D'expérience, je sais que les Palestiniens sont obsédés par Israël, en particulier ceux qui vivent sous l'occupation, car la loi et l'armée israéliennes contrôlent tous les aspects de leur vie. Dans le même temps, Israël a éduqué son peuple à ne pas du tout voir les Palestiniens.
Three Worlds: Memoirs of an Arab-Jew, mémoires d'Avi Shlaïm
One World en 2023
ISBN 9780861548101
Selma Dabbagh
En écrivant son livre le plus personnel à ce jour, l'historien révisionniste israélo-britannique Avi Shlaïm a adopté la position la plus politique qui soit. Shlaïm, membre émérite du St. Antony's College d'Oxford, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur l'histoire du Moyen-Orient, notamment Le mur de fer : Israël et le monde arabe et Israel and Palestine: Reappraisals, Revisions, Refutations. Three Worlds est le récit des souvenirs d'un membre d'une ancienne communauté : les Juifs irakiens, qui ont été déchirés dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Depuis, l'auteur a vécu en tant que membre d'une minorité, en Israël puis en Angleterre.
L'enfance de Shlaïm à Bagdad était riche à la fois matériellement et culturellement. "Les Juifs d'Irak ne vivaient pas dans des ghettos et n'ont pas connu la répression violente, la persécution et le génocide qui ont marqué l'histoire des juifs en Europe", écrit-il en faisant référence à l'hystérie chrétienne contre les Juifs qui a abouti à l'Inquisition, aux pogroms et, enfin, à l'Holocauste. Les Juifs d'Irak ont été expulsés, affirme-t-il, mais pas pour les raisons invoquées dans les récits historiques classiques. "Ma famille n'a pas quitté l'Irak pour Israël en raison d'un choc des cultures ou d'une intolérance religieuse", observe M. Shlaïm. "Notre univers ne s'est pas effondré parce que nous ne pouvions pas nous entendre avec nos voisins musulmans. Le moteur de notre déplacement était politique, et non religieux ou culturel". Ce moteur politique, montre-t-il, était à la fois externe, sournois et délibérément source de division. Il s'agissait d'un transfert de population planifié, qui n'était pas souhaité par la population elle-même et qui ne lui profitait pas. Les Juifs arabes, affirme-t-il de manière convaincante dans Three Worlds, ont été les victimes d'un conflit dont ils n'étaient ni à l'origine, ni les profiteurs, mais qui a conduit à l'anéantissement de la culture ancienne qui leur était propre.
Rares sont ceux qui, parmi les spécialistes des questions palestiniennes et israéliennes, ne connaissent pas l'historien Avi Shlaïm. En tant qu'intellectuel, il est au sommet de son art non seulement il est très apprécié en tant qu'universitaire, mais il a également présenté des témoignages d'experts à la Cour internationale de justice, la plus haute juridiction du monde, pour l'aider dans ses décisions sur la Palestine/Israël. Il a fait la différence sur le plan politique, non seulement en raison de son érudition, mais aussi de son aisance en tant qu'écrivain et de son énergie en tant qu'orateur, ce qui a permis à ses idées et à ses paroles de se répandre. En tant que juif israélien, sa voix est essentielle pour nous guider vers un avenir pacifique. Comme moi, il croit en la solution d'un seul État, avec des droits égaux pour tous, du Jourdan à la mer. On ne peut que souhaiter qu'il y ait plus de juifs israéliens qui partagent ses convictions, sa vision, sa rigueur intellectuelle, ses passions et son courage. Il a toujours été en minorité, à la fois en tant que Juif en Irak, puis en tant que Juif arabe en Israël, et enfin en tant que Juif arabe israélien antisioniste en Grande-Bretagne.
Three Worlds est l'histoire de l'homme derrière l'intellectuel. Il s'agit d'un récit surprenant, divertissant et honnête des dix-huit premières années de sa vie. Shlaim, en tant que narrateur, apparaît comme excentrique, curieux et sympathique. Voici l'un de ses premiers souvenirs :
J'avais deux ou trois ans, j'étais sous la garde de ma nounou, assis sur un tapis persan sur le toit de notre maison, entouré de jouets de toutes sortes, dont une paire de ciseaux en plastique d'une taille grotesque. J'ai choisi d'essayer les ciseaux sur le gros orteil de ma nounou. Elle a eu l'air d'apprécier énormément le jeu, poussant de grands éclats de rire et m'encourageant à appuyer de plus en plus fort sur les ciseaux. Plus j'appuyais, plus ses rires étaient forts.
