Tel Aviv-Beyrouth, un film sur la guerre, l'amour et les frontières

20 mars 2023 -

Le deuxième long métrage du réalisateur Michale Boganim est actuellement à l'affiche en France, en Allemagne et à Chypre.

 

Karim Goury

 

Lorsque les lumières du théâtre se sont rallumées pendant le générique de fin, je suis restée assise un moment. Derrière moi, deux femmes échangeaient leurs réactions : "C'était un peu trop long et un peu confus..." dit la première. "Oui, mais c'est l'Orient !" dit la seconde. Nous étions au cinéma Arlequin, rue de Rennes, dans le 6e arrondissement de Paris.

Ah, l'Orient et sa complexité. C'est l'une des choses que l'on peut effectivement retenir du film (même si je suis ironique, il y a du vrai dans le cliché).

 

 

Dans la séquence d'ouverture de Tel Aviv-Beyrouth, le réalisateur Michale Boganim nous montre une route sur laquelle roule une vieille Golf décapotable, filmée à partir d'un drone en plongée verticale. La voix off de l'un des deux passagers de la voiture nous apprend qu'une ligne de chemin de fer reliait Beyrouth à Tel Aviv avant la Seconde Guerre mondiale. Le ton est donné, ce sera nostalgique - la nostalgie traverse les films de Boganim, d'Odessa... Odessa ! (2005), Land of Oblivion (2011) et The Forgotten Ones (2021). Un compte à rebours sur l'écran nous ramène en 1984. Ce sera la partie la plus centrale du film, car elle détermine les deux autres périodes, 2000 et 2006. Tel Aviv-Beyrouth est un triptyque.

1984. Il n'y a pas si longtemps. Je me souviens de cette année-là. J'écoutais à la télévision les informations sur les événements du Liban, qui semblaient être une mosaïque d'horreurs. Il y avait le décompte interminable des jours que les otages français passaient dans les geôles libanaises, les innombrables milices, les attentats. Depuis la France, j'imaginais Beyrouth comme l'enfer sur terre, un lieu où la foi fait loi et commande l'anarchie et la violence. Nous n'avons rien compris.

C'est l'année phare du film, celle qui marque les destins. La guerre civile dure depuis près de 10 ans, l'armée israélienne occupe le Sud-Liban depuis deux ans, soutenue par les principales milices chrétiennes libanaises.

Heureusement, Tel Aviv-Beyrouth n'est pas un film didactique. La complexité de cette guerre ne s'explique pas, elle se vit à travers les liens affectifs qui se nouent et se jouent au fil des événements de ces trois périodes que le réalisateur a décidé de peindre, trois chapitres de l'histoire d'un pays, d'une famille libanaise et de leurs homologues israéliens : Fouad, sa femme Nour et leurs petites filles Tanya et Jacqueline d'un côté, et Yossi, Myriam et leur nouveau-né Gil de l'autre.

Yossi, un soldat israélien stationné à la frontière, se lie d'amitié avec Fouad, un milicien maronite des Forces libanaises. On sent déjà le danger que cette amitié va engendrer. Fouad collabore avec Tsahal, l'armée israélienne, plus par pragmatisme que par conviction. Il accepte sans broncher les missions d'espionnage de ses supérieurs. Nour supporte mal la présence de Yossi, Fouad critique les Israéliens sous cape, et pourtant, comme il le dit à contrecoeur à sa femme, "Israël nous fournit nos armes et nos uniformes, ils paient nos salaires, on a besoin d'eux, tu comprends ?". Désespérée, elle répond : "Je veux partir d'ici, très loin".

Certains villageois accusent Fouad et Nour d'être des "collaborateurs". L'amitié entre Fouad et Yossi n'est pas au beau fixe. Entre-temps, pour compliquer les choses, Tanya, la fille de Fouad, se lie d'amitié avec un jeune garçon chiite, Kamal, avec lequel elle aura une aventure à l'âge adulte. Kamal sympathise avec le Hezbollah mais évite les combats. "Tu sais combien de Libanais ont été tués par des missiles israéliens ?" lui demande-t-il en 2000, alors qu'Israël occupe le sud du pays depuis 17 ans. À partir de 1940, les Allemands ont occupé la France pendant cinq ans, l'ont ravagée et ont tué plus de 300 000 civils ; ils ont presque détruit le pays. Israël a occupé le Liban plus de trois fois plus longtemps ; imaginez le chaos et la mort qui se sont abattus sur le pays. Combien de vies ont été inexorablement altérées ? Si l'on ne retient rien d'autre de Tel Aviv-Beyrouth, c'est un rappel qui donne à réfléchir : la guerre, c'est l'enfer.

