Des milliers de Tunisiens tentent la "Harga".

31 octobre, 2022 -
Ils se considèrent comme "déjà morts", alors pourquoi ne pas risquer la traversée périlleuse de la Méditerranée ?" (photo avec l'aimable autorisation de Ghazi Ben Ahmed/Facebook).

 

Sarah Ben Hamadi

 

Le 19 octobre 2022, une petite fille tunisienne de quatre ans est arrivée sur l'île de Lampedusa en Italie, seule, sur un bateau de migration clandestine. Oui, vous avez bien lu, elle n'a que quatre ans et elle est arrivée sur les côtes italiennes sans être accompagnée, après une traversée de plus de 24 heures. Il n'y a pas de mots pour décrire la situation. Les images de la fillette, filmées discrètement par la télévision italienne sans montrer son visage, ont choqué le pays tout entier.

De retour en Tunisie, arrêté par les autorités, le père affirme qu'il devait lui aussi partir avec sa femme et son autre fille, âgée de sept ans, mais dit être resté sur la plage où le bateau est parti précipitamment dans un moment de panique. Les parents ont été placés en détention pour "abandon de mineur".

Alors que les médias et l'opinion publique sur les réseaux sociaux discutaient de la responsabilité parentale, je n'arrivais pas à me sortir ces questions douloureuses de la tête : Que se passe-t-il dans mon pays ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi préférons-nous risquer la mort dans des embarcations de fortune plutôt que de rester en Tunisie ? J'avoue que je n'ai pas de réponse, car la situation est d'une complexité exaspérante.

Synonyme d'échec social et de déchirement, la "harga" (terme désignant l'immigration clandestine en dialecte tunisien - littéralement brûler en anglais - en référence au fait de brûler ses papiers pour ne pas être expulsé vers son pays d'origine) est devenue un projet de vie, voire parfois un projet familial.

L'affaire de la "bambina" n'est qu'un des nombreux drames de cet automne. La même semaine, les garde-côtes tunisiens ont repêché les corps de 15 migrants de différentes nationalités, au large de Mahdia (200 km de Tunis). Quelques jours plus tôt, un ratissage au large de Zarzis (ville côtière du sud de la Tunisie) a permis de retrouver huit corps, qui pourraient être ceux de personnes disparues en mer le 21 septembre dernier et dont les familles attendent des nouvelles depuis lors. Ce n'est pas la première fois et ce ne sera certainement pas la dernière qu'une telle tragédie se produit - sauf que cette fois-ci, les corps ont été exhumés. Ils ont été enterrés sans que leurs familles en soient informées. Accusées de négligence, les autorités peinent à contenir la colère des habitants et des familles des migrants disparus. Les routes de Zarzis ont été fermées et des pneus ont été brûlés. Les pêcheurs se sont mobilisés volontairement pendant des jours pour rechercher les corps en mer. Une grève générale d'une journée a été observée.

La Méditerranée est devenue une route de la mort, et la Tunisie un cimetière de l'espoir.

 

 

Pour la seule année 2022, 15 395 migrants clandestins ont atteint les côtes italiennes, selon l'ONG Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux(FTDES), Parmi eux, on compte environ 2 000 mineurs et près de 600 femmes. "Nous sommes passés de 73 femmes en 2019 à près de 600 en 2022", explique Islam Gharbi, membre du FTDES. En cause, le taux de chômage élevé et les difficultés financières de la Tunisie. Selon la même ONG, "plus de 540 immigrants illégaux ont disparu depuis le début de l'année 2022."

Et malgré les drames récurrents, ces départs clandestins sont devenus monnaie courante. Des familles entières partent à leurs risques et périls, et certains haragas (immigrés clandestins) ont commencé à filmer et partager leurs traversées sur les réseaux sociaux. Ce nouveau phénomène est peut-être aussi surprenant que déplorable. En 2021, une jeune Instagrammeuse de 18 ans, qui comptait alors près de 200 mille followers, a publié une vidéo de sa traversée vers l'Italie, ravie d'avoir réussi. Elle a transformé le périlleux voyage en bateau en une banale traversée Instagrammable. Placée dans un centre de détention, la jeune fille a continué à publier des récits de son quotidien, qu'elle a tenté de glamouriser.