"Cet épisode, écrit-il, est une miniature de ma vie familiale à Bagdad : nous menions une vie détendue et confortable, entourés de nounous et de domestiques. J'étais privilégié et choyé, et même si je me montrais parfois apparemment méchant, cela était accueilli avec une indulgence affectueuse. Le résultat de tout cela a été une enfance heureuse et sans soucis."
Il y a dans son caractère une confiance et une liberté d'esprit qui sont, à mon avis, liées à sa capacité d'être courageux. Les historiens possèdent une vision large du passé qui leur permet de saisir le potentiel de changement dans l'avenir, en agissant dans le présent. Les frontières des États ne sont pas fixes, les méthodes de gouvernance sont susceptibles d'être remises en question, les actions et les relations individuelles comptent. L'apartheid peut être démantelé.
Dans Three Worlds, Shlaïm montre comment l'Irak a été délibérément rendu dangereux pour les Juifs après la création de l'État d'Israël en 1948. La famille a quitté l'Irak lorsque Shlaim avait cinq ans. Ses premières années en Israël n'ont pas été faciles. Il se replie sur lui-même et est en difficulté sur le plan scolaire. "Au cours de mes deux dernières années d'école primaire, écrit-il, j'étais de plus en plus affligé par ce que l'on pourrait qualifier aujourd'hui d'angoisse existentielle. Ce que j'ai vécu à petite échelle, c'est ce que les juifs irakiens ont vécu dans tout Israël : le manque de respect pour notre origine irakienne, l'ignorance de notre histoire, le dédain pour notre culture, le dénigrement de notre langue et les mesures sociales pour nous faire entrer dans le nouveau moule européen-sioniste-israélien". Il n'est pas surprenant que les choses aient été difficiles pour le jeune Avi. Le mépris pour les populations juives de son origine venait du sommet de l'État d'Israël. Le Premier ministre David Ben Gourion a qualifié les juifs orientaux de "hordes sauvages" et le ministre des Affaires étrangères Abba Eban a parlé à l'époque de la nécessité de "leur inculquer [aux Juifs orientaux] un esprit occidental et de ne pas les laisser nous entraîner dans un Orient contre nature".
Shlaïm s'est installé en Israël en 1950 avec sa mère et ses frères et sœurs. Bien que je me considère comme assez bien informée sur les relations Palestine/Israël, je me suis rendue compte en lisant ces sections de Three Worlds que j'avais lu peu d'ouvrages historiques, fictifs ou autres, d'écrivains israéliens qui décrivaient Israël comme un lieu, une société ou une communauté, sans que les Palestiniens ne constituent un point de référence, aussi périphérique soit-il. En écrivant avec les yeux de l'enfant qu'était Shlaim, les Palestiniens ne figurent tout simplement pas dans sa description du projet de nouvel État ténu et hétérogène dans lequel il a été forcé de s'adapter. D'après mon expérience, les Palestiniens ont été contraints d'être obsédés par Israël, en particulier ceux qui vivent sous l'occupation, car la loi et l'armée israéliennes contrôlent tous les aspects de leur vie. Dans le même temps, Israël a éduqué son peuple à ne pas du tout voir les Palestiniens.
Cette absence m'a donné envie de lire la suite des mémoires de Shlaïm, qui expliquerait le processus de lavage de cerveau tel qu'il l'a vécu, les réflexions qu'il en fait aujourd'hui et, surtout, les rencontres et le processus de réflexion qui l'ont amené à devenir la personne qu'il est aujourd'hui. Je ne peux pas imaginer que le processus de prise de conscience des mensonges auxquels quelqu'un a cru ait été confortable ou facile. Le fait d'appartenir à une minorité l'a probablement aidé à le faire, en l'encourageant à critiquer le courant dominant et à penser librement. Le nationalisme européen et le sionisme défendent des identités collectives avec un objectif commun. Three Worlds ne révèle pas seulement les ravages que ces idéologies politiques peuvent causer à ceux qui sont jugés trop étrangers à leurs projets, mais aussi le pouvoir et l'intégrité dont un individu appartenant à une minorité est capable.
