Un citoyen de Hama, ancien prisonnier politique et aujourd'hui correspondant à la télévision, entame son retour vers son pays natal, plus de dix ans après son départ.
Zaher Omareen
Traduit de l’arabe par Rana Asfour
3h30 du matin. Je n'ai pas dormi depuis trois jours. Je travaille comme principal présentateur à la télévision arabe et je suis syrien. C'est un casse-tête permanent que d'être un journaliste syrien. Mon pays fait la une des journaux depuis 13 ans. Il oscille entre la première page et la dernière au gré des humeurs du monde, mais il quitte rarement le fil des actualités.
Mon corps est à moitié engourdi et mes yeux piquent. Manque de sommeil et beaucoup de larmes. J'ai annoncé la libération de Homs en direct il y a quelques heures. Deux jours auparavant, j'avais admis que je travaillais pour la libération de ma ville, Hama, à l'antenne. Al Araby TV, la chaîne pour laquelle je travaille, est l'a seule chaîne arabe qui ait soutenu et soutient toujours sans réserve les révolutions et les changements démocratiques au Moyen-Orient.
Je suis le fils de Hama. Je le dis maintenant d'une voix plus forte. Je n'avais jamais osé le faire devant tant d'inconnus. Je suis né dans une ville que Hafez el-Assad a stigmatisée après le massacre qu'il y a perpétré en 1982 et que les Syriens appellent « les événements ». Une description mystérieuse et ambiguë qui les protégeait des arrestations par les services de sécurité, qui aimaient aussi ce nom et l'ont adopté. Les événements de Hama.
J'avais choisi d'être journaliste contre l'avis de ma famille. Mon père était un simple fonctionnaire et ma mère une institutrice dont j'ai hérité l'amour de la littérature et un tempérament tempêtueux. Mon père était très triste que je choisisse ce domaine. Il m'avait dit : « Tu finiras professeur d'éducation nationale », avant d'ajouter : « Nous sommes maudits et les services de sécurité ne t'autoriseront pas à travailler dans les organes de presse de l'État ».
« L'éducation nationale » n'est pas le titre d'un livre de philosophie, mais plutôt le nom du programme obligatoire pour les élèves du primaire jusqu'à la fin de l'université. Les élèves apprennent les objectifs et les enseignements du parti Baas, ils mémorisent par cœur les discours du président Al-Assad père. Demandez à n'importe quel Syrien de ma génération quelle est « la signification du martyr dans la pensée du dirigeant », et il se souviendra sans difficulté du discours d'Hafez al-Assad lors de la Journée des martyrs.
L'horloge sonne quatre heures du matin.
Les nouvelles arrivent rapidement. Il semble que quelque chose se passe à Damas. Depuis le début de l'opération militaire, il y a quelques jours, nous n'avons pas entendu une seule déclaration de Bachar el-Assad. Ce silence est étrange, mais pas inhabituel.
Dans la chambre de mon nouvel appartement, où je viens d'emménager, tout est chaotique. Seule la télévision a trouvé une place dans un coin moins encombré. L'ordinateur portable est ouvert sur des écrans de télévision internationaux. Une vingtaine d'alertes sur WhatsApp retentissent en même temps, puis se taisent comme une chorale bien organisée. Je passe d'une nouvelle à l'autre. Je les envoie par téléphone à mes collègues de la salle de rédaction, qui ne se dort jamais, pour qu'ils les diffusent rapidement. Là-bas, tout le monde est dans une course contre la montre effrénée. À mesure que les événements s'accélèrent, chaque seconde se charge des derniers développements. Mais jusqu'à présent, personne ne sait exactement ce qui se passe. Les forces armées de l'opposition se précipitent sans discontinuer, depuis le sud et le nord de Damas. Des unités de l'armée se sont retirées de Homs, mais personne ne sait dans quelle direction. Les soldats de l'armée régulière syrienne abandonnent leurs uniforme dans les rues et s'enfuient. Les checkpoints qui se sont répandus comme la variole autour de Damas ont été rapidement évacués, mais le centre-ville est calme. Le silence règne.

Quiconque lit les signes de loin sait que le régime est fini, mais aucun d'entre nous n'ose le dire. Les déceptions des treize dernières années ont été une formation efficace pour nous, Syriens. Nous savions que les habitants de Damas, c'est-à-dire les civils, s'étaient préparés à cette bataille. Ils ont rassemblé le peu de nourriture hors de prix qu'ils ont pu trouver et se sont assis dans l'obscurité de leurs maisons en attendant les explosions. Beaucoup pensaient que la « bataille de Damas » aurait lieu. Tout le monde s'attendait à ce que l'armée de l'air russe entre en scène et fasse pencher la balance en faveur d'Assad, comme cela s'était produit en 2016, surtout après les déclarations du ministre russe des affaires étrangères, Sergey Lavrov, que les Syriens détestent.
