Les mouvements d'échecs du thriller d'espionnage de Tarik Saleh, Boy From Heaven.

15 novembre, 2022 -

 

 

Karim Goury

 

Cinq ans après L'incident du Nile Hilton (2017), Tarik Saleh nous emmène à nouveau au Caire, au cœur de la plus grande institution sunnite d'Égypte et du monde musulman : Al-Azhar. À travers les yeux d'Adam, un simple fils de pêcheur qui vient d'être admis à étudier dans la célèbre université islamique, nous allons vivre son parcours initiatique, qui se révélera bien différent de l'idée que nous nous faisons des études coraniques. Tarik Saleh nous invite à vivre une histoire pleine de violence et de tension.

Servi par deux excellents acteurs (entre autres) - Fares Fares (déjà parfait dans The Nile Hilton Incident) et Tawfeek Barhom - le film déroule une intrigue au suspense implacable (le scénario a été primé au Festival de Cannes 2022), digne des grands films d'espionnage - infiltration, trahison, chantage, menaces, trafic d'influence...

Pieux et naïf, Adam arrive au Caire directement de sa campagne natale, manifestement pour la toute première fois. Toute sa jeune vie, il a dû prêter main forte à son père (courageux pêcheur et père intransigeant de trois garçons), à qui il n'a même pas annoncé son admission à Al-Azhar par peur de sa brutalité, autant que par culpabilité de l'abandonner. Sa mère est morte, ce qui fait de Boy From Heaven un film (presque) exclusivement masculin.

Tawfik Barhom dans le rôle d'Adam dans Boy From Heaven de Tarik Saleh (photo courtoisie Atmo).

Dès qu'Adam arrive dans l'antre des religieux, l'étau se resserre inexorablement autour de lui. On sent très vite les doctrines qui s'affrontent, les luttes de pouvoir qui opposent les cheikhs. Ces antagonismes sont exacerbés par la mort (naturelle) du Grand Imam, qui doit être remplacé par un vote des cheikhs de l'institution.

À côté du pouvoir religieux, mais avec une emprise invisible sur lui, se trouve le pouvoir politique - qui n'est jamais très loin en Égypte. Des hommes réunis en secret au siège de la Sécurité d'Etat décident d'interférer dans l'élection du Grand Imam d'Al-Azhar. Un candidat proche du pouvoir est désigné par le représentant direct du président Al Sissi (omniprésent dans ses portraits qui jalonnent les rues du Caire) et de ses partisans, qui sont représentés comme une cabale secrète ayant les pleins pouvoirs sur la société civile, religieuse et militaire égyptienne.

On s'attend à ce que le film dresse un réquisitoire contre le régime égyptien corrompu actuel, et c'est là sa force, mais on peut s'interroger sur les conditions de production, compte tenu de la censure et des pressions auxquelles le réalisateur a dû être soumis. On sait que le réalisateur, de nationalité suédoise, est persona non grata en Egypte depuis l' incident du Nile Hilton et que Boy From Heaven a été tourné dans la mosquée Süleymaniye à Istanbul. Saleh refuse cependant d'accuser qui que ce soit, tant il est vrai que c'est tout un système de corruption qu'il dénonce, et à la fin du film, on ne sait plus très bien qui, dans ce système, sont les maîtres et qui sont les pions. Ce subtil renversement des positions permet au film d'interroger le spectateur dans un registre plus personnel, presque philosophique. Quelle responsabilité la place que nous occupons nous donne-t-elle ? Quels choix devons-nous faire ? Et quelles en sont les conséquences ? Politiquement, Tarik Saleh fait des choix cinématographiques. Ou l'inverse. C'est par le cinéma qu'il répond à ses questions politiques.

L'inspecteur Colonel Ibrahim, joué par Fares Fares, interroge Adam dans Boy From Heaven (photo courtoisie Atmo).

Mais revenons à l'histoire. L'apprentissage d'Adam commence loin de toutes les manœuvres sordides et obscures, tant religieuses que politiques. La foi et la naïveté du jeune homme font de lui un étudiant modèle, promis à un bel avenir de cheikh. Mais un meurtre au sein même de l'université va brutalement bouleverser son destin. L'étudiant assassiné était un espion du gouvernement. Juste avant de mourir, il s'est senti en danger et a décidé d'arrêter. Il a réussi à nommer Adam pour prendre sa place en tant que taupe de la Sécurité d'Etat sans qu'Adam le sache.

Dès lors, Adam est pris dans un mécanisme dont il ne voit pas les rouages, mais dont il devine peu à peu les avantages et les dangers. Manipulé par des personnes diverses et variées, le jeune homme devient à la fois un pion et une tour dans cette partie d'échecs politico-religieuse.

