Le racisme systémique en Tunisie n'a pas disparu

15 novembre 2020 -

Comme le Initiative de réforme arabe a récemment souligné, lors d'une discussion avec l'activiste tunisien Khawla Ksiksi, que les pays arabes/musulmans du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord "n'ont généralement pas adopté de lois ou de mesures pour lutter contre le racisme et la discrimination à l'égard des personnes noires". Il est certain que de nombreux Noirs sont originaires de la région de SWANA, de sorte que le racisme anti-noir ne peut s'expliquer uniquement par la xénophobie latente de ceux qui craignent que les réfugiés et les immigrants illégaux ne nuisent à la cohésion sociale ou ne mettent en danger l'économie. Pour approfondir l'ADN du racisme arabo-musulman, TMR a demandé à Khawla Ksiksi de donner un aperçu détaillé de la situation en Tunisie.

 

Khawla Ksiksi

 

Wsif (esclave/nègre), guerd (singe) khadem (serviteur) tsafi edam (traduit littéralement cela signifie éliminer les toxines du sang et est utilisé comme une expression péjorative pour dire que c'est un remède contre les maladies), nos elil (minuit). Ces mots n'ont pas été tirés d'un livre historique ou entendus dans une histoire d'esclavage : ils sont le quotidien des Noirs en Tunisie. Cette maudite symphonie composée par l'Etat et jouée par la société se répète sans cesse dans la vie des Tunisiens qui se perdent entre ses notes.

Bien que la Tunisie soit parmi les premiers pays au monde à avoir aboli l'esclavage et le premier pays arabe à avoir établi une loi criminalisant la discrimination raciale, le racisme est encore omniprésent. Il est ancré dans tous les domaines sous différentes formes : direct ou indirect, conscient ou inconscient, sociétal ou institutionnalisé.

Force est de constater que le racisme en Tunisie présente certaines particularités générées non seulement par les faits historiques, mais aussi par la situation actuelle. Dans ce qui suit, nous allons discuter de tous ces éléments.

 

Invisibilisation et stigmatisation

L’esclavage en Tunisie a été aboli en trois phases successives. Il s’agissait tout d’abord de la décision de Ahmed Bey en 1841 interdisant le commerce, l’importation et la vente des esclaves sur le territoire tunisien. Ensuite, un an après, ce dernier a ordonné de présumer libre tout nouveau-né noir. Enfin, en 1846, il a dicté la libération de tous les esclaves et abolit totalement l’esclavage. Cette parenthèse historique montre que l’abolition de l’esclavage en Tunisie n’a pas été aussi révolutionnaire que l’on médiatise. Nonobstant, elle est passée par toutes ses étapes à cause de la résistance des propriétaires des terres (les seigneurs) et les personnes bénéficiant des « avantages » de l’esclavage.

Après 174 ans, la résistance des Noirs de Tunisie est toujours d'actualité. Pourquoi ? C'est tout simplement le résultat de notre incapacité à observer des changements concrets dans notre situation au sein de la société. Nous vivons de facto le même rapport hiérarchique, la même subordination économique et surtout la domination et le paternalisme exercés sur les Noirs dans tous les domaines. En ce sens, j'ose dire que le vécu de chaque Noir en Tunisie est tracé par cet héritage lourd et épuisant. Je m'appuie sur mon expérience personnelle pour mieux expliquer ce point.

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"Je suis pour une Tunisie belle et plurielle. Je lutte pour la diversité et j'aime la différence et l'égalité des chances" (photo Saadia Mosbah).

Résidente à Tunis, la capitale, je suis originaire du sud de la Tunisie. Vivre dans ces deux milieux, différents sur plusieurs plans, m’a permis d’avoir accès à une culture riche, mais aussi de me confronter à un racisme à double facette.

A mon jeune âge, j’ai été choquée par la normalisation de la discrimination raciale au sud où le Noir est appelé comme nous l’avons précisé précédemment “wsif” (esclave) et le non-Noir “Horr” (libre). Ces propos étaient/sont utilisés par les dominants et les dominés en toute fluidité. Nous sommes face à une division sociale qui se passe en toute douceur, voire inaperçue. Au début, je pensais qu’il s’agit d’une habitude linguistique qui n’a aucune connotation ; mais avec le temps j’ai commencé à saisir la signification profonde de ces mots « simples ».