Le réalisateur tunisien Lassaad Oueslati sur le tournage de "Harga" à l'été 2020 (photo Lilia Blaise).

Consciente de l'ampleur croissante de l'immigration clandestine, la télévision nationale tunisienne a produit en 2020 un feuilleton intitulé tout simplement "Harga". Diffusé pendant deux saisons, le feuilleton s'attarde sur les raisons qui poussent les Tunisiens à tenter la harga, ainsi que sur les politiques migratoires restrictives des pays européens, et les difficultés que rencontrent les migrants clandestins en Europe... quand ils ne perdent pas la vie en mer.

Avec "Harga", le réalisateur Lassaad Oueslati a voulu aborder un phénomène devenu "presque banal". Au-delà des difficultés financières, il a constaté "une perte d'attachement des jeunes à leur pays."

Interviewé dans Le Monde, Oueslati a déclaré : "Je devais faire cette série car cette question nous touche tous au quotidien. Chaque Tunisien a dans son entourage quelqu'un qui a émigré clandestinement. Pour créer les personnages et un décor réaliste, je suis allé en Sicile avec mon producteur et nous avons rencontré de nombreux Tunisiens en situation irrégulière, que ce soit dans les centres de détention, les hotspots [points d'enregistrement des migrants à leur arrivée en Europe], ou dans la rue. J'ai également mené des entretiens avec les familles de près de 500 personnes disparues en mer et dont les proches n'ont ni les corps ni les preuves de leur décès."

Un malaise généralisé

Si l'immigration clandestine a souvent été perçue comme un problème touchant la frange pauvre et marginalisée de la société, la Tunisie est aujourd'hui confrontée à un autre phénomène, la fuite des cerveaux, car au milieu de la crise socio-économique qui perdure depuis la révolution de 2011, les Tunisiens de la classe moyenne affluent à l'étranger par des voies légales également.

Le 20 septembre 2022, un rassemblement à Zarzis rend hommage aux Tunisiens disparus en mer (photo Maurice Stierl).

"Et toi, pourquoi tu restes ?" "Tu ne veux pas partir ?" "Qu'est-ce qui vous retient ici ?" Ces questions font désormais partie de la plupart des discussions. Chaque semaine, nous entendons parler d'une personne, d'un couple ou même d'une famille de notre cercle d'amis qui laisse tout tomber pour partir à l'étranger, souvent en France, en Allemagne ou au Canada.

Parmi ceux qui émigrent, on trouve des personnes qui semblaient avoir une situation confortable ici en Tunisie. Il y a d'abord les médecins, dont le départ provoque une telle hémorragie que la chaîne franco-allemande Arte y a consacré un reportage, intitulé "Tunisie : le grand exode des médecins." Chaque année, près d'un millier de médecins partent en France, un pays qui connaît lui-même une pénurie et qui profite donc de ces départs. Hautement formés et maîtrisant la langue de Molière, les médecins tunisiens n'ont pas de mal à travailler pour les hôpitaux français. Les ingénieurs ne sont pas en reste non plus : entre 2015 et 2021, 39 000 ingénieurs ont quitté le pays, selon le président du Conseil des ingénieurs tunisiens.

Si la Tunisie peut s'enorgueillir du fait que de nombreux jeunes sont bien formés, ces départs massifs révèlent un malaise général dans le pays et un malaise particulièrement profond ressenti par notre jeunesse. Une crise à laquelle l'Etat ne réagit pas, soit par déni, soit par manque de vision. Car si l'immigration clandestine peut parfois refléter un manque de perspectives, les départs massifs par les voies régulières montrent que les raisons ne sont pas toujours financières. Entre désenchantement et incertitude, les Tunisiens ont aujourd'hui du mal à croire à un avenir meilleur dans leur pays, pour eux ou pour leurs enfants.

