, plutôt que de le ridiculiser. Et dire qu’une heure avant, c’était lui qui avait voulu lancer une dispute. Toute combativité l’avait désormais abandonné. Il se demanda pourquoi. Il ne voulait pas qu’elle pense qu’il était faible. Il murmura quelque chose. Cette fois, la voix de la professeure se fit clairement bagarreuse quand elle lui demanda s’il chuchotait toujours comme ça quand il s’adressait à ses professeurs.

"Je ne reviendrai pas dans votre cours, Madame. Voilà ce que j'avais à vous dire."

"Avez-vous pris cette décision aujourd'hui ou le jour où vous êtes venu au musée ?"

Ebadi garda le regard fixé sur la route. Son visage était de marbre et il essaya de maintenir cette expression. Elle l’avait surpris une première fois quand elle avait arrêté la voiture, puis quand elle lui avait dit qu’elle l’avait entendu se disputer après le cours, et maintenant en lui disant qu'elle l'avait vu au musée.

"Ce n'est pas un crime d'aller au musée, Madame."

"Je n'ai pas dit que ça l'était. Je me demande juste quand, exactement, vous aviez décidé de ne plus venir à mon cours."

Ils ressemblaient à deux marionnettes en train de discuter mais en gardant le regard tourné vers un public imaginaire. Le seul public qu’ils avaient, toutefois, c’était la file de voitures devant eux, qui avançait au ralenti. Pourquoi pensait-elle que le musée était ce qui l’avait décidé à ne plus assister à ses cours ? C’était pourtant elle qui leur avait parlé de la nouvelle exposition de photographies de guerre. L’une des meilleures suggestions qu’elle avait faites jusqu’alors. C’était en tout cas ce qu’il s’était dit de prime abord. Il se rappelait ses mots exacts : elle avait dit aux étudiants que c’était quelque chose qu’ils se devaient à eux-mêmes que d’aller voir comment les gens avaient combattu, péri ou survécu. Elle leur avait dit qu’elle était certaine que ce serait l’une des expositions les plus importantes de l’année, et lorsque quelques uns de ses chouchous avaient cru qu’elle plaisantait et avaient fait une blague sur le sujet, elle les avait fait taire en leur disant que s’ils voulaient vraiment comprendre Melville, ou Hemingway, ou la poésie britannique du XXe siècle, ils avaient tout intérêt à aller voir l’exposition.

Il y était donc allé. Juste par curiosité. Parce qu’il savait qu’aucun photographe au monde ne pourrait immortaliser ce que lui ou le gamin avaient connu. Comment pourrait-il expliquer 2319 à quelqu’un ? Il y était allé parce que le discours du professeur avait remué quelque chose en lui. Mais une fois sur place, devant ces centaines de photographies qui serpentaient le long des murs courbes du musée, il avait ressenti un vide total. Jamais depuis son retour ne s’était-il senti aussi éloigné de la guerre. Ce n’était pas nécessairement une mauvaise chose, mais il avait alors eu l’impression d’être un complet imposteur. Soit il en était vraiment un, soit les photographies étaient trompeuses. Il avait fait toute l’exposition sans croiser aucun des étudiants du cours. Mais il avait vu Professeur Foruzan. Elle n’était pas seule. Il devait y avoir six personnes avec elle, des hommes et des femmes, tous clairement des étrangers. On aurait dit qu’elle leur faisait une visite guidée de l’exposition en se rendant indispensable. Il l’avait vu sourire comme elle n’avait jamais souri à l’université. Il l’avait vue se faire aimable. Mais que pouvait-elle bien savoir de ces photos de guerre ? Pour qui se prenait-elle pour se faire experte sur le sujet ? Ebadi était sorti du musée en pensant qu’elle ne l’avait pas vu. Mais, de manière évidente, il s’était trompé. Et l’avoir vu lui donnait maintenant, en quelque sorte, l’avantage. La colère qu’il ressentait contre les photos se calma et cela l’amena à se demander pourquoi, en fin de compte, il voulait abandonner son cours.

