Les 19 femmes syriennes de Samar Yazbek qui ont résisté

8 novembre 2020 -

Samar Yazbek par Jean-Luc Bertini

 

Samar Yazbek est la première femme à faire l'objet d'un profil dans une nouvelle série d’interviews sur les arabes, iraniennes et autres femmes pionnières du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Nada Ghosn s’entretiendra ensuite avec AlAnoud Al Sharekh, militante féministe koweïtienne.

 

Samar Yazbek est une romancière et journaliste syrienne. Née à Jableh, en Syrie, en 1970, elle a étudié la littérature arabe à l'université de Lattaquié et est l'auteur de plusieurs romans, ainsi que de nouvelles, de scénarios et de critiques de films. Elle est également une voix éminente pour la défense des droits de l'homme et notamment des droits des femmes en Syrie, classée selon The Global Gender Gap Report 2020 comme le troisième pire des dix pays en matière d'égalité des sexes. En 2013, elle a fondé Women Now for Development, une ONG basée en France dont l'objectif est d'autonomiser les femmes syriennes sur le plan économique et social, et de soutenir l'éducation des enfants.

En 2011, Samar a pris part au soulèvement populaire contre le régime de Bahar el-Assad et a été contrainte à l'exil quelques mois plus tard. Elle a publié Une femme sous les feux croisés : journal intime de la révolution syrienne en 2012, recevant le prestigieux prix PEN/Pinter au Royaume-Uni, le prix Tucholsky en Suède et le prix Oxfam/PEN aux Pays-Bas. En 2016, après plusieurs voyages clandestins dans le nord de la Syrie, elle a publié . La Traversée : Mon voyage dans le cœur brisé de la Syriequi décrit la transformation de la révolution, qui a reçu le prix du meilleur livre étranger en France et a été traduit en 17 langues. Certains considèrent La traversée un classique de la politique moderne. Le roman de Yazbek La marcheuse (Stock 2018) a été présélectionné pour le prix Fémina en France.

 

Souvent comparés à Svetlana Alexievitch (prix Nobel de littérature 2015) dans la presse, les livres de Samar Yazbek ont largement contribué à éclairer l'aspect humain de la tragédie syrienne dans toute sa complexité. Son dernier ouvrage non fictionnel, 19 femmes, présente les témoignages recueillis de femmes syriennes qui ont résisté de diverses manières aux divers fronts de la répression. Selon Yazbek, « 19 femmes est le résultat d'une série d'entretiens que j'ai menés avec des femmes syriennes dans leurs pays d'asile, ainsi que sur le territoire syrien. J'ai demandé à chacune d'entre elles de me parler de "leur" révolution et de "leur" guerre. Toutes m'ont décrit la terrible épreuve qu'elles ont vécue. Je suis hantée par le devoir de constituer une mémoire des événements qui s'opposerait au récit qui cherche à justifier les crimes commis, une mémoire qui, fondée sur des faits incontestables, apporterait la preuve de la justesse de notre cause. Ce livre est ma façon de résister ».

Nous avons rencontré Samar Yazbek à Paris, où elle vit, pour un entretien.  

Avant-propos et interview de Nada Ghosn

J’ai accompli une révolution sociale en me détachant de ma famille, de mon milieu social, de ma communauté, en divorçant et en partant. Ce que j’ai vécu a été beaucoup plus difficile que la Révolution. Mes choix ont été lourds à assumer vis-à-vis de la famille élargie, des voisins, ou du quartier. Je voulais être une femme indépendante, sans qu’on me traite pour autant de trainée. Après mon mariage, je suis partie à Chypre. Là-bas, j’ai travaillé comme serveuse, couturière et fait d’autres petits boulots. Puis je suis revenue en Syrie et j’ai divorcé. J’ai fait une série de révolutions. J’ai pris ma liberté, mais ma vie a été difficile. Je ne considère pas que j’ai vécu. Les femmes subissent la violence de la société plus que les hommes. C’est pour cela que je travaille à leurs côtés aujourd’hui.

"Les femmes sont généralement réduites au silence, surtout à l'intérieur du pays. L'exil et le déplacement n'ont fait qu'exacerber la situation. Je n'oublierai pas qu'on m'ordonnait constamment de me taire parce que j'étais une jeune fille. Je ne regrette rien de ce que j'ai fait... mais je regrette de ne pas avoir fait plus à cause des pressions sociales. Malgré tout, la révolution a fait de moi une nouvelle personne, elle m'a donné une âme, une expérience, une force. Elle m'a permis de sortir des carcans imposés par notre société." - Sara

La traversée : mon voyage au cœur de la Syrie

Avant cela, j’ai réalisé des recherches sur la situation des femmes en Syrie. Il est difficile de parler de la situation des Syriennes en général ; tout dépend des régions. Parler d’une seule Syrie renvoie à un contrôle militaire total du territoire par le régime. Déjà avant la guerre, leur situation était disparate au sein du territoire, même si l’on pouvait dessiner des lignes générales. Au début des manifestations, les femmes étaient présentes dans les villes et les campagnes, bien que de manière différente. Dans les villes, des hommes de la sécurité intervenaient systématiquement pour les arrêter, puis les chabbihas (milices secrètes) sont apparus.

