À 22 ans, Mohamed Mahdy compte parmi les 12 jeunes photographes émergents à suivre, qu'a repéré le New York Times. Ce conteur visuel a acquis très tôt une stature internationale : en 2022, il figurait parmi les cinq jeunes talents du photojournalisme du Guardian et, l'année dernière, WorldPress Photo l'a distingué pour son projet Here the Doors Don't Know Me (Ici, les portes ne me connaissent pas).
Marianne Roux
Mohamed Mahdy a pris conscience de l'impermanence des choses dès son enfance, lorsqu'il a dû déménager fréquemment en raison du travail de son père dans l'industrie portuaire. Ballotté d'un endroit à l'autre, sans pouvoir nouer d'amitiés dans la durée ni développer un sentiment d'appartenance, cette expérience l'a marqué durablement et a joué un rôle majeur dans la manière dont il a abordé sa pratique artistique.
Adolescent, Mohamed arrive à Alexandrie et se cherche une passion. Un jour, par hasard, un collègue de son père lui propose de s'essayer à la photographie. "C'était comme un déclic, je me suis dit que c'était une réponse au sentiment de temporalité qui m'habitait, et une façon de conserver des souvenirs", raconte-t-il. Il rejoint un club de photographie et parcourt les rues d'Alexandrie à la recherche de modèles. Le terrain est propice aux découvertes et le jeune homme se perd dans des quartiers inconnus, parfois très populaires, rencontrant des passants de tous horizons. En Egypte, les interactions entre les différentes classes sociales peuvent être assez limitées, ce qui donne parfois le sentiment que plusieurs réalités parallèles et imperméables se côtoient sans souvent se rencontrer. En écoutant les histoires diverses des gens au cours de nombreuses rencontres fortuites, Mohamed Mahdy a progressivement modifié sa perception du monde qui l'entoure. Il se souvient notamment d'un épisode qu'il considère aujourd'hui comme "décisif" :
À l'époque, je donnais une photo aux personnes qui avaient posé pour moi en guise de remerciement. Deux semaines après une séance, alors que je retournais à Labban (un quartier industriel très populaire près du port d'Alexandrie) pour donner à Ammo Saïd sa photo, un homme m'a reconnu et m'a dit qu'il était décédé quelques jours plus tôt. Stupéfait, j'ai donné la photo à l'inconnu et je me suis empressé de rédiger un message de condoléances pour la famille de Saïd. Une semaine plus tard, de retour dans le quartier, quelqu'un m'a demandé si j'étais le photographe, ce à quoi j'ai répondu par l'affirmative. Il m'a informé que la veuve de Saïd souhaitait me rencontrer et m'a emmené chez elle. C'était une femme âgée, qui pleurait et tenait dans ses mains le portrait que j'avais fait de son mari. Elle m'a regardé longuement avant de me demander comment j'avais fait, et m'a expliqué qu'Ammo Saïd détestait être pris en photo, et que c'était donc la seule photo qu'elle avait de lui. En la remerciant, j'ai compris que la photographie était quelque chose de subjectif, que l'on pouvait saisir un moment précis et le figer, et que cela pouvait avoir une toute autre signification pour quelqu'un d'autre. C'est à ce moment-là que j'ai ressenti le besoin de créer davantage d'histoires qui signifient quelque chose pour les autres.
En 2015, alors qu'il participe au Dubai Photo Forum invité par la fondation HIPA (Hamdan International Photography Award), il rencontre la conservatrice de musée espagnole Monica Allende, qui prend le temps de le conseiller, de lui expliquer les tenants et les aboutissants du métier, et de le pousser à se lancer dans son premier vrai projet photographique. Alors qu'il cherchait un sujet, l'un de ses amis de l'université lui a raconté qu'il avait dû déménager parce que sa jeune sœur était gravement malade à cause de la pollution de la ville où vivait sa famille. Mohamed a décidé d'enquêter dans cette banlieue du gouvernorat d'Alexandrie, où se trouve l'usine de ciment Portland. Devant les conditions de vie déplorables des 60 000 habitants, dont la moitié souffre de maladies respiratoires chroniques, notamment de cancers du poumon et d'autres infections des yeux et de la gorge, il ne tarde pas à s'interroger sur l'éthique de sa démarche : "Comment photographier et rendre compte si je ne vis pas moi-même la situation ?" Il décide alors de retourner régulièrement dans une famille, en immersion, et rencontre peu à peu d'autres résidents. Pendant un an, il les photographie dans l'intimité de leur foyer, où la maladie est omniprésente. Son propre asthme s'aggrave, au grand dam de sa mère qui ne comprend pas son entêtement à mettre sa santé en danger.
C'est la sobriété des prises de vue de Moon Dust (Poussière de Lune), sa première série, qui les rend si puissantes : en noir et blanc, elles révèlent un paysage désolé où la poussière recouvre tout, même les joies de l'enfance. Parallèlement, il réalise un court métrage documentaire : "Parfois, les images ne suffisent pas, il est plus puissant d'écouter les témoignages des personnes touchées.
Grâce au bouche à oreille, un rédacteur du New York Times entend parler de Moon Dust et le contacte pour lui dire que le quotidien souhaite le publier. Grâce à cette reconnaissance internationale, les choses se mettent rapidement en place et des portes s'ouvrent : une exposition est organisée au Caire avec les familles, des journalistes viennent et l'usine refait parler d'elle au niveau national, ce qui pousse les responsables à agir. Trois mois plus tard, des filtres sont installés, alors que les habitants se battaient pour cela depuis près de huit ans. L'artiste se rend compte de l'impact de ses portraits et sait désormais ce qu'il veut faire : donner une voix à ceux qui n'en ont pas.