Gardant son regard sur la circulation, il dit : “Avec tout le respect que je vous dois Madame, je ne vois comment les gens de votre espèce sauraient quoi que ce soit sur la guerre.”

Comme il ne la regardait pas et qu'elle faisait de même, on avait l'impression qu'ils n'étaient pas seulement deux marionnettes, mais des marionnettes qui se parlaient à travers une sorte de barrière ou de rideau. En fait, cela rendait les choses plus faciles à dire. Ebadi ressentit un certain soulagement. Il aimait suivre les feux arrière de la circulation devant lui. Il attendit sa réponse.

"Qui sont les gens de mon espèce, exactement ?" demanda-t-elle.

"Vous n'étiez pas là, n'est-ce pas ? Vous étiez en Amérique, pour vos études."

"Et donc, je ne peux pas m'intéresser à la guerre ?"

"Bien sûr que si. C'est juste que... ce jour-là, au musée, vous aviez l'air de tout savoir."

"Et vous, M. Ebadi, est-ce que vous savez tout ?"

"J'en sais une bonne partie."

"Vous avez fait la guerre ?"

Il acquiesca.

"Racontez-moi."

"Je ne suis pas guide, Madame."

Puis il se mit à tout lui dire sur 2319. Au début, il lui dit simplement ces chiffres : 2-3-1-9. Quand elle lui demanda ce que c’était, il lui répondit que ç'avait été une colline, que les deux collines l’entourant avaient pu être 2320 et 2318, mais pas nécessairement. Il ne regarda pas une seule fois Professeur Foruzan, mais il lui parla du gamin qui pleurait sans arrêt, comment à la fin, il pleurait même dans son sommeil, il pleurait quand il se réveillait et réclamait sa mère. Il lui raconta comment Frère Samanpur l’avait nommé responsable de l’eau et comment un des jeunes garçons le suivait à la trace lorsqu’il était l’heure de donner les cinq gouttes d’eau aux blessés, en espérant qu’il en fasse tomber un peu. Il lui raconta comment il avait sauvé son bras quand la plaie s’était rouverte. Il était allé chercher la veine lui même, lui raconta-t-il, puis avait demandé au gamin de prendre un des fils de son chapelet pour faire un nœud autour de la veine. Quand elle lui demanda comment c’était possible, il lui dit que tout était possible quand il le fallait. C’était flexible, une veine, lui dit-il. Ils le lui avaient appris lors de son cours de premiers secours sur la base militaire de Sanandaj. Il avait donc géré l’infection en faisant preuve d’ingéniosité. Tous les jours, il lavait sa blessure, puis demandait au gamin de lui donner un bout de pansement jusqu’à ce qu’ils n’en aient plus et qu’ils en viennent à utiliser la chemise d’Ebadi qu’ils avaient lavée et laissée sécher. Il continua en lui racontant comment ils avaient survécu grâce aux feuilles de vignes. Et comment, un jour, il avait remarqué que sa main était recouverte de ces grosses mouches vertes du Kurdistan. Quelques uns des œufs qu’elles avaient pondus avaient suinté sous le bout de tissu, jusque dans la plaie, semblait-il. Après quoi il avait passé le temps à les déloger délicatement avec une brindille toute fine en attendant que le gamin trouve le courage de poser un bout de tissu propre sur la blessure. Il lui raconta tout ce qu’il lui avait dit sur la patience, même si cela n’avait pas servi à grand chose au final, puisque le jour 11, quand il fut réveillé par une autre section envoyée pour reprendre et reperdre 2319, il avait remarqué que le gamin était introuvable.

"Où était-il ?" demanda-t-elle.

"Dans le ruisseau, ils ont dit."

"Vivant ?"

"Non."