Dans les campagnes, les manifestations n’étaient pas mixtes. N’oublions pas que la religion est très présente en zone rurale. À partir du moment où il y eu des arrestations, les femmes n’ont plus manifesté, à cause des violences sexuelles, et de la honte que cela attirerait sur les familles pouvant mener à des crimes d’honneur.

Après une agression sexuelle commise lors d'une manifestation, les hommes de Barzeh ont interdit aux femmes de participer aux rassemblements. C'était à la fin de l'année 2011. Je suis allée voir ceux qui avaient pris cette décision pour leur dire que les femmes représentent cinquante pour cent de la société. Mais pour eux, notre participation était religieusement illicite. Je leur ai rappelé que la moitié des participants aux rassemblements organisés par le régime étaient des femmes. Ils m'ont alors dit : "L'honneur des femmes est une ligne rouge". Après un long débat, ils nous ont finalement autorisées à manifester, mais séparément des hommes. -Rim

La révolution a donc commencé comme une révolution sociale. Mais la guerre a fait ressortir toute la violence contre la femme. La seule chose qui peut toucher l’honneur de l’homme est le viol de sa femme. C’est un meurtre symbolique, la femme étant sa propriété. Les viols commis par les chabbihas ont été les premiers crimes du régime. Cette industrie du mal a été l’une des premières causes du basculement de la révolution dans la violence. Daech et les milices islamistes ont perpétué ces pratiques : le viol des femmes alaouites par un camp et des femmes sunnites par l’autre camp, est devenu une arme de guerre.

Dans les villes ou dans les campagnes, la première année, les femmes étaient des symboles, la vitrine de la révolution. Mais elles ont été assassinées symboliquement par leurs camarades. Elles ont été les cibles du régime, des révolutionnaires, tout comme des milices qui les ont opprimées sur le plan politique. Avec la guerre, les tensions présentes au sein de l’identité syrienne depuis l’indépendance du pays ont explosé. L’identité s’est fragmentée. Les intellectuels se sont révélés aussi communautaristes et séparatistes. Les révolutionnaires ne se sont pas montrés moins limitants pour les femmes. Ils voulaient qu’elles restent confinées à l’intérieur de la maison ; ils ne demandaient pas de révolution sociale, seulement politique, parce qu’ils ne voulaient pas des islamistes.

Dans notre ville, il y avait des mouvements religieux comme la Naqchanbandiya [une puissante confrérie soufie en Syrie] et le salafisme. Il y a aussi des partis politiques comme le parti socialiste. Aucun de ces mouvements, religieux ou non, n'a épargné les femmes (...) Pendant le siège de Douma, j'ai continué à travailler avec le Comité de coordination des femmes révolutionnaires, mais très vite j'ai eu un conflit avec l'un de ses membres car Jaysh al-Islam avait fini par tout contrôler. La montée des hommes armés s'est accompagnée d'une radicalisation religieuse. -Faten

Dans les régions contrôlées par Daech, les femmes ont disparu. Elles ont accompagné les hommes et pris soin des enfants. Elles se sont organisées pour perpétuer la vie, cependant elles n’étaient pas coordonnées entre elles. Suite à l’éparpillement des familles, les femmes ont dû se débrouiller et prendre les décisions seules. Elles sont devenues plus indépendantes. Je pensais connaître leur situation, mais en allant dans la campagne d’Alep et Idlib en 2012, j’ai découvert ces femmes exceptionnelles du peuple. Je suis très heureuse de les avoir rencontrées. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit mon livre 19 femmes. Je voulais faire entendre plusieurs voix. Je voulais constituer une mémoire des femmes, du moins une infime partie. Je crois que tout ce qu’on fait provoque un jour un changement. Ces témoignages sont pour le futur.  

En allant au nord de la Syrie en 2012, l’envie m’est aussi venue de travailler avec des femmes. Grâce aux prix reçus pour mes livres, j’ai pu fonder mon Women Now For Development en 2013, afin de soutenir des initiatives permettant l’autonomie économique des femmes et l’éducation des enfants. L’idée de mon organisation était de construire un réseau de femmes du peuple. Dans les régions contrôlées par le régime, seul 2% de la population de classe moyenne est restée. Le reste ont émigré. Nous nous sommes appuyées sur cette classe éduquée pour former les femmes pas ou peu éduquées au sein de notre organisation. Cet ouvrage continue aujourd’hui, même si nous avons dû changer de nom pour travailler dans cette région. Je communique avec l’équipe présente là-bas tous les jours. Nous avons aujourd’hui constitué un réseau de 11000 femmes et 120 employés entre le nord de la Syrie et la Békaa au Liban.  