Une heure auparavant, j'avais parlé à mon amie Malu, qui m'avait demandé d'écrire un article pour The Markaz Review. Je lui ai proposé plusieurs angles d'attaque et elle m'a dit qu'elle devait avoir l'article pour mercredi. Je lui ai dit que beaucoup de choses allaient changer d'ici là. Je voulais attendre. Elle ne se faisait aucune illusion sur la vitesse à laquelle les choses continueraient d'évoluer, mais elle a insisté sur la deadline, comme à son l'habitude. J'avais travaillé avec elle en 2014 sur l'anthologie Syria Speaks : Art and Culture from the Frontline,, publiée en anglais et en arabe. Je n'en parle pas pour en faire la promotion (l'ouvrage est n'est plus d'actualité), mais à cause d'un incident qui s'est produit quelques années après la publication du livre. Une Britannique revenant de vacances avait été arrêtée à l'aéroport. Elle avait lu Syria Speaks dans l'avion. La police des frontières l'a interrogée en vertu de la loi sur le terrorisme. Elle n'était qu'une infirmière qui s'intéressait à la révolution syrienne. À l'époque, la Syrie était une mise en accusation, qui se répétait partout. Et, en Europe, « Syrien » était devenu, au mieux, à la fois une insulte et à la fois un fardeau.
À quatre heures et quart du matin, je n'avais plus aucun doute. Nous avions reçu des images assombries de soldats se retirant de l'un des points de contrôle du centre de Damas, ou de la « Place de la sécurité », comme on l'appelle communément. J'ai fait part de mon enthousiasme à mes collègues de la salle de rédaction via le groupe WhatsApp de la chaîne de télévision : « Les gars, le régime est tombé ». Je n'avais comme preuves que ces quelques images, mon intuition et un espoir éteint depuis des années. La chaîne m'a immédiatement appelé. Je conduisais comme un fou. La nuit était grise. Le soleil se dirigeait paresseusement vers l'horizon. J'ai oublié d'attacher ma ceinture. J'étais sur les nerfs. J'avais peur de mourir. Pour la première fois de ma vie, j'avais peur de mourir. Mon cœur battait comme un fou. Il ne me restait que 15 minutes avant d'entrer en studio pour annoncer la nouvelle de la chute de Bachar el-Assad lorsqu'elle serait confirmée. Je me suis rappelé à l'ordre : je suis journaliste et je dois tenir bon.
Pour la première fois, j'ai senti que mon choix de travailler dans le journalisme était le bon. J'aimerais que mon père soit encore en vie pour me voir. Lorsqu'il était fier de quelqu'un ou de quelque chose, il souriait et caressait généralement ses cheveux argentés. Plus d'une fois, je l'ai vu faire cela comme s'il pensait que quelqu'un le filmait et qu'il se coiffait devant une caméra imaginaire. Ses cheveux n'avaient jamais été aussi blancs. Ma mère m'a parlé de cette nuit de 1982 où mon père a vu la mort de ses propres yeux. Il avait été aligné avec ses frères et son père alors déjà âgé, dans la rue devant leur maison. Ils attendaient l'ordre d'exécution immédiat que le régime avait émis à l'encontre de tous les jeunes hommes de la ville. Mais le destin est intervenu. Un officier a reconnu mon père, ils avaient été collègues à l'université. Il savait que mon père n'avait aucun lien avec les Frères musulmans, qui s'étaient rebellés dans la ville contre Assad père. Mais il avait rendu la tâche de sa loyale armée plus facile en accusant toute la population masculine de la ville de travailler pour la confrérie et les avait condamnés à mort. Cet officier a intercédé, mais seulement en faveur de mon père et mon grand-père.
