Migration et mentorat : le cas d'Abdelaziz Mouride

15 août, 2021 -
« Virée vers les abysses » (de l'immigration clandestine), une bande dessinée collaborative entre le maître dessinateur Abdelaziz Mouride et son élève, Ismaïl Ezzeroual.
« Virée vers les abysses » (de l'immigration clandestine), une bande dessinée collaborative entre le maître dessinateur Abdelaziz Mouride et son élève, Ismaïl Ezzeroual.

Aomar Boum

Une bande dessinée congolaise met en garde contre l'immigration clandestine.
Une bande dessinée congolaise met en garde contre l'immigration clandestine.

La migration reste l'une des questions les plus difficiles auxquelles sont confrontés les pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord. Le Maroc continue de faire face à des défis uniques en matière d'accueil, alors que des dizaines de milliers d'immigrants d'Afrique subsaharienne et de réfugiés du Moyen-Orient s'installent dans ses villes pour des périodes de courte ou de longue durée, dans l'attente d'opportunités de transit vers l'Europe. Le Maroc est tenu, en vertu de son accord bilatéral de sécurité avec l'Union européenne, d'assurer la police de ses jeunes et des ressortissants étrangers qui tentent d'émigrer vers l'Europe. L'immigration clandestine en tant que phénomène a suscité des réponses vibrantes de la part d'écrivains, de cinéastes et d'artistes au Maroc et au-delà.

L'immigration clandestine (connue localement sous le nom de H'rig) n'a pas échappé à un mouvement émergent de la bande dessinée en Afrique. En 2007, un groupe d'artistes congolais a tiré la sonnette d'alarme sur les conséquences négatives de la migration illégale à travers une publication intitulée Là-bas... Na Poto... Publiée par la maison belge Les Croix-Rouge et le gouvernement de la République démocratique du Congo, 125 000 exemplaires de cette œuvre collaborative ont été distribués gratuitement au grand public. L'idée de cette bande dessinée était de sensibiliser le grand public congolais à l'expérience de la migration et à son impact sur les individus et les nations. Na Poto (qui signifie Europe en lingala) n'est pas un eldorado comme le croient de nombreux Africains, mais plutôt un espace de lutte personnelle, sociale et économique. Sans nier l'existence de quelques cas d'immigrants africains ayant réussi dans leur pays d'accueil, ces artistes congolais mettent en garde les jeunes contre le danger de quitter le confort de leur foyer, à moins que la raison pour laquelle ils souhaitent s'installer ailleurs soit de terminer leurs études.

Lors d'un festival de bande dessinée à Alger, Jean-François Chanson, un illustrateur français qui s'est installé au Maroc et a choisi de collaborer avec des artistes autochtones d'Afrique du Nord et d'exprimer la préoccupation première de la région, a pris connaissance de cette initiative éducative visant à utiliser le graphisme pour sensibiliser les jeunes Africains au mirage de la migration et a décidé de reproduire une version de ce projet au Maroc. Chanson, qui est connu sous son nom de plume Mostapha Oghnia, enseigne la physique au lycée Descartes de Rabat. Il est un artiste français qui a publié plusieurs livres pour enfants aux Éditions Yomad, à savoir Le Poisson d'or du Chellah, Hicham et le djinn du noyer et Les légendes de Casablanca. Il a publié ses premières bandes dessinées Maroc Mortel (2007) et Nouvelles Maures (2008) avec Miloudi Nouiga (Éditions Nouiga). En 2010, il publie une autre bande dessinée Tajine de Lapin en français, en dialecte darija marocain et en tamazight. Avec Saïd Bouftass, professeur d'arts plastiques à l'Institut national des Beaux-Arts de Tétouan, Oghnia a cofondé Alberti, la première société spécialisée dans la publication de bandes dessinées au Maroc ou en Afrique du Nord.

Influencé par le projet congolais Là-bas... Na Poto... Oghnia a invité un certain nombre d'artistes au Maroc à contribuer à une série de bandes dessinées sur la migration. Publiée par Nouiga en 2010 dans un recueil de contributions intitulé La traversée dans l'enfer du H'rig, cette bande dessinée collective comprend trois contributions d'Abdelaziz Mouride, ainsi que de ses élèves Malika Dahil, Ismaïl Ezzeroual et Issam Bissatri ; elles sont respectivement intitulées « Mirages », « Virée vers les Abysses » et « Au Village ».

Si l'on y retrouve certains des plus grands noms du graphisme au Maroc et en Afrique tels que Afif Khaled, Larbi Babahadi, Miloudi Nouiga, Ahmed Nouaiti et Mohammed Arejdal, le travail artistique cosigné par Mouride a particulièrement retenu mon attention pour ses aspects mentorat et pédagogie. La première chose que l'on observe dans ces pièces est le fait que Mouride en est le second auteur. Bien qu'il soit un artiste très célèbre, le nom de Mouride vient après celui de ses élèves, ce qui montre qu'une nouvelle génération encadrée par lui est là pour mener une nouvelle culture de la bande dessinée au Maroc. Le deuxième aspect est pédagogique et concerne le fait que les œuvres dépeignent la migration comme une illusion et un fantasme qui est censé changer la vie des gens comme une baguette magique, mais qui en réalité ne le fait pas.