J'ai également été intriguée de lire dans Three Worlds les méthodes utilisées pour installer les nouveaux immigrants juifs en Israël : la force et des permis restrictifs ont permis de les mettre en place. Peu d'entre eux souhaitaient vivre en dehors des villes et devaient être poussés vers la campagne, un terrain qui avait été dépeuplé par la force de ses habitants palestiniens et où environ 500 villages avaient été détruits. "La plupart des olim voulaient vivre dans les grandes villes du centre du pays ou à proximité, mais ils se sont souvent retrouvés dans des zones rurales éloignées, dans le Néguev aride et dans les zones frontalières. Certains ont résisté physiquement à l'idée d'être jetés dans ce nouveau lieu de résidence qui leur avait été imposé". Un exemple poignant est celui d'un chauffeur de bus qui "rentrait parfois tard le soir au début des années 1950 avec des taches de sang sur sa chemise à la suite d'échauffourées avec des immigrants qui refusaient de descendre du bus". Lorsqu'on lit les récits de réfugiés palestiniens risquant la mort pour franchir les frontières (criminalisés par la loi israélienne sur la Prévention de l'infiltration de 1948) pour cueillir les fruits des arbres de leurs terres, d'enfants qui en sont à la cinquième génération née dans les camps de réfugiés et qui connaissent encore le nom des villages, souvent détruits, dont ils sont originaires, les femmes continuant à utiliser les couleurs et les fils distinctifs de leurs villages dans leurs broderies tatreez sans parler de la prose, de la poésie et de l'art qui déplorent la perte de la terre, il est d'autant plus douloureux de lire qu'une population a été chassée d'un territoire sous la menace d'un fusil, et qu'une autre population a été forcée de s'y installer de la même manière.
L'horreur des transferts de population forcés, qui est au cœur du colonialisme et du sionisme, est documenté dans Three Worlds, depuis les décrets législatifs, les agents secrets et les attentats à la bombe jusqu'aux dommages sociaux et psychologiques infligés aux enfants et aux familles. Les idéologies racistes sous-tendent le remplacement d'une population par une autre. Elles s'appuient sur les laissés-pour-compte que sont les "autres" pour se maintenir et leurs préjugés se transmettent à travers la société, comme une maladie contagieuse, qui devient à son tour de plus en plus partisane de ces préjugés alors même qu'elle se fragilise et s'éloigne de ses mythes fondateurs.
Shlaïm est le narrateur de ces mémoires, mais il y a aussi une magnifique héroïne dans Three Worlds : la mère d'Avi, et des antagonistes démasqués avec brio par le narrateur du livre, assisté de son héroïne. Saida Shlaïm, décédée à l'âge de 96 ans en 2021, était une femme qui a développé une passion pour la natation à Bagdad. "Elle était de plus en plus aventureuse dans les eaux du Tigre, sautant des ponts, faisant des cascades et participant à des compétitions. En outre, elle pratiquait l'équitation et la danse". Mariée à l'adolescence à un homme beaucoup plus âgé qu'elle, sa vie est en partie une histoire du passage de la richesse à la pauvreté. Son ingéniosité, son intelligence et sa force portent les premiers chapitres du livre, car elles ont permis à sa famille de passer de leur manoir sur les rives du Tigre à un petit appartement dans le "morne" Ramat Gan et à la "porcherie", terme qu'elle emploie pour décrire Israël. La force de ses souvenirs, son souci du détail et sa ténacité sont formidables. Les bagues en diamant qu'elle a fait sortir clandestinement de Bagdad (les mémoires sont remplis d'anecdotes dignes des "Mille et une nuits") sont un exemple de ce qu'elle fait pour sauver sa famille de certaines des humiliations que la plupart des juifs arabes ont dû subir à leur arrivée en Israël (comme d'être aspergés de DDT et de devoir vivre dans des tentes qui prennent l'eau dans le désert). Les antagonistes sont des agents israéliens du Mossad qui révèlent, dans une série de vantardises et d'aveux à l'historien toujours charmant qu'est Shlaïm, le rôle qu'ils ont joué en terrifiant et en poussant à l'exil la population juive d'Irak, qui y était installée depuis plusieurs siècles. Pour savoir comment ils ont agi et comment Avi et sa mère ont réussi à les faire admettre leurs faits, il faut lire ces mémoires passionnants, instructifs et émouvants.
Existe-t-il un livre en espagnol ? si oui, où puis-je le trouver aux Etats-Unis ?