Curieusement, lorsque Nour est tuée par une roquette israélienne, les liens entre Fouad et Yossi ne se rompent pas.

Cependant, à partir de cet événement, nous assistons à la lente désintégration de la famille de Tanya, qui devient bientôt le personnage principal du film. Tanya est la force vitale de la famille. Elle incarne le cœur d'un pays qui ne demande qu'à vivre et à aimer. C'est elle qui préservera le lien entre Fouad, exilé en Israël, et Jacqueline, mariée et restée au Liban après le départ de l'armée israélienne du Sud-Liban le 25 mai 2000.

Tout le Liban chrétien semble s'agréger dans cette famille. Le père symbolise à lui seul les contradictions du pays, déchiré entre patriotisme, trahison, pragmatisme et illusions perdues.

Fouad se décompose au cours des trois époques du film, alors que le Liban s'enfonce dans une guerre sans fin. Yossi, quant à lui, voit sa famille se désintégrer en raison de sa longue absence. Sa fascination pour le Liban déchiré par la guerre fait écho à celle d'Anya (Olga Kurylenko) et à sa relation avec la ville de Prypiat, contaminée par la catastrophe de Tchernobyl, dans La Terre Outragée de Boganim.

Dans Tel Aviv-Beyrouth, la frontière est presque élevée au rang de personnage.

 

L'histoire de Boganim critique la culture militaire d'Israël, montrant comment l'armée s'infiltre dans tous les aspects de la vie civile, réclamant à chaque adolescent, à l'âge de 18 ans, d'effectuer son service militaire à la frontière avec le Liban, la Syrie ou dans les territoires palestiniens occupés. En Israël, l'armée occupe une place centrale dans la famille de chacun. Yossi engendre Gil, qui devient en quelque sorte l'agneau du sacrifice, car tout comme la famille de Fouad a perdu un être cher, celle de Yossi doit en faire autant. Boganim montre clairement que la guerre fait des ravages, à quelques exceptions près. L'un des points centraux du film est qu'Israël a abandonné et trahi ses milices chrétiennes alliées lorsqu'il a quitté le Liban, tout comme les États-Unis ont trahi et abandonné les Kurdes en Irak. La guerre dans la région reste cyclique : lorsque deux soldats israéliens sont enlevés par le Hezbollah près de la frontière en 2006, Israël fait la guerre au Liban et au Hezbollah pendant 34 jours, bombardant Beyrouth et le sud, tuant plus d'un millier de Libanais et en déplaçant plus d'un million, selon le Conseil supérieur des secours du Liban, tandis que des centaines de milliers d'Israéliens dans le nord du pays ont été déplacés, fuyant les attaques d'artillerie et de missiles du Hezbollah.

D'un côté à l'autre de la frontière, d'une famille à l'autre, d'une époque à l'autre, Boganim dépeint les blessures, les absences, les absurdités d'une guerre sans en montrer beaucoup, en privilégiant le son aux séquences d'action.

D'une manière générale, le film cherche à nous faire nous identifier à ses personnages centraux, mais quelque chose m'a empêché de m'attacher à l'un d'entre eux. Les faits sont là, les situations dramatiques ne manquent pas, mais elles ne sont pas à un niveau qui nous permette de nous perdre dans l'histoire. Fouad, par exemple (interprété par Younès Bouab), est un personnage certes dépassé par la tragédie libanaise dont il fait partie, mais dont le potentiel dramatique est sous-exploité. Les contradictions qu'il porte en lui n'apparaissent jamais vraiment comme un dilemme. Il reste plutôt indécis et sa rupture, celle de tout un pays (puisqu'il symbolise à mon sens le Liban) n'est pas présentée avec l'émotion qu'une telle situation engendrerait. Quant au personnage de Nour, l'épouse de Fouad, plus réticente à collaborer avec Israël, il constitue malheureusement un arrière-plan plus poétique que politique.


Entretien avec Michale Boganim, directeur de Tel Aviv-Beyrouth


Je dois admettre un contrepoint aux réserves que je viens d'énoncer : la séquence qui met en scène Tanya et Myriam. Myriam a souffert de l'absence de Yossi, un héros qu'elle finit par ne plus attendre, ne plus aimer. Elle élève seule Gil, leur fils né en 1984. En 2006, Gil devient soldat et est enlevé par le Hezbollah près de la frontière où Yossi a insisté pour qu'il fasse son service militaire.