"Pensez-vous qu'il a fait ce que vous lui avez dit de ne pas faire ? Est-il allé là-bas pour se faire tirer dessus ?"

"Peut-être que oui. C'était le 11e jour. Les nôtres l'ont peut-être abattu par erreur. Mais je n'ai jamais voulu leur demander. Et ils ne l'ont jamais dit. J'ai eu de la chance d'être endormi, sinon ils auraient pu me tuer aussi."

"Vous arriviez à dormir avec tous ces tirs autour de vous ?"

"Vous voyez, Madame, que vous ne connaissez rien à la guerre. Au bout d'un moment, vous dormez peu importe ce qu'il se passe autour de vous. Vous pourriez même ne pas dormir s'il n'y a pas de bruit."

Il sentait qu'elle y réfléchissait. En fait, elle réfléchissait à tout ce qu'il avait dit. Peut-être était-elle sans voix ou imaginait-elle le miracle d'un homme sauvant sa propre main avec son chapelets. 

"J'ai gardé les perles", déclara-t-il. 

"Et le gamin ?"

"Le gamin ?"

"Comment s'appelait-il ?"

"Je ne sais pas."

Il aurait pu mentir et lui dire n’importe quel nom. Mais cela ne ferait-il pas de toute son histoire un mensonge ? Il lui avait raconté tout ça dans un but précis : elle n’aurait pas dû amener tous ces touristes étrangers voir les photos de guerre. D’une certaine manière, le gamin, lui aussi, n’était plus aujourd’hui qu’une énième photo. Un jour, Ebadi s’était réveillé sans se rappeler son prénom. Comment était-ce possible ? Après que sa main eut guéri, il était allé voir la famille du gamin. C’était de petits fermiers qui habitaient dans le nord, où l’eau coulait en abondance. Il avait mangé leur nourriture, dormi sous leur toit. Il avait regardé sa mère et son père pleurer. Ses frères et sœurs aussi. Tous les six. C’était une famille qui pleurait. Comment pourrait-il y retourner et demander le nom du garçon maintenant ? Si seulement il s’était montré plus patient, ou s’il avait dormi lui aussi, ce jour 11, quand 2319 avait été repris par les leurs. 

"Comment pouvez-vous ne pas connaître son prénom ?" demanda-t-elle.

C’était à ce moment-là que son attention avait dû décrocher. Un coup de klaxon terrible se fit entendre et un conducteur dans une camionnette bleue qui passait devant eux cria quelque chose sur les femmes au volant.

"Ce sont des choses qui arrivent, Madame. Mais vous ne comprendriez pas."

"Donnez-moi votre adresse", dit-elle.

"Déposez-moi n'importe où en ville. Je peux prendre un bus à partir de là."

"Donnez-moi votre adresse".

Ebadi la lui donna.

"Alors", dit-elle, "pourquoi voulez-vous abandonner mon cours ?"

"Parce que, Madame, le Capitaine Achab m'agace".

"Ah oui ?"

Elle lui fit la leçon. Elle lui dit que ce n’était pas en parlant par énigmes qu’il obtiendrait son approbation. Elle garda un ton égal en lui parlant. Alors qu’en classe elle était toujours expressive, elle parlait maintenant avec une gravité qui lui fit peur et le rendit sourd au bruit de la circulation autour d’eux. Il se figea à nouveau, écouta avec attention alors qu’elle lui disait que la littérature n’était pas faite pour être agréable, que le fait que le Capitaine Achab l'agace était en fait une bonne chose. Achab l'agaçait, elle aussi. D’ailleurs, si ça n’était pas le cas, le livre n’aurait aucun d’intérêt. C’était l’obstination de cet homme qui conduisait à la ruine du bateau. Le lecteur le sentait venir mais ne pouvait rien y faire à part continuer à lire.

"Je suis désolée", dit-elle alors, "je viens de vous dire comment se termine le livre, mais je n'ai pas encore fini de photocopier tout le livre pour la classe".