Mon grand-père était un homme traditionnel de Hama, très fort et fier, un négociant de bétail ferme et direct. Sans hésiter, il a dit à l'officier qu'il préférait mourir avec le reste de ses fils si eux devaient être tués. Cette nuit-là a été tendue, comme mon grand-père me l'a avoué des années plus tard. L'officier était fatigué. Il a renvoyé tout le monde chez eux et est parti. Ce matin-là, lorsque ma mère s'est réveillée, riant de bon cœur en me racontant l'histoire, elle a trouvé un homme étrange qui dormait à côté d'elle. Le viol avait été l'arme de sécurité la plus efficace pendant les jours du massacre, et elle pensait que mon père était l'un des soldats. Je me souviens qu'elle m'a dit, ses yeux noirs brillants, « Ses cheveux étaient aussi blancs que de la farine ». L'intensité de la peur l'avait fait blanchir en une nuit. Puis ma mère se corrigeait, ajoutant avec un clin d'œil complice : « Mais il est devenu plus beau. »
Je suis arrivé à la salle de rédaction, essoufflé. Dans cette profession, le déni, le doute et l'hésitation permettent d'apprivoiser les émotions. J'ai suivi une équipe de journalistes dans une rapide réunion de rédaction sur la manière d'annoncer une nouvelle majeure à la lumière de développements contradictoires. Dans une interview à la télévision britannique, un analyste proche du régime Assad affirmait depuis Londres que tout était sous le contrôle des services de sécurité et de l'armée. Ce qui se passait était « un redéploiement des forces armées pour protéger les zones sensibles de la capitale en préparation de l'intervention aérienne russe, et qu'Assad dirigeait sans aucun doute l'opération ». Sa confiance était inébranlable.
Je lisais le ruban rouge en bas des écrans de télévision, me préparant à prendre l'antenne pour diffuser des informations de dernière minute, comme d'habitude. Une fois, mon nom avait fait la une des journaux télévisés de Damas après que j'ai été arrêté lors de la première manifestation contre le régime organisée dans la capitale, en 2011. Ce fut la nouvelle la plus coûteuse de ma vie. Lorsque mon père a lu mon nom sur le ruban rouge, les images des milliers de corps enterrés lors du massacre et des milliers de détenus disparus en prison ont immédiatement envahi son esprit. Il connaissait la brutalité de ce régime. Il a vu mon nom en tant que détenu et a immédiatement eu une crise cardiaque. Ses reins ont lâché. Pendant des mois, il n'a cessé de recevoir des dialyses et de s'évanouir comme un arbre privé d'eau, comme me l'a raconté mon frère par la suite.
J'ai été libéré après une dure détention dans la prison de la branche des renseignements de l'armée de l'air à Damas. La journée de ma libération, ensoleillée et chaude, m'a figé sur place. Je me souviens m'être tenu debout et avoir regardé mes mains tremblantes devant une énorme porte en fer sur laquelle était peint le drapeau syrien. Je n'osais pas me retourner pour voir d'où je venais. Une voiture qui passait a failli me renverser alors que je traversais la rue, c'était comme si j'étais somnambule. Les effets de la torture ont été profonds et sévères sur mon âme. Quelques heures plus tard, mon père et moi avons parlé au téléphone. Nous n'avons pas dit grand-chose, nous avons seulement osé pleurer. Sa voix grave et très triste semblait faible et épuisée. Quand je pense à lui aujourd'hui, je ressens une douleur étouffante. C'est le dernier souvenir que j'ai de mon père vivant. Sa voix s'est brisée comme un épi de maïs dont la tige est sèche. Il est mort quelques heures plus tard, avant que je puisse le rejoindre. Je l'ai enterré et j'ai quitté Hama quelques semaines plus tard pour Londres.
« Chers téléspectateurs, c'est l'heure, cinq heures du matin, heure de Damas. L'armée syrienne informe officiellement ses officiers de la chute du régime et nous informe que Bachar al-Assad a fui Damas. »
Je me suis pincé en lisant les nouvelles en direct. Ce devait être un rêve. Je devais avoir des hallucinations. Ce devait être le vertige de l'insomnie et de l'épuisement. Je me repasse les nouvelles peut-être vingt fois pour me rappeler qu'elles sont vraies. J'essaie de me tenir droit devant la caméra. « Tu as entendu, papa, ou tu veux que je répète ? », me dis-je sans cesse.
La prison m'a laissé une peur profonde qui reste une compagne constante depuis tout ce temps. Elle m'a fait perdre mon père et m'a privé de mon pays. La liste des souffrances est longue, et me voilà en train d'annoncer la nouvelle de la chute du régime Assad. J'écris ces mots dans un avion à destination de Damas, où je me rends pour la première fois depuis 12 ans. Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts, comme on dit. Je n'ai ni rancune ni désir de vengeance. Mon âme est légère, comme celle de millions de Syriens aujourd'hui. Je n'ai qu'un ou deux souhaits avant de tourner la page du passé pour toujours : me rendre sur la tombe de mon père et laver à nouveau son marbre blanc, et voir pour la dernière fois ma cellule d'isolement, alors que les portes des prisons qui ont été ouvertes ne se refermeront plus jamais sur personne.
*Lisez l'article en arabe sur TMR Bil Arabi ici.