Boy From Heaven est un film hyperréaliste. Il nous entraîne dans un univers secret, fascinant et forcément fantasmé. Ici en Europe (j'écris depuis la France), le monde arabo-musulman est un mystère pour la plupart des gens, largement inconnu dans son fonctionnement institutionnel. Et pour le reste du monde, il peut sembler effrayant. Ce n'est pas que le point de vue de Saleh nous rassure vraiment sur la santé mentale de ce monde, mais en tout cas, il nous ouvre ses portes. C'est déjà beaucoup pour ceux qui ne le connaissent pas. Le film a certes une portée documentaire. Dès la deuxième séquence, on comprend qu'Adam n'avait aucune chance d'échapper au destin que son père (et la société égyptienne) lui avait assigné, mais qu'il a réussi à changer ce qui semblait écrit à force de travail, guidé par le cheikh de son village. Son admission à la prestigieuse université Al-Azhar est un graal qui lui permet de rêver d'une vie matérielle meilleure, mais aussi d'accomplir une identité religieuse qui devient symboliquement au moins aussi importante que l'acquisition d'un statut plus matériel.

 

 

La tragédie cinématographique est ici la pureté du désir d'Adam sur le point de se réaliser, brisée par la corruption, l'injustice et l'arbitraire qui enferment l'Égypte, interdisent les possibilités et étouffent toute sa société. Pour Adam, le rêve est impossible et se transforme en cauchemar. Plongés dans l'univers subjectif du jeune Égyptien, nous sommes aussi impuissants que lui face à l'implacable machine prête à nous engloutir.

L'affiche de Boy From Heaven.

La tragédie réside également dans l'autorité policière incarnée par le colonel Ibrahim. Fares Fares livre une performance forte et subtile. Physiquement, il est l'opposé du Major Noredin Mostafa dans le précédent film de Saleh. Ses cheveux gris sont hirsutes et clairsemés, ses yeux sont agrandis par des verres correcteurs, lui donnant l'apparence d'un vieux chien battu, et ses vêtements amples suggèrent la silhouette d'un fonctionnaire sans envergure. Il se tient voûté, comme fatigué, alourdi par l'inertie et la lourdeur du pouvoir qu'il incarne. Sa position est censée être intimidante mais son apparence n'inspire que pitié et mépris. Enfin, on voudrait voir dans ce personnage l'incarnation prémonitoire d'un régime à bout de souffle, qui s'autodétruit et s'asphyxie par sa propre perversion.

En comparaison, la jeunesse incarnée par Tawfeek Barhom dans le rôle d'Adam est l'exact opposé de celle de Fares Fares. Sa force vitale, même lorsqu'il est pris dans des situations dont il n'aurait jamais pu imaginer la violence, et sa force de caractère, sont la personnification d'une jeunesse égyptienne appelée à prendre son destin en main. Et nous (re)pensons au Printemps arabe qui a secoué l'Égypte et le monde arabe, porté par sa jeunesse, il y a maintenant plus de 10 ans. On se demande pourquoi cette révolution n'a pas suivi son cours et n'a pas réussi - c'est ainsi qu'Adam nous inspire dans le film. Jeune novice, il est comme un roseau. Il peut plier, mais il ne se casse pas.

Jamais dans le film, Adam ne semble totalement dépassé par ce qui lui arrive. Il fait face aux événements avec courage et abnégation. Sa capacité d'adaptation est immense. À chaque danger qui se présente à lui, c'est comme s'il avait le choix entre le bien et le mal. Chaque décision qu'il prend le rapproche du jugement dernier. Il continue à avancer et nous avançons avec lui. Mais à aucun moment le pouvoir sur lui ne parvient à lui faire abdiquer sa foi. Tel est l'échec inévitable et l'aveuglement de tout autoritarisme.

La fin de Boy From Heaven est une idée brillante tant au niveau du scénario que de la réalisation. Plutôt qu'un retournement de situation spectaculaire, un Deus Ex Machina classique (et j'utilise cette expression à dessein !), le dénouement du film correspond exactement à la fin de la formation du jeune Adam, comme si les deux voies se confondaient et n'existaient pas l'une sans l'autre.

Saleh réussit ici un coup de force cinématographique : il offre à son personnage principal l'accomplissement de son destin d'homme de foi à travers la résolution même de l'intrigue de ce film d'espionnage exceptionnel.

 

Né en 1972 à Stockholm d'une mère suédoise et d'un père égyptien, Tarik Saleh s'est d'abord fait connaître dans les années 1980 comme l'un des plus célèbres graffeurs de la capitale suédoise. Il a réalisé plusieurs documentaires, dont Sacrificio : Qui a trahi Che Guevara (2001, en collaboration avec Erik Gandini) et Gitmo : The New Rules of War (2005). Il fait ses débuts dans la fiction avec le film d'animation Metropia (2009), dans lequel Stellan Skarsgård, Juliette Lewis, Vincent Gallo et Udo Kier prêtent leurs voix à des personnages. Il a enchaîné avec Tommy (2014), un whodunit avec Ola Rapace. En 2017, The Nile Hilton Incident a apporté à Saleh une reconnaissance internationale : le film a reçu le grand prix du jury au festival de Sundance et a été nommé pour le César du meilleur film étranger. Il a remporté huit Guldbaggen (le César suédois), dont ceux du meilleur film et du meilleur acteur pour Fares Fares. Après avoir travaillé sur les séries Ray Donovan et Westworld, Tarik Saleh a réalisé The Contractor (2022), avec Chris Pine.

Karim Goury est un cinéaste franco-égyptien basé à Paris et diplômé de l'École nationale supérieure d'arts de Paris-Cergy (ENSAPC). Il a notamment réalisé Made in Egypt et The Man Inside.

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