Le racisme sociétal n’est que le fruit d’un racisme institutionnalisé, planté et nourri par l’Etat. En effet, l’abolition de l’esclavage a été motivée par des enjeux politiques et non pas par la volonté de défendre une cause humanitaire. Cette décision n’a pas été accompagnée de mesures réparatrices. De par ce fait, l’esclavage a été aboli uniquement sur le plan juridique mais pas sociétal. Une politique d’invisibilisation et de marginalisation a été instaurée : les Noirs n’avaient/ont pas les mêmes privilèges que les non-Noirs et ils n’avaient/ont pas accès aux mêmes droits et positions. Ils étaient/sont invisibles dans l'espace public, dans l'éducation, dans la politique et dans les sphères économique et sociale. Un Noir n’avait/a pas le droit d’occuper la profession de juge ou d’avocat. Il peut réussir les examens écrits (où la couleur est "masquée") mais pas les épreuves orales.

Les tentatives faites par les Noirs pour sortir de la marge, se rapprocher du centre et rattraper les écarts économiques et sociaux ne sont pas toujours les bienvenues. Je cite à titre d’exemple le cas de Ichraf Debbech, une jeune entrepreneuse noire, qui essayait d’améliorer sa situation économique par l’ouverture d’une salle de sport à Mednine (sud de la Tunisie). Quand elle a réussi, elle a subi des attaques racistes de la part du propriétaire de la salle. Cette femme a été appelée à se taire et accepter cette injustice. Face à son refus, un appel à boycott a été lancé contre son projet, sa mère a été licenciée de son travail et elle a tout perdu. (Ichraf Debbech parle de ses combats sur Facebook.) Ceci n’est pas un cas isolé, car la politique de l’Etat fait en sorte que la société refuse de voir une personne noire en dehors des petits cadres dans lesquels elle a été emprisonnée : pour eux les, le rôle d’un Noir se limite à servir mais quand il s’agit d’occuper le devant de la scène, ils doivent être invisibles.

Dans la capitale, j’étais plutôt confrontée aux stigmatisation et racisme indirects. Les gens que je croise me posaient/posent souvent la même question : suis-je une "Africaine" ? (synonyme de subsaharienne, en Tunisie). Cette expression révèle une crise d’identité énorme. Les tunisiens ne reconnaissent pas leur appartenance à l’Afrique et associent tout le continent à la couleur de peau noir. Cette stigmatisation engendre plusieurs comportements racistes. En effet, l’image des migrants subsahariens est tellement négative qu’ils sont perçus comme des personnes sales, ignorantes, stupides, incultes et non civilisés. Cette xénophobie mélangée par le racisme rend la vie d’un Noir à la capitale difficile et son intégration dans l’espace public presque impossible.

 

 

Deux dictateurs, même politique :

La politique d’invisibilisation et de stigmatisation a commencé après l’Indépendance, quand le premier président de la Tunisie Habib Bourguiba a tracé et façonné la République et ses valeurs. Il a instauré un climat inégalitaire où il a totalement écarté les Noirs. Cette couleur qui est devenue plus qu’une couleur de peau constitue un obstacle devant toute tentative de réussite. Pendant la période de Bourguiba, les Noirs étaient interdits d’occuper des postes de pouvoir et de décision. Il a marginalisé le sud en général et les Noirs venant du sud en particulier.

Ce n’est pas un hasard que les Noirs sont restés au fond de l’échelle sociale, que la Tunisie n’a connu tout au long de son histoire qu’un seul ministre et une seule députée noire et que mêmes dans les régions où il y a une grande concentration de Noirs, on ne trouve aucun élu aux élections législatives ou municipales. Il faut noter que 10 à 15% de la population tunisienne sont des Noirs, mais ils sont noyés dans un système qui les oblige d’être subordonnés à leurs maitres.

Le cas de Slim Marzouk pourrait appuyer mon point de vue. Cet homme noir qui a fait des études d’aviation à Paris, il a demandé de présenter ses services en Tunisie pendant les années soixante, mais Bourguiba a refusé sa demande à cause de sa couleur de peau. Emporté par sa rage, il a essayé de former un parti politique basé sur la défense de la cause des Noirs. Pour enterrer cette tentative, ce Monsieur a été emprisonné dans un hôpital psychiatrique où il a passé plus de 30 ans.