"Je connais la fin, Madame. Tout le monde la connaît."

"Qu'en pensez-vous ?"

"Je ne pense pas que l'eau soit synonyme de mort, comme vous l'avez dit la semaine dernière. C'est la vie. J'ai compris ça sur 2319."

"Sur quoi ?"

"La colline".

"Ah, dit-elle. "La colline ! Vous n'avez pas encore lu cette partie, mais savez-vous qui est le seul survivant dans l'histoire ?"

"Ismail, le narrateur, évidemment. Comment aurait-il pu raconter l'histoire autrement ?"

"Savez-vous comment il survit au naufrage ? Il survit en s'accrochant à un cercueil fait pour un homme mort."

"Quel est le rapport avec l'eau ?", demanda-t-il. 

"Mais tout ! Le cercueil en question flottait sur l'eau."

Il n'était toujours pas d'accord. Il marmonna à nouveau. Et quand elle lui demanda de parler plus fort, il lui dit que le capitaine Achab avait sans doute voulu mourir.

"Et si c'était le cas ?", répond-elle.

"Parfois, un homme est mis à l'épreuve. C'est la volonté de Dieu. D'autres fois, un homme tente le destin et doit perdre."

"M. Ebadi, vous parlez comme quelqu'un qui a sa place en chaire."

"Il n'y avait aucun intérêt à ce qu'Achab s'en prenne à la baleine, Madame. Il n'y a pas d'intérêt à en parler non plus."

"On pourrait dire la même chose de tous les livres que nous lisons. Ici, nous étudions la littérature, pas les mathématiques".

Ses mots l’arrêtèrent. Il devint pensif, ne dit plus rien. A la page 2 de Moby Dick il y avait une phrase qu'il avait beaucoup aimée : " l'eau et la méditation vont de pair à jamais." Ça, il pouvait le comprendre. Il était d’accord. Il était doué pour se rappeler des citations. Avant la guerre, il avait gagné le respect de son quartier parce qu’il était celui qui connaissait le livre sacré par cœur. Il était aussi doué en récitation et il s’était rendu compte que c’était son étude du Livre qui l’avait rendu si bon dans l’apprentissage des langues étrangères. L’anglais ne suffisait pas. Et l’anglais n’était pas la langue du diable. Il se demanda à quoi pouvait ressembler la langue du diable. Il éprouva soudain une sensation de chaleur qui le poussa à se replier en lui-même et à se mettre à l’aise.

Professeur Foruzan avait une certaine sagesse, il devait bien l’admettre. Elle était en train de lui dire qu’elle sentait qu’il avait plein d’histoires à raconter. Il avait besoin de quelqu’un à qui parler, lui dit-elle. Alors qu’ils s’enfonçaient sur les routes de la ville et que les vendeurs de betteraves furent suivis de colporteurs de fleurs, de cigarettes et de bananes à chaque feu, Ebadi commença à espérer que le trajet continuerait pour toujours. Il prit conscience qu’il n’avait jamais été le passager d’une femme de sa vie et qu’il n’avait jamais été le seul passager de sa vie. Jamais ! Professeur Foruzan, évitant de justesse un gamin qui vendait des roses et des œillets, se demanda pourquoi cette nation avait une telle obsession pour les fleurs. Ebadi avait une réponse toute prête. Mais il ne dit rien. Il avait vraiment aimé les toutes premières pages de Moby Dick. Mais juste les toutes premières pages. Avec un peu d’entraînement, il savait qu’il serait même capable de réciter non seulement une phrase ici et là, mais tout le premier chapitre par cœur. Prenez le plus distrait des hommes, absorbé dans la plus profonde des rêveries, dressez-le sur ses jambes, incitez-le à poser un pied devant l’autre, et il vous conduira infailliblement vers l’eau, pour autant qu’il y en ait dans la région.