Membre fondateur du groupe marxiste-léniniste Mouvement du 23 mars à la fin des années 1960, Mouride est arrêté en 1974 et condamné à plus de vingt ans de prison. En prison, il dessine clandestinement ses pensées quotidiennes en isolement et réussit à les cacher à ses gardiens. En 2001, il a pu publier son œuvre carcérale sous le titre On affame bien les rats (Éditions Tarik & Éditions Paris Méditerranée). Contrairement à de nombreux prisonniers politiques qui ont opté pour le support des récits de prison, Mouride a choisi la BD(bandes dessinées). Après sa libération, il rejoint l'École des Beaux-Arts de Casablanca en tant que professeur. En 2004, il lance avec ses étudiants la première revue de BD intitulée Bled'Art; celle-ci n'aura qu'une courte vie et ne verra paraître que quelques numéros.

La première pièce intitulée « Mirages » est co-écrite par Malika Dahil. Elle montre quatre jeunes filles mineures dans une pièce en train de fabriquer un tapis sous le regard d'une vieille femme. L'artiste fait un zoom sur le visage de l'une des ouvrières, puis sur ses yeux, ce qui conduit à une série d'images de la jeune fille à Paris dans une relation amoureuse, avant que l'amant ne disparaisse et que la jeune fille ne tombe dans un état mélancolique. Le rêve est interrompu par la vieille dame qui tire les cheveux de la jeune fille et lui demande de se reprendre et de se concentrer sur son travail. Cette bande dessinée puissante met en lumière différents problèmes sociaux, notamment les jeunes filles mineures sur le marché du travail et la vision imaginaire que les Nord-Africains ont de Paris et de l'Europe en général. Le fait que les filles fabriquent des tapis, probablement pour des touristes européens, ajoute une autre couche de signification à la bande dessinée, dans la mesure où elle montre les inégalités économiques entre l'Europe et l'Afrique. Le choix d'un personnage féminin par Dahil souligne sa prise de conscience de l'absence de bandes dessinées représentant les femmes dans ou et la migration.

La deuxième pièce, « Virée vers les Abysses », est cosignée par Ismaïl Ezzeroual et Mouride. Elle met en avant un style de dessin différent et se concentre sur un groupe de migrants dans un bateau au milieu de la Méditerranée, discutant du cri d'un bébé, de l'eau, etc. avant que leur bateau ne chavire et qu'ils ne se noient. Cette bande dessinée déploie un motif déjà abordé en littérature par Laila Lalami dans Hope and Other Dangerous Pursuits (2005) et qui tente d'imaginer ce qui se passe sur un bateau rempli d'immigrants qui cherchent tous à survivre pour atteindre l'autre rive. La scène se termine par un reportage télévisé sur l'événement et un passage rapide à une mise à jour sportive, réduisant ainsi une histoire riche à un gros titre du journal télévisé.

au village de issam billatri et un mouride.jpg La troisième pièce est intitulée "Au Village" par Issam Bissatri et Mouride. Les immigrants potentiels ne sont pas les seuls à vivre le mirage de l'immigration comme une source de promotion sociale. Les membres de leur famille participent également à entretenir l'illusion de la migration comme s'il s'agissait d'une baguette magique. La pièce de Bissati et Mouride décrit l'attente illogique des familles vis-à-vis de leurs migrants illégaux. La bande dessinée décrit une mère qui attend de son fils qu'il change sa vie, qu'il paie sa dette et qu'il obtienne un nouveau statut social dans le village, pour découvrir qu'il n'est jamais arrivé en Italie. Le succès de cette œuvre collective ne doit cependant pas occulter le défi que représente la réalisation de bandes dessinées au Maroc et au Moyen-Orient en général, même avec un mentorat et un soutien institutionnel. Si Mouride a réussi à créer un réseau d'artistes avec Oghnia, Nouiga et d'autres, le processus de construction d'une culture de la bande dessinée au Maroc est ralenti par le lourd coût financier de sa réalisation et de sa publication. Le soutien aux artistes provient généralement de leurs propres réseaux privés, qui ne disposent pas de ressources infinies. Sur le plan institutionnel, les acquis des publications de BD en arabe, français, tamazight et darija n'ont pas encore retenu l'attention des ministères marocains de l'éducation et de la culture. Il est grand temps que ces deux ministères exploitent les riches paysages de compétences artistiques qui existent au Maroc et s'en inspirent pour capturer différents thèmes sociaux, politiques et économiques comme la migration dans le but d'élargir le support des ressources éducatives au large public des jeunes populations marocaines et nord-africaines dans leurs diverses langues.

Oghnia et Mouride ont pu s'adapter à ces défis en créant une relation au sein de Nouiga et d'autres éditeurs et donateurs privés qui croient au pouvoir éducatif de la bande dessinée. Ils ont contribué à former et à soutenir une génération d'artistes qui comblent le vide artistique actuel. Pourtant, sans organisations institutionnelles durables, le travail de Mouride continuera d'être une goutte d'eau dans un désert de négligence officielle de l'industrie de la bande dessinée au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Aomar Boum est anthropologue culturel à l'UCLA, où il est titulaire de la chaire Maurice Amado d'études séfarades et professeur au département d'anthropologie. Il est l'auteur de Memories of Absence : How Muslims Remember Jews in Morocco, et coauteur de The Holocaust and North Africa ainsi que de A Concise History of the Middle East (2018) et coauteur avec Mohamed Daadaoui du Historical Dictionary of the Arab Uprisings (2020). Son œuvre la plus importante est Undesirables, a Holocaust Journey to North Africa, un roman graphique sur les réfugiés européens dans les camps de Vichy en Afrique du Nord pendant la Seconde Guerre mondiale, avec des illustrations de Nadjib Berber, aujourd'hui décédé. Aomar est né et a grandi dans l'oasis de Mhamid, Foum Zguid, dans la province de Tata, au Maroc. Il collabore à la rédaction de The Markaz Review.

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