Le festival des Instants vidéo accueillait, dimanche 20 octobre à Marseille, la Biennale d'art vidéo palestinienne en exil. L'occasion pour cinq artistes palestinien-nes, venu-es de Jérusalem, de Cisjordanie ou rescapés de l'enfer de Gaza, de se rencontrer et de réfléchir à leur rôle, alors que la guerre génocidaire se poursuit en Palestine.
Nina Hubinet
La douceur de ce dimanche d’octobre a poussé nombre de Marseillais.es vers la mer ou les collines qui entourent la ville. Une centaine de personnes, pourtant, a décidé de passer cet après-midi ensoleillé à la Friche la Belle-de-Mai, l’ancienne manufacture des tabacs devenue un lieu culturel central de Marseille. En passant sous le Module, sorte de vaisseau spatial de béton sur pilotis, on atteint la salle Seita, devant laquelle quelques personnes discutent autour d’un café. "Aujourd’hui c’est impossible de se dissocier de la politique : tout est politique, ce qu’on mange, là où on habite… Un artiste qui ne se positionne pas, c’est en soi un acte politique", dit une jeune femme. " C’est ton point de vue, mais certains artistes n’ont simplement pas envie de dire quelque chose sur la société qui les entoure", réagit un homme d'une cinquantaine d'années. " Pour moi, mon existence même est politique", rétorque son interlocutrice, visiblement incrédule.
Le ton est donné : la programmation et les échanges de cette Biennale d’art vidéo palestinienne en exil, accueillie à la Friche par le festival marseillais des Instants vidéo, seront en permanence traversés par cette question de la place des artistes dans le monde. Qu’est-ce que l’art peut encore dire, montrer, exprimer, après une année de massacres en Palestine ?
La bouche d’un homme politique devant un micro qui inspire à l’infini, mais ne parviendra jamais à articuler un mot ; un poing fermé sur un caillou, qui serre toujours plus fort, un globe terrestre fleuri qui tourne devant des images d’horreurs et de luttes, sur des notes du Carmina Burana… Les “gestes poétiques” des artistes internationaux qui ont répondu à l’appel lancé par les Instants vidéo tentent de répondre à cette éternelle interrogation en convoquant des images d’où émanent la rage, l’effarement, le désarroi, mais aussi des formes de solidarité et de résistance, malgré tout. Un horizon qui correspond au credo de la Biennale, soutenue par la fondation Qattan, et intitulée “Sin” par son commissaire, Salim Abu Jabal : “Sin” comme la lettre arabe équivalente du x, l’inconnu des mathématiques en Europe, mais qui évoque aussi comme la scène en anglais et “seen” le fait d’être vu. "La Biennale refuse de se taire ou d'être réduite au silence", lit-on ainsi dans le texte de présentation, sous le titre "Eloge de l'ombre haute", des mots tirés d'un poème de Mahmoud Darwich écrit après les massacres de Sabra et Chatila en 1982.
Résister par la danse
Gaza comme un jeu vidéo “dont vous êtes le héros” où chaque scénario “cliquable” dévoile un aspect de l’oppression dans l’enclave, avant même le 7 octobre 2023 : c’est le choix d’une distanciation par l’absurde fait par l’artiste palestinienne Shereen Abed Al Kareem dans sa vidéo From the Hole of a Needle. À l’inverse de cette ironie percutante, la danse semble être, pour d’autres, le dernier moyen pour dire quelque chose de la tragédie de Gaza, et plus largement de la tentative d'anéantissement de la Palestine et des Palestinien-nes. Dans sa vidéo "Adentro y fuera", l’artiste franco-espagnole BrigitteValobra, vêtue d’une chemise blanche et d’un pantalon noir, se meut lentement, dans un mouvement d’abord centré sur elle-même, puis ouvert vers le monde, lorsque le regard se lève vers la caméra. "C’est un double mouvement, d’introspection puis d’ouverture, une respiration, qui résonne avec la résistance des femmes à Gaza", commente l'artiste lors de l'échange avec le public qui suit la projection.
Comme en écho, la Britannique Emilia Izquierdo livre une “Ghost dance” d’une grande beauté. Sur l’écran, des esquisses de corps dansants viennent se superposer à des vidéos où l’on voit autant des Palestinien-nes exécutant une dabké (danse collective traditionnelle du Proche-Orient) sous le feu de l’armée israélienne lors de la Marche du retour à Gaza en 2019, que des Améridiens tournant dans cette “danse des fantômes”, ou des Sud-Africains noirs du temps de la lutte contre l’Apartheid. "Ces danses n’ont rien de décoratif, elles ont pour fonction de convoquer les ancêtres et d’exprimer une résistance autochtone à l’oppression d’un pouvoir colonial",explique l'artiste, présent via un appel vidéo pour la discussion avec les spectateurs.