Il imagina Professeur Foruzan sous la forme d’yeux gigantesques, regardant ses moindres mouvements lors de ces jours sur 2319. Il pensa qu’elle devait vivre seule, passant ses après-midi et ses soirées à lire et à se cuisiner des plats étranges et exotiques d’endroits lointains qu’il ne visiterait jamais. Il la voyait faire de longues balades, seule, sur les chemins de montagne au-dessus de Téhéran. Elle y mangeait des œufs durs et des dates pour le petit-déjeuner et redescendait à grandes enjambées, toujours seule, occasionnellement elle envoyait des lettres à de vieux amis en Amérique ou en Europe, écrivait un poème de temps en temps. Il la voyait au musée, regardant les images de la guerre à nouveau mais en pensant à lui cette fois.

A un moment donné, il était sorti de la voiture et avait réussi à dire au revoir et merci, mais son imagination ne s’arrêta pas là. Ce soir-là, ses colocataires rentrèrent tard et Ebadi était allongé sur son lit, affamé, voyant à nouveau les yeux de Professeur Foruzan le regardait en train d’appliquer quelques gouttes d’eau sur les lèvres des blessés. Il la vit le regardant, n’importe quand, n’importe où. Puis Ebadi tomba malade. Il eut de la fièvre. Il ne quitta pas son lit tout le reste de la semaine, il eut de la chance que l’un de ses colocataires le prenne finalement en pitié et lui amène un peu de pain et de fromage avec un bol de soupe tous les jours. La fièvre l’exaltait. Elle lui fit imaginer qu’il pouvait voler. Il rêva que Professeur Foruzan pensait qu’il s’était noyé dans le lac où les hommes avaient fait du ski nautique. Il rêva que sa mort lui avait brisé le cœur et qu’elle avait demandé à ses étudiants d’être bien attentifs parce qu’aujourd’hui, elle allait leur raconter une histoire d’eau et d’un endroit appelé 2319. Des milliers et milliers d'hommes sont figés dans des songes océaniques. La classe lirait Moby Dick différemment à partir de maintenant.

Lorsqu’il se remit, il fit ce qu’il s’était promis de faire et commença à mémoriser l’intégralité du premier chapitre. Certains paragraphes lui parurent complètement vides de sens et il les laissa tomber. D’autres ne lui parlèrent pas. Mais d’autres, oui : Je songeai à naviguer un peu et à voir l'étendue liquide du monde. Il vit Ismaïl, le narrateur, s’accrocher à un cercueil pour rester en vie. Et il vit le gamin, mort, dans un ruisseau au Kurdistan. Même s’il n’avait jamais vu le corps du gamin de ses yeux. L’équipe de sauvetage lui en avait seulement parlé. Ils étaient pressés et n’avaient pas pu le repêcher. Il leur avait demandé s’ils avaient vu un garçon, de 14 ou 15 ans, et ils lui avaient répondu que oui, ils l’avaient trouvé dans le ruisseau, mort depuis peu. Mais ils avaient dû continuer dans la direction opposée et n’avaient pas pu le sortir de l’eau. A ce moment-là, Ebadi était trop faible pour marcher. C’était comme ça. Il n’avait jamais revu le gamin, il n’arrivait donc pas à imaginer Professeur Foruzan le regarder regarder le gamin.

A l’arrière, les infirmières avaient été tout particulièrement gentilles avec lui. Il avait appelé ses parents et parlé à son père, qui lui avait dit qu’il avait sacrifié un agneau pour qu’il revienne sain et sauf. Puis les docteurs lui avait dit que son poignet était un miracle et qu’Ebadi devrait en être reconnaissant jusqu’à la fin de ses jours.

Ebadi était reconnaissant envers son colocataire, qui lui avait apporté à manger, un gamin de 20 ans qui était entré dans le Département d’économie mais qui détestait la matière. Le vendredi, quand il lui apporta son dernier bol de soupe et un peu de pain, Ebadi lui demanda comment il pourrait lui rendre la pareille.