J'ai beaucoup évolué grâce au travail que j'ai fait. J'ai vécu dans des conditions très dures, sans électricité, sans eau... avec l'omniprésence de la mort. Mais l'expérience extraordinaire de travailler avec des femmes dans un contexte de guerre et de révolution m'a fait mûrir et m'a permis de rencontrer des gens de tous horizons. -Alia

D’une façon générale, je pense que les intellectuels sont concernés par le changement de la société. On ne peut pas demander la justice sans agir pour changer sa propre vie et faire bouger les choses autour de soi. Le travail sur le terrain est une partie de moi. Depuis 1995, j’étais engagée dans des organisations pour la défense de la liberté de la presse, les droits des femmes et des enfants, mais j’ai créé cette organisation en 2013 afin de donner la parole à une génération, et lui donner des outils lui permettant d’avancer. Je voulais insuffler cette impulsion vers l’avant, et j’ai réuni un groupe qui avait envie d’œuvrer à cela. Les femmes concernées par nos actions proposent les programmes selon leurs besoins ; c’est une expérience de la démocratie qui a engendré un progrès très important dans leurs conditions de vie.  

 

Je travaille pour que les victimes d'aujourd'hui ne deviennent pas les bourreaux de demain. Ce sur quoi nous travaillons est féministe, même s'il y a aussi des hommes qui travaillent avec nous. Nous n'en sommes qu'au stade de la préparation, de la formation et du soutien psychologique aux femmes. Il n'est pas possible de parler des mouvements féministes en Syrie, même pendant la révolution. Nous ne pouvons parler de "femmes" que parce que les mouvements impliquent la présence d'une démocratie, et il faut encore du temps pour y arriver.  

 

Dans les années 50, il y avait des rassemblements qui luttaient pour les droits des femmes, mais ils ne sont pas parvenus à changer la Constitution. Ils ont rétrogradé dans les années 70 à cause de la politique du régime. Après la révolution iranienne, la Syrie s’est complètement refermée. Dans les années 80, le régime dictatorial a réprimé les islamistes et les gens sont revenus à la religion. Au même moment, les mouvements de gauche ont commencé à disparaître dans le monde arabe et les réseaux sociaux ont offert une plateforme à ceux qui prônaient la religion. La révolution a ensuite permis l’émergence des religieux déjà présents au sein de la société. L’islam modéré qui souhaitait une réforme n’a pas été encouragé car il aurait entrainé la fin du régime. Au lieu de cela, le pouvoir a renforcé les qubaysiyat [Mouvement de femmes sunnites rigoristes apparu au milieu des années 1960 dans la semi-clandestinité. Il tient son nom de sa fondatrice Munira Qubaysi (n. 1932), une prédicatrice de Damas. Tout en se réclamant de l’Islam soufi naqchanbandi, il se caractérise par son rigorisme et sa culture du secret.] Avec le pouvoir syrien, ce groupe de femmes a su nouer de bonnes relations en recrutant des adeptes au sein des classes supérieures. Elles se sont investies dans le secteur scolaire en créant un important réseau d’écoles.  

 

Lorsque j’ai créé mon organisation, j’ai essayé d’attirer des femmes riches. De manière générale, la société patriarcale est un modèle de pensée politique et sociale. Cette catégorie suit le pouvoir, d’une façon générale « le plus fort ». Les premières à insulter les femmes sont des femmes ; les femmes les plus violentées le sont par des femmes. Élevées dans le patriarcat, celles-ci en tirent une force en se mettant du coté du plus puissant. Et cela se transmet ainsi de génération en génération : au sein de la famille, la femme jouit d’un statut inférieur, elle ne peut pas exprimer ses souhaits, et la famille évolue au sein d’une société qui préserve les traditions.  

 

J’ai choisi ces femmes grâce au réseau constitué en Syrie. Je voulais les faire témoigner car je les admire. Après la révolution, il m’a paru important de narrer la réalité syrienne. Au cours de ces neuf années passées depuis le début du soulèvement, j’ai acquis beaucoup d’expérience, j’ai changé. Avant cela, j’avais écrit des articles, des romans, des nouvelles et des scénarios sur « le monde d’en bas », les droits des femmes, l’esprit de libération de Ghada Samman, les militaires, et les milieux clandestins en Syrie. Il y a toujours eu quelque chose de politique dans ce que j’écrivais. Mais aujourd’hui, c’est la relation au mal qui m’intéresse tout particulièrement ; c’est le sujet de mon prochain livre sur lequel je travaille actuellement.

 

Samar Yazbek

 

Nada Ghosn est basée à Paris et a vécu aux Émirats, au Yémen, en Syrie, au Liban et au Maroc, où elle a travaillé pour la presse et diverses institutions culturelles. Elle travaille actuellement comme traductrice et journaliste indépendante. Elle a traduit de l'arabe vers le français plusieurs essais, livres d'art, romans, scénarios de films, pièces de théâtre et recueils de nouvelles et de poésie. Elle écrit régulièrement sur la culture et la société pour des publications telles que al-Nahar, Grazia ou encore Diptyk, et participe à des projets artistiques, des conférences et des performances.

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