Cette marginalisation voulue, systémique et calculée a trouvé son épanouissement pendant la dictature, sous le régime de Ben Ali. 23 ans obscures dans l’histoire de la Tunisie, 23 ans sous un régime de torture, de racisme, de sexisme, de classisme, de corruption et de toutes formes de despotisme, 23 ans d’injustice et d’inégalité où les noirs n’ont trouvé aucun issu pour lever leurs voix, car lever sa voix à cette époque était égale à la torture jusqu’à la mort.

Pendant cette période, toutes nos luttes ont exigé la démocratie. Nous n'avons pas choisi nos batailles car nous n'avions qu'un seul ennemi - un dictateur qui a éteint toute étincelle de lutte et déraciné toute tentative de révolte.

 

Une révolution et après ?

L'oppression n'était pas pour rien, une révolution se préparait lentement à petit feu. Enfin, des milliers de voix se sont rassemblées pour réclamer justice et dignité, deux notions enfouies depuis des années. Le 14 janvier 2011, nous avons crié "Sortez, sortez, à bas le dictateur", et par miracle, il est sorti !

A l'époque, j’avais 18 ans, mon épanouissement a coïncidé avec l’épanouissement des Droits de l’Homme en Tunisie. On venait tous les deux de voir la lumière, tous les deux jeunes, ambitieux, en début d’expérience. Il y avait des luttes qui ont été réanimées et d’autres qui sont nées dont celle contre la discrimination raciale.

Des associations ont commencé à lever leurs voix, à parler d’une réalité atroce et d’une injustice ancrée. Face à un déni de la société, la lutte n’était pas facile. Ni la société, ni les décideurs n’avaient l’habitude d'écouter ces voix. Les débuts de notre lutte étaient une sorte de suicide sociale. On a été accusés d’être des agents payés, des traîtres, de profiteurs voire des malades souffrant d’un complexe d’infériorité. Même au sein des milieux d’activistes notre lutte n’était pas la bienvenue. La politique de marginalisation a réussi à nous rendre invisibles même pour les prôneurs des Droits de l’Homme.

En 2018, après qu'une jeune congolaise ait été poignardée à cause de sa couleur de peau, le parlement tunisien a reconnu que la Tunisie n'est pas une utopie et a enfin promulgué une loi contre la discrimination raciale. Notre Parlement a établi la loi pour interdire toutes les formes de discrimination raciale avec des sanctions pénales et des amendes pour :

  • l'incitation à la haine, à la violence, à la ségrégation, à la séparation, à l'exclusion ou à la menace à l'encontre d'une personne ou d'un groupe de personnes sur la base d'une discrimination raciale
  • la diffusion, par quelque moyen que ce soit, d'idées fondées sur la discrimination raciale, la supériorité raciale ou la haine raciale
  • l'éloge des pratiques de discrimination raciale par tous les moyens
  • l'éducation, l'adhésion ou la participation à un groupe ou à une organisation qui soutient clairement et de manière répétée la discrimination raciale
  • les activités de soutien ou de financement d'associations ou d'organisations à caractère raciste

Tel a été le cas de l’abolissement de l’esclavage, cette loi reste ancre sur papier dans l’absence de décisions concrètes témoignant une réelle volonté politique pour changer les choses.

Nous, activistes et militants antiracistes, voulons aller au-delà des sanctions. Nous sommes en quête de solutions durables. Nous visons en premier plan l’éducation. De ce fait, nous réclamons une stratégie nationale de lutte contre la discrimination raciale, des études et recherches approfondies sur la situation des Noirs, une formation de toutes les parties prenantes dans le processus de recours à la justice, des programmes éducatifs pour sensibiliser les jeunes apprenants à cette thématique, une stratégie médiatique pour casser les stéréotypes élaborés autour des Noirs, des mesures réparatrices pour les personnes souffrantes des actes de marginalisation pendant des années, l’égalité des chances et des conditions aussi. Et comme le racisme touche tous les domaines, son élimination doit également viser tous les domaines, sans exception.

En guise de conclusion, j’aimerais dire qu’il est vrai qu’en Tunisie il n’y a pas eu des assassinats des Noirs par la police comme aux Etats-Unis, mais le silence et l’ignorance tuent aussi. Il est possible que la violence contre les Noirs ne soit pas de cette dimension mais elle est là et visible à l’œil nu. Certes, le chemin est long et même si on avance lentement, je trouve que nous allons dans la bonne direction. Je finis cet essai par la citation de mon idole Angela Davis, “I’m no longer accepting the things i cannot change, i’m changing things i cannot accept” (Je n'accepte plus les choses que je ne peux changer, je change les choses que je ne peux accepter!).

 

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