Dans son roman Les désorientésAmin Maalouf écrit : "La disparition du passé est facile à consoler ; c'est la disparition de l'avenir dont on ne se remet pas. Le pays dont l'absence m'attriste et m'obsède n'est pas celui que j'ai connu dans ma jeunesse, c'est celui dont j'ai rêvé et qui n'a jamais pu voir le jour." La nostalgie de Maalouf peut évoquer son Liban natal, autrefois déchiré par la guerre, mais pour moi, elle évoque la Tunisie d'aujourd'hui. Pour beaucoup d'entre nous qui ont connu l'espoir de la révolution de janvier 2011, la désillusion a caractérisé une grande partie de la décennie qui a suivi.  

Cette décennie, qui devait être suffisante pour instaurer une démocratie et reprendre le chemin du développement, s'est avérée chaotique, les gouvernements successifs n'ayant pas apporté la moindre solution aux problèmes structurels du pays. Pire, ces problèmes se sont accumulés et nous nous trouvons aujourd'hui confrontés à une crise économique et à une instabilité politique. Les jeunes Tunisiens - qui après la fierté retrouvée d'appartenir à ce qui était décrit comme "la seule démocratie arabe" - se retrouvent aujourd'hui dans une situation où le pays ne représente à leurs yeux qu'obstacles et difficultés.

Je reste convaincu que le pays a beaucoup de potentiel et qu'il y a encore des choses à faire ici. La Tunisie peut être redressée si on la met entre de bonnes mains. Aujourd'hui, avec ce désenchantement, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur notre avenir. Et si rien ne change ? Et si la situation s'aggravait encore ? Et si j'aspire à quelque chose de mieux ? Ces questions sont légitimes dans cette atmosphère morose. 

Il y a un dicton qui fait le tour des réseaux sociaux ces derniers temps : "On t'aime, Tunisie, mais tu nous as rendu la tâche très difficile." Je pense que cela résume l'état d'esprit dans lequel beaucoup d'entre nous se trouvent.

La Tunisie connaît une hémorragie de haragas, ce qui m'amène à m'inquiéter d'abord du problème de l'atteinte au droit à la mobilité, et de toutes les restrictions imposées par les pays de la rive nord de la Méditerranée. Ces personnes choisissent la migration clandestine car il leur est impossible de partir par les voies régulières, même pour un voyage touristique. Deuxièmement, il y a un sentiment de tristesse mêlé d'impuissance. Voir des gens si désespérés qu'ils préfèrent risquer leur vie en mer plutôt que de rester ici est douloureux. Et constater que l'État ne gère ce problème que sous l'angle sécuritaire, incapable de trouver une solution, est révoltant. Même si on est dans une situation confortable, on ne peut pas être insensible à cette crise.

Il est temps de s'asseoir et d'analyser ce qui se passe : Oui, il y a un grand malaise social. Comment y remédier et redonner espoir à ces jeunes et à ces familles désemparées ? Comment leur redonner confiance en leur pays, et leur démontrer que l'herbe n'est peut-être pas plus verte ailleurs ? Comment les faire rêver chez eux ? C'est toute une stratégie qui doit être mise en place. 

 

Sarah Ben Hamadi est une blogueuse renommée et a collaboré avec divers médias internationaux. Ses écrits portent sur des questions sociétales et culturelles dans son pays, la Tunisie, et dans le monde arabe. Active dans les organisations à but non lucratif, elle a été membre du conseil d'administration du think tank Le Labo Démocratique et membre du Pacte Tunisien. Elle est directrice de la communication basée à Tunis et tweete @Sarah_bh.

fuite des cerveauxhargaimmigration clandestineMéditerranéemigrantsTunisie

Laissez un commentaire

Votre adresse électronique ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont marqués d'un *.