Myriam et Tanya s'associent pour retrouver Gil. Ce film dans le film, à mi-chemin entre Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991) et Je Veux Voir (Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, 2008) apporte une vraie bouffée d'oxygène et donne à Tel Aviv-Beyrouth une belle légèreté. On ressent dans cette séquence une vérité qui échappe au reste du film. Ce qui se joue entre les deux femmes autant qu'entre les deux actrices, Zalfa Seurat dans le rôle de Tanya et Sarah Adler dans celui de Myriam, est un superbe et authentique moment de cinéma.

Myriam et Tanya se parlent en français (Myriam est française et israélienne et Tanya est issue des écoles françaises du Liban), et cette idée est parfaite. C'est comme si elles étaient toutes les deux en dehors de cette guerre, en dehors de ce qui oppose les hommes entre eux, en dehors de l'histoire même si elles en font partie. Parce que la guerre est une affaire d'hommes, n'est-ce pas ? Alors que pense une femme de la guerre ?

Boganim nous donne ici sa réponse cinématographique : les femmes ne pensent pas à la guerre, elles en sont les victimes. Et Myriam, comme Tanya, se comprend au-delà de la guerre. Myriam est une mère, elle part à la recherche de son fils, otage du Hezbollah. Et Tanya, qui la comprend, décide de l'accompagner. C'est tout ce qu'une femme peut faire en temps de guerre : tenter désespérément de sauver un être cher.

Dans le film, comme au Liban, les pires prophéties se réalisent. Ce sont celles qui génèrent de la nostalgie, et dans cette région, la nostalgie est un mal bien connu. Les Palestiniens la connaissent depuis 1948, mais il semble qu'elle touche aussi les Israéliens et en particulier Michale Boganim, cinéaste franco-israélienne née à Haïfa. Sa biographie traverse toute sa filmographie.

Dans son film documentaire Odessa... Odessa!- un autre triptyque divisé en trois lieux (Odessa, New York, Tel Aviv) - elle filme différentes communautés juives ukrainiennes. L'une d'entre elles est restée à Odessa et a rêvé de partir, une autre s'est exilée à New York (Little Odessa) et la dernière en Israël. Dans chaque cas, le mal du pays et le souvenir de la perte d'une terre sont élevés au rang de mythologie.

Dans son film de 2011, La Terre Outragée, l'histoire se déroule à nouveau en Ukraine, mais à Prypiat, le jour de la catastrophe de Tchernobyl. Le film commence comme une reproduction factuelle de l'accident nucléaire, mais se transforme rapidement en l'histoire d'Anya (Olga Kurylenko), qui est déchirée entre deux hommes et deux territoires (l'Ukraine et la France) après avoir perdu son mari dans la catastrophe.

Là encore, la peur de la perte, l'impossible départ, sont au centre de ce que le cinéaste nous donne à voir. Le documentaire 2021 de Boganim, Mizrahim, les oubliés de la Terre Promise  est également un road-movie qui parcourt Israël avec nostalgie, en interviewant les Juifs des pays arabes qui semblent souvent exclus d'une terre à laquelle ils sont censés appartenir.

La manière de filmer de Boganim, souvent en retrait de l'action et continuant le mouvement après l'action, participe de cette nostalgie des images, des lieux, des personnages que la caméra tente de capter, mais qui sont tous voués à disparaître.

En fin de compte, Tel Aviv-Beyrouth fonctionne davantage comme un drame familial intime que comme un film de guerre, et en cela, il rappelle à ceux d'entre nous qui ont vécu ou assisté à la situation au Liban pendant la guerre civile (1975-1990) leurs propres enjeux dans le conflit.

 

Michale Boganim est née à Haïfa et vit à Paris. Elle commence par étudier la philosophie à l'Université hébraïque de Jérusalem avant d'étudier l'anthropologie à Paris sous la direction de Jean Rouch. Elle intègre ensuite la National Film School de Londres. Ses premiers films sont des courts métrages documentaires, suivis du long métrage documentaire Odessa... Odessa ! en 2005, puis de son premier long métrage dramatique, Land of Oblivion, en 2011. Elle continue à travailler à la fois comme documentariste et comme réalisatrice de longs métrages, brouillant souvent les frontières entre les deux.

Karim Goury est un cinéaste franco-égyptien basé à Paris et diplômé de l'École nationale supérieure d'arts de Paris-Cergy (ENSAPC). Il a notamment réalisé Made in Egypt et The Man Inside.

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