Il ne parle pas beaucoup de ses études d'art et de design en Egypte, mais il en dit un peu plus sur son année au Danemark, où il a étudié la photographie sous l'angle de la justice sociale et le photojournalisme grâce à une bourse de la Fondation Magnum. Si ses collaborations avec la presse sont rares, c'est avant tout un choix :
Je refuse souvent des missions, sauf si elles correspondent à la façon dont je conçois mon travail. Pour moi, le photojournalisme pose des défis moraux : une photo n'est jamais qu'une partie de la réalité, elle reste subjective et le photographe doit pouvoir être remis en question. Le photojournalisme citoyen, par exemple, permet à une communauté de raconter sa propre histoire avec ses propres moyens et sans souci esthétique, ce qui lui confère un grand pouvoir. On le voit actuellement avec la guerre à Gaza, où il n'y a pas de journalistes étrangers et où les Gazaouis documentent leur vie quotidienne.
Avec Here the Doors Don't Know Me (Ici, les portes ne me connaissent pas), il déploie une philosophie d'"empowerment" dans laquelle ceux qui posent ne sont pas seulement des sujets, mais des acteurs de leur propre représentation. Jusqu'en 2020, la population d'un village de pêcheurs situé à l'ouest d'Alexandrie, à l'embouchure du canal de Mahmoudieh, vivait dans les petites maisons colorées qui ont valu à la région son surnom de "Venise du Moyen-Orient" pour leur caractère pittoresque. En 2015, un projet d'aménagement urbain a scellé le sort des 1 500 habitants : le village d'Al Max a été condamné à la démolition et ils ont dû partir. Les autorités ont proposé de les reloger à des dizaines de kilomètres de la mer, qui était non seulement leur gagne-pain mais aussi leur mode de vie. Mohamed, qui habite non loin de là dans le quartier d'Agami, connaît bien Al Max pour être passé devant pendant des années pour se rendre à l'université et pour y avoir travaillé comme photographe de rue.
Entre 2016 et 2022, il a travaillé avec les habitants pour préserver leur identité spécifique, en voie de disparition. "L'un des pêcheurs m'a dit qu'il trouvait souvent des bouteilles avec des lettres à l'intérieur. Cela m'a donné l'idée d'utiliser ce support pour recueillir leurs souvenirs et leur relation avec Al Max. Je ne leur ai donné aucune instruction sur ce qu'ils devaient écrire, ils étaient totalement libres. Peu à peu, je me suis rendu compte que toutes ces lettres formaient l'identité collective d'une communauté. Il y a des poèmes, des souvenirs d'enfance de sorties en mer, mais aussi des histoires tragiques comme la mort d'un fils dans le canal".
Dans Here the Doors Don't Know Me, l'artiste refuse d'orienter son travail dans une seule direction. Il se pose la question "Comment voulez-vous que les autres vous voient ?" et se laisse ensuite guider. Les résidents ont choisi la manière dont ils voulaient être mis en scène, dans leur maison, avec leur famille ou à l'endroit où un être cher a perdu la vie. "Le fait que nous ne contrôlions rien rend les choses plus authentiques", confie l'Alexandrin. Couronné en 2023 par le prestigieux WorldPress (catégorie Open Format), Mohamed Mahdy, alliant art et engagement, donne une nouvelle dimension au projet en offrant la possibilité de communiquer avec la communauté des pêcheurs : "J'ai senti que c'était la bonne chose à faire pour les aider. Avec Moon Dust, les gens avaient besoin d'argent pour acheter du matériel médical, mais avec Al Max, ils voulaient partager leur histoire avec le monde. Après la remise du prix, ils ont reçu de nombreuses lettres dans plusieurs langues. Au fur et à mesure que l'exposition WorldPress se déplaçait, j'ai veillé à ce que les visiteurs puissent déposer une lettre, soit sous forme numérique à l'aide d'un code QR, soit physiquement par l'intermédiaire d'une urne."
Aujourd'hui, il continue de développer ce projet en utilisant les 800 images d'archives personnelles collectées comme support d'expérimentation artistique, afin qu'elles ne soient pas seulement un vecteur de nostalgie : "J'ai eu cette idée parce que dans l'une des lettres, une femme de la région racontait comment elle faisait toucher à son jeune fils tout ce qui l'entourait, afin qu'il puisse développer une mémoire sensorielle du lieu. J'ai donc commencé à mélanger visuellement ces images avec des textures, comme le motif d'un papier peint ou les fissures d'un mur. Plus généralement, je m'intéresse à la manière dont les générations futures héritent des traumatismes de leurs ancêtres."
Lauréat du Premi Mediterrani Albert Camus Incipiens de cette année, un livre sur Al Max devrait être publié en 2025, grâce à une bourse d'édition.
Parmi ce qu'il souhaite pour l'avenir, Mohamed veut continuer à s'ancrer en Égypte avec ceux qui vivent en marge et dans l'oubli, raconter leurs histoires, d'autant plus que la presse internationale ne semble plus s'intéresser au pays depuis l'arrivée au pouvoir d'Al-Sissi, et que l'Égypte semble avoir tourné le dos aux aspirations du soulèvement de 2011. Cela ne veut pas dire que Mohamed a fermé la porte à l'idée de travailler dans d'autres pays, mais il ne le fait pour l'instant qu'en collaborant avec des artistes de sa propre région, afin de pouvoir accéder à l'essentiel et répondre à ses exigences éthiques. Si son portfolio comprend également des photographies plus intimes liées à la spiritualité ou ce qu'il appelle des "images sans importance", c'est porté par les questions de transmission et de mémoire que Mohamed Mahdy entend poursuivre son chemin, avec l'altruisme comme boussole.