Entre deux salves d'art vidéo, on sort un peu respirer au soleil. Ashtar Muallem, circassienne originaire de Jérusalem, cueille une figue de barbarie qu’elle épluche précautionneusement. Comme une réminiscence de son enfance en Palestine "J’ai le privilège de pouvoir voyager facilement entre Jérusalem et la France, parce que j’ai un passeport israélien", explique la jeune artiste. Mais sa révolte contre l'oppression israélienne sur les Palestiniens n'en est pas moins grande. Mais sa révolte envers l’oppression israélienne sur les Palestinien-nes n’en est pas moins grande. Cette révolte, mêlée de douleur et - encore et toujours - de volonté de lutte, sera omniprésente au cours de la table-ronde qui s’ouvre après les trois premières projections, en fin d’après-midi.
Pour soutenir Gaza et les Palestiniens, Ma'an organise une exposition/vente à la galerie Art-Cade à Marseille, du 14 au 30 novembre 2024.
Comment être un-e artiste palestinien-ne après le 7 octobre ?
Sur le plateau, cinq artistes palestien-nes et deux chercheuses françaises qui travaillent sur l’art contemporain au Proche-Orient sont rassemblé-es. La journaliste Lyana Saleh donne d'abord la parole aux artistes rescapés de Gaza. "Le plus difficile pour moi aujourd'hui, c'est de me comporter en bon père virtuel", commence Mahmoud Al Haj. Ce plasticien qui travaille avec des images issues de l’architecture et de l’urbanisme est arrivé en France en juillet dernier, mais sa femme et ses trois enfants sont restés à Gaza, parce qu’il n’a pu réunir que la somme exigée pour le passage en Egypte d'un adulte. "Je suis venu dans l'espoir de les faire sortir ensuite. C'était une décision très difficile à prendre... Mais l'objectif est de pouvoir leur offrir un meilleur avenir." Sur son visage, on lit le déchirement que provoque cette situation. " Mon plus grand bonheur en ce moment, c'est de recevoir une vidéo de 30 secondes de ma fille qui apprend à danser."
À ses côtés, Mohamed Abusal, artiste contemporain de premier plan, connu internationalement pour ses installations, ses peintures ou ses vidéos (notamment Un métro à Gaza), a pu quitter Gaza avec sa femme et ses cinq enfants. "Lorsque l’armée israélienne nous a ordonné de partir, j’ai regardé ma maison avec toutes mes œuvres… Mais à ce moment-là, évidemment, le plus important c’était que ma famille survive." .” Il réussira finalement à emporter quinze toiles, sur 30 ans d’une production artistique prolifique. Sa maison, comme celle de Mahmoud Al Haj, a depuis été détruite par les bombes israéliennes. "Pendant ce génocide, j’ai oublié que j’étais un artiste. J’étais seulement un humain qui essaie de survivre : je passais mes journées à chercher de l’eau, de la nourriture, de l’électricité pour charger les téléphones…" Mohamed Abusal et sa famille ont été déplacés six fois en quelques mois, avant de réussir à sortir du cauchemar de Gaza. Puis d’obtenir un visa pour la France et d'atterrir à Marseille, où il est actuellement hébergé par la Friche avant de pouvoir s’installer dans un plus grand appartement dans le quartier de la Belle-de-mai.
Mohamed Abusal et Mahmoud Al Haj ont été accompagnés dans leur odyssée en France par le collectif Ma'an (Ensemble), fondé par Marion Slitine, anthropologue spécialiste des scènes artistiques palestiniennes, et Charlotte Schwarzinger, qui rédige une thèse sur le cinéma libanais contemporain. L'exposition "Ce que la Palestine apporte au monde" était en cours à l'Institut du Monde Arabe (IMA), était en cours à l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris, lorsque l’offensive israélienne sur Gaza a commencé, au lendemain des massacres du 7 octobre. Marion Slitine en était co-commissaire, avec l’intellectuel Elias Sanbar. "Parmi les artistes exposés à l'IMA, une vingtaine étaient à Gaza. On a créé un comité pour les soutenir, et leur permettre d'être accueillis en France", raconte l'anthropologue. "Mais il s'agit d'un accueil temporaire. On ne veut pas participer au nettoyage ethnique et à la fuite des cerveaux", insiste-t-elle. "Libre à chacun ensuite de choisir de rester en France ou pas. " Aujourd’hui, cinq de ces artistes ont ainsi pu bénéficier du programme PAUSE du Collège de France, et sont accueillis pour au moins deux ans par une structure culturelle française. Dix autres sont aussi lauréats de ce programme, mais toujours bloqués à Gaza. "Sur la centaine de structures qu'on a contactées, certaines nous ont répondu 'ok, on participe mais il ne faut pas le dire', de peur de perdre des financements",souligne Marion Slitine, qui constate malgré tout que "la Palestine est redevenue centrale dans les agendas politiques". Pour poursuivre son soutien, Ma'an organise une exposition-vente à la galerie Art-Cade à Marseille, du 14 au 30 novembre 2024.