"La prochaine fois que je révise mes pas de danse ici, tu dois rester et me regarder au lieu de jurer dans ta barbe et de partir en claquant la porte."

"Je resterai et je regarderai. Merci."

Le jour suivant, un samedi, c’était le début de la semaine et Ebadi retourna en cours, il avait l’air émacié et trop faible pour porter son sac à dos avec toutes les pages de sa copie de Moby Dick. Il prit place dans le cours de Professeur Foruzan et remarqua qu’elle donnait un cours sur des parties du roman qu’il n’avait pas encore lues. Quand il regarda autour de lui, il remarqua aussi que les autres étudiants avaient ajouté des pages à leur copie par rapport à la semaine dernière. Professeure Foruzan parlait de la couleur blanche de la baleine et de l’Amérique du XIXe siècle. A la fin du cours, Ebadi resta assis un moment, puis se découragea et commença à se lever alors que les derniers étudiants sortaient.

"M. Ebadi, attendez ici une minute."

Il attendit.

Elle avait tellement de livres et de papiers à rassembler à la fin du cours à chaque fois. Il se demanda combien de livres elle possédait. Où est-ce qu'elle habitait et écrivait-elle de la poésie ou pas ? Si oui, dans quelle langue ?

Elle le regarda en face. "J'ai eu peur que vous ayez abandonné mon cours, M. Ebadi".

"J'étais très malade, Madame. Mais je lisais le livre."

Elle acquiesça. “C’est bien, j’en suis ravie.” Puis elle se mit en route. Il s’était préparé à ce moment. Il l’avait répété comme il aurait mémorisé un bout deMoby Dick ou du livre saint. Il lui demanderait si elle voulait l’épouser. Elle lui demanderait ce qui le laissait penser qu’elle n’était pas déjà mariée. Il lui dirait que les gens parlent par ici. Elle lui dirait non, elle ne voulait pas l’épouser. Il ne demanderait pas pourquoi et n’insisterait pas. C’était déjà beaucoup de lui poser la question. Elle se retournerait à la dernière minute et lui demanderait s’il abandonnerait son cours maintenant, et il lui dirait non, il resterait. Puis elle lui demanderait s’il avait réussi à se rappeler le nom du gamin. Il lui dirait quelque chose d’intelligent et qui n’aurait du sens que pour eux deux, et personne d’autre au monde. Il s’appelait Océan, il s’appelait 2319, vous pouvez l’appeler Ismaïl si vous le souhaitez…

Le professeur Foruzan se tourna vers lui, comme si elle allait lui demander s'il avait besoin d'être raccompagné à nouveau. Ils se regardèrent l'un l'autre.

"Voulez-vous m'épouser, Mademoiselle Foruzan ?"

"Non. Bien sûr que non." 

Après une pause, elle lui demanda : "Est-ce que cela signifie que vous allez abandonner mon cours maintenant ?"

"Non, Madame. Je reste."

 

Salar Abdoh est un romancier, essayiste et traducteur iranien qui partage son temps entre New York et Téhéran. Il est l'auteur des romans Jeu du poète (2000), Opium (2004), Téhéran au crépuscule (2014), et Out of Mesopotamia (2020) et l'éditeur du recueil de nouvelles Téhéran Noir (2014). Son dernier roman, A Nearby Country Called Lovepublié l'année dernière par Viking, a été décrit par le New York Times comme "un portrait complexe des interactions humaines dans l'Iran contemporain". Salar Abdoh enseigne également  la création littéraire dans le cadre du programme d'études supérieures du City College of New York de la City University of New York.

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1 commentaire

  1. J'adore les écrits de Salar Abdoh. Même si les thèmes de la guerre sont lourds, sa prose me laisse un sentiment d'émerveillement et de vie.

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