L'art comme mémoire
Si les massacres commis par le Hamas le 7 octobre et la guerre génocidaire qui les ont suivis ont remis, tragiquement, la question palestinienne au centre des préoccupations, qu’est-ce que ce cataclysme change dans le travail artistique des cinq personnes présentes ? "En tant que palestiniens, quand on s’exprime on marche toujours sur des œufs, pour ne pas être perçus comme extrémiste ou antisémite", rappelle d'abord Sireen Al Araj, une jeune plasticienne originaire de Tulkarem. "On a longtemps été représentés comme des victimes, massacre après massacre, sans que ça ne suscite d’action du reste du monde. Puis on a adapté notre manière de parler pour qu’on nous voit simplement comme des humains, mais ça non plus ça ne marche pas, puisque les atrocités continuent depuis un an", constate la jeune femme, pendantque ses œuvres graphiques défilent sur l'écran derrière les intervenant-es. "Maintenant je crois qu’il faut juste dire les choses clairement : on est un peuple sous occupation et on a le droit de résister", tranche-t-elle. Elle dit aussi vouloir désormais adresser davantage son art aux Palestinien-nes qu’à un public étranger.
De la même génération, Ashtar Muallem a un positionnement similaire. "Depuis le début du génocide, j’ai arrêté de me demander tout le temps si j’agissais comme il fallait ou pas. Je ne veux plus être dans la réaction, mais dans l’action", affirme la circassienne. Elle raconte comment, en novembre 2023, quand les manifestations de soutien à la Palestine étaient interdites en France, elle est allée manifester sur la corniche, à Marseille, marchant lentement pendant des heures, enveloppée dans un long tissu rouge, les mains et le visage tâchés de rouge. " C'était impossible pour moi de rester silencieuse, de ne rien faire." Elle pense aussi que le public français a "développé de nouveaux neurones" par rapport à la Palestine depuis un an, et que son spectacle est désormais reçu différemment. "Je m’en fous d’être politiquement correcte aujourd’hui. Et il faut parfois piquer pour se faire entendre et créer des débats", conclut-elle.
"J'ai souvent utilisé des matériaux assez abstraits dans mes travaux précédents", explique pour sa part l'artiste multimédia Manal Mahamid, originaire d'une petite ville en dehors de Haïfa, qui vit aujourd'hui en Irlande. "Mais aujourd'hui, je ressens le besoin de porter un message plus concret." C'est ce qu'elle fait avec délicatesse et humour dans son film court "De Akka à Gaza", où une sorte de poisson volant parcourt le territoire palestinien entre les deux villes du nord et du sud. "La question que je pose, c'est : ""quelle créature devons-nous être pour pouvoir nous mouvoir librement d’un point à l’autre de la Palestine ?"" , pose-t-elle, évoquant son expérience du contrôle du pouvoir colonial sur ses déplacements en Israël, alors même qu’elle est officiellement « citoyenne » de l’Etat hébreu. Tout en dénonçant le silence de la plupart des institutions culturelles sur les atrocités perpétrées par les Israéliens depuis un an, elle insiste sur le rôle des artistes face au cataclysme. "Nous, les créateurs, nous devons nous exprimer pour pousser à l'arrêt de ce génocide. Pour moi, c'est un devoir envers mon peuple".
Pour les deux artistes gazaouis, dans un moment aussi douloureux, traumatisant et tétanisant, l'art est devenu un outil thérapeutique ou mémoriel. "Je ne produis pas de nouvelles choses en ce moment, je suis bloqué par le génocide en cours", témoigne Mahmoud Al Haj. "J'utilise l'art pour sauver ma mémoire. Et pour me sauver moi-même, psychiquement".Il raconte qu’il s’attendait à voir sa maison détruite, et en a créé des scans en 3D. Peut-être une œuvre émergera-t-elle un jour de cette empreinte 3D d’une maison gazaouie, comme un symbole de sa résurgence sous une autre forme.
Restaurer le patrimoine artistique perdu de Gaza par le biais du numérique, c'est l'objectif du Sahab Imaginery Museum (Musée imaginaire des nuages), dirigé par Mohamed Abusal et trois autres artistes. " Ce projet a commencé en 2021, mais il a bien sûr pris un sens beaucoup plus fort alors que toutes les œuvres qu’on veut y réunir n’existent plus", explique l'artiste. Là aussi, l'idée était de digitaliser très précisément les monuments et les œuvres. " Mais comme tout ça est détruit, on va collecter la mémoire orale ou les albums photo, notamment ceux des familles qui ont totalement disparu." Le musée des nuages, comme un ultime combat contre l’effacement des Palestinien-nes, dans cette lutte cent fois recommencée pour tenter d’imaginer encore un avenir, au-delà de la catastrophe.
Todos los días siento una gran tristza, Estados Unidos y Europa se han